DESCENDONS un instant des hauteurs de la physique1. Bien qu’apprivoisées avec un excès que les physiciens professionnels me reprocheront sans doute (avec raison), peut-être notre incursion parmi ces idées les plus profondes aura-t-elle permis d’en entrevoir la difficulté et la grandeur. On peut aller plus loin et nous tenterons de le faire dans d’autres articles, mais je voudrais proposer ici un petit intermède reposant parmi les terrains vagues de l’économie.
Je n’ai aucune compétence dans ce domaine, que cela soit bien clair en guise d’exorde. Jamais je n’aurais osé en parler, il y a dix ans, quand tout allait bien et que les livres scolaires d’économie, que je lisais pour m’instruire, nous expliquaient notre bonheur en affirmant, comme l’écrivait l’un d’eux, « que les principales lois de l’économie sont maintenant suffisamment connues et maîtrisées pour permettre un pilotage excluant les crises du passé »2. J’admirais cette connaissance si efficace d’un domaine si complexe et s’exprimant souvent, de surcroît, comme toutes les sciences sérieuses, par des mathématiques souvent difficiles.
Les voies du savoir sont contrariantes
Hélas, j’ai perdu la foi. Les maîtres pataugent exactement comme s’ils ne savaient rien. Ils se contredisent dans leurs hypothèses les plus fondamentales. Le résultat n’est nulle part brillant. Ils nous expliquent maintenant que si l’économie a fait de tels progrès dans les années 60/70, ce fut d’abord en raison d’un concours de circonstances favorables mais passager. De plus, il est clair pour le citoyen le moins averti que là où cela marche (et surtout, hélas, là où cela ne marche pas), la cause en est dans des choix politiques faits par des hommes politiques pour des raisons politiques. Or, la politique n’est pas une science. Elle est l’art d’animer les peuples, fût-ce, hélas encore, en leur faisant prendre des vessies pour des lanternes, ou mieux en exaltant leurs sentiments collectifs, et plût au ciel que ces sentiments soient bons.
Revenons à l’économie. Quand les maîtres pataugent, les profanes se prennent à douter. Surtout les profanes en économie, blanchis sous le harnais d’une autre compétence (quelconque), et qui savent par expérience combien sont pénibles, exigeantes et contrariantes les voies du savoir et le savoir-faire. Ceux-là − qu’ils soient paysans, artisans, chefs d’entreprises, ouvriers, ingénieurs − rencontrent tous les jours deux sortes de profanes : ceux qui ne savent rien, et ceux qui, n’en sachant pas davantage, croient qu’ils savent. Ils redoutent comme la peste l’ignorant qui croit savoir mais ne sait rien, sauf parler avec éloquence. Donc, pardon pour ce long exorde destiné à bien faire entendre qu’en matière d’économie je suis, un profane bien persuadé qu’il ne sait rien. Mais que, les choses étant ce qu’on les voit, il en sait tout autant que ceux qui n’en savent pas davantage, selon l’immortelle sentence de Pierre Dac. Et venons-en au fait.
Chômage : les remèdes entendus
Pour nous autres contribuables, le problème est de résorber le chômage3. Là-dessus, pas d’hésitations. Le thaumaturge qui le résoudrait, fût-ce en une législature de cinq ans, s’imposerait comme un des hommes du siècle. Cela étant, j’écoute les propositions faites par les augures, et même je discute avec des amis proches, comme on dit, des allées du pouvoir. Voici les principaux remèdes que j’ai entendus :
1. Avancer l’âge de la retraite ;
2. Diminuer la durée du travail ;
3. Occuper plus longtemps la jeunesse, soit en l’éduquant davantage, soit par quelque service civil ;
4. Inciter les patrons à l’embauche par tous les moyens, de la carotte au bâton inclusivement. Notamment leur offrir beaucoup de crédits à des taux alléchants (carotte) ; leur laisser entendre que s’ils « tirent les pieds », il leur en cuira (bâton).
Les moyens 1, 2 et 3 (et d’autres de même nature) ont pour but de libérer des millions d’heures de travail qui, pense-t-on, seront transférées aux chômeurs. La même quantité de travail sera faite par plus de monde. Les moyens 4 et apparentés visent à créer des offres d’emploi : avec plus d’argent, les patrons pourront payer plus de monde.
Il y a quelques autres moyens qui tous se réduisent plus ou moins directement aux quatre sus-indiqués, sauf erreur de profane (mais profane attentif et rebelle aux discours). Mais s’il existe des moyens d’autre nature dans l’arsenal dont on parle, je veux qu’on me les explique bien clairement comme à un citoyen très désireux de s’instruire. Je ne veux pas dire du tout que lesdits moyens représentent tous les moyens existants, mais bien qu’ils résument tous les moyens utilisés ou annoncés par le gouvernement. Personnellement, il ne m’importe aucunement que ce gouvernement soit socialiste tant que ce mot n’est pas détourné de son sens pour justifier l’oppression, le goulag et le reste4.
Le chômage étant le problème n° 1, le n° 2 est l’essor de nos exportations. D’où aussi des incitations aux industriels à exporter.
Qui paiera la réembauche ?
Il y a, certes, d’autres problèmes économiques, mais il semble que tout le monde soit d’accord pour estimer que l’on verrait le bout du fameux tunnel si nos exportations s’envolaient et si nos chômeurs étaient réembauchés.
Maintenant réexaminons ces différents points. Les points 1, 2 et 3 aboutissent à obtenir la même quantité de travail par un personnel plus nombreux. Nous voilà devant une nouvelle alternative. Ou bien il va falloir écouler le produit de ce travail au même prix ; dans ce cas, la même masse salariale va être partagée entre un plus grand nombre de salariés qui vont donc payer la réembauche des chômeurs et gagner moins. « Pas question », disent les syndicats, unanimes (et mettez-vous à leur place : la raison d’être des syndicats n’est-elle pas de défendre les salaires des salariés ? On ne peut pas raisonnablement attendre des pompiers qu’ils mettent le feu). « Demandez aux patrons détenteurs du capital de payer la réembauche », ajoutent les syndicats. Et le gouvernement peut, en effet, obliger les patrons à payer. Alors que se passera-t-il ? Les lois des grands nombres étant universelles, certains patrons pourront. D’autres feront faillite, et les travailleurs réembauchés d’un côté seront jetés à la rue de l’autre. Un coup pour rien. Seule différence propre à réjouir M. Barre : M. Mitterrand aura réussi mieux que lui à exterminer les « canards boiteux ». Et tant pis pour les chômeurs, qui peut-être ne seront plus les mêmes5.
Autre branche de l’alternative : la masse salariale augmente. Comme la quantité de travail, elle, n’a pas augmenté, les prix montent, et tout le monde se met à acheter japonais, italien, allemand, voire russe, grâce à M. Doumeng6. Qui ne peut tenir les prix s’effondre devant la concurrence. Une fois de plus, retour aux lois des grands nombres, faillites et chômeurs à la rue.
Produire ne suffit : il faut vendre…
Reste à examiner le point 4 : les patrons empruntent, embauchent et produisent plus. À ma modeste opinion de profane qui n’en sait pas plus que ceux qui n’en savent pas davantage, ce point 4 devrait être appelé point d’humour (noir). Je ne sais qui en est le génial inventeur dans notre équipe gouvernementale et d’ailleurs peu importe puisqu’il a été approuvé par tous ses collègues.
Produire plus : Le génial inventeur est arrivé jusqu’au poste de ministre sans avoir jamais découvert que les patrons ne produisent pas pour produire mais pour vendre ce qu’ils ont produit7. Pourquoi ne va-t-il pas visiter les carreaux des usines, notre génial inventeur ? Cet été, au moins cinq ou six représentants de voitures françaises sont venus me supplier de remplacer la mienne. « Je ne sais plus où mettre mes sorties d’usine », me disaient-ils. « Exportez », conseillai-je. Bras au ciel : « Exporter ? Avec ces Japonais ! Et Ford ! Et Fiat ! Ah, s’ils étaient plus chers, ou nous moins ! »
Mais finalement tout est là : supposez que par un coup de baguette magique le génial inventeur trouve un truc imparable pour tarir les importations et multiplier les exportations. Tout repartirait : la demande intérieure et extérieure, donc l’embauche, donc la croissance. Or, le truc imparable existe. Il est doublement ingénieux : parce qu’il produit (pour un temps) l’effet demandé et aussi parce que tout nous y conduit irrésistiblement. Vous le connaissez : c’est la dévaluation. « Pour un temps », car les dévaluations, on a vu ce qu’elles produisent à la longue. Mais s’il fallait aussi se préoccuper de l’avenir !8
Aimé MICHEL
Chronique n° 346 parue dans France Catholique-Ecclésia − N° 1818 −16 octobre 1981.
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Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 20 avril 2015
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 20 avril 2015
- Aimé Michel fait allusion ici à une série de quatre chroniques (n° 341, 342, 344 et, si l’on veut, 345) qu’il vient de publier de la fin juillet à la fin septembre 1981 sur les implications philosophiques de la physique contemporaine que nous n’avons pas encore mises en ligne. Les deux dernières chroniques consacrées aux « hauteurs de la physique » qui l’ont été sont les n° 310, Le nouveau « paradoxe du comédien » – L’interprétation philosophique de la physique quantique (02.06.2014) et n° 325, Einstein, prophète de l’imprévisible – La querelle du déterminisme (13.04.2015). On pourrait facilement croire qu’aucun de ces textes consacrés à la physique ne soit utile pour mieux comprendre la présente excursion en économie. Pourtant il n’en est rien comme on va le voir…
- Il est fort possible que ces affirmations soient justes, que les lois de l’économie soient maintenant suffisamment connues pour exclure les crises du passé. Cela signifierait que les économistes ont tiré les leçons des crises précédentes et savent dorénavant éviter les erreurs commises dans le passé. Le problème vient de ce que les crises du présent ne sont pas les mêmes que celles du passé ! N’est-ce pas à cause de cela que la science économique peine, que les maîtres pataugent et que les profanes doutent ? Nul ne l’a mieux compris que Jean Fourastié, l’économiste français le plus célèbre et le plus clairvoyant de la seconde moitié du XXe siècle. Voici ce qu’il en dit dans un texte intitulé « La prévision de l’évolution économique contemporaine » (Idées majeures, Gonthier, Paris, 1966) Jusqu’au XIXe siècle, en raison de la lenteur de l’évolution des sciences et des techniques, les conditions économiques étaient aussi impérieuses qu’aujourd’hui, mais elles étaient stables. Tout un chacun avait alors une compréhension intuitive de sa vie économique et les experts pouvaient analyser scientifiquement l’économie, ce que Vauban, Quesnay (voir note 4 de la chronique n° 225, Supplément au premier chapitre de la Genèse – À quoi peut bien servir Vénus ?, 08.09.2014), Adam Smith, Lavoisier, ont fait à leur époque. Mais depuis plus d’un siècle, l’évolution technologique est tellement rapide et son influence sur l’économie si profonde et si rapide que l’homme moyen comme l’économiste sont pris de court. « Ainsi, au moment où la science économique était facile à édifier, elle était presque inutile ; mais aujourd’hui où elle serait nécessaire, il semble impossible de la relever de ses ruines : les faits économiques fondamentaux évoluent trop vite pour que nous puissions prendre conscience de leurs lois ; à peine avons-nous mis en évidence un phénomène important, qu’il se trouve supplanté par un autre, antérieurement négligeable, comme dans un beau ciel des tropiques, se creuse en quelques heures, une dépression cyclonale. L’économiste se trouve aujourd’hui dans une situation comparable à celle où se serait trouvé Newton, s’il avait cherché à découvrir ses lois fameuses dans un monde où la pesanteur aurait été en perpétuelle évolution. » Doit-on en conclure qu’il n’est pas de science économique possible dans le monde actuel ? Pas du tout, soutient Fourastié, mais à condition de faire preuve de pragmatisme et de modestie. En effet, « [l]es causes immédiates de l’imprévisibilité des évènements économiques ne sont pas difficiles à trouver. La méthodologie des sciences nous a appris depuis longtemps qu’un évènement est prévisible ou déterminé lorsque l’on connaît avec exactitude ses lois, c’est-à-dire ses facteurs, conditions ou causes, puis l’évolution de chacun d’entre eux. Dans tous les autres cas, l’évènement reste imprévisible, soit parce que ses facteurs restent eux-mêmes inconnus en tout ou en partie, soit parce que les facteurs, tous identifiés, ont eux-mêmes des échéances imprévisibles. » Fourastié se rallie donc spontanément au « déterminisme conçu comme prédictibilité » dont on a vu la semaine dernière qu’il ne fallait pas le confondre avec le déterminisme laplacien aux fortes connotations métaphysiques. Il identifie ainsi le piège qui a longtemps enfermé la pensée de bien des scientifiques : « À l’imitation des sciences physiques, les sociologues cherchent ainsi à identifier les causes, toutes les causes, du phénomène qu’ils étudient ; ils pensent qu’il n’y a pas de science en dehors de cette recherche du déterminisme pur ; pas de milieu entre la clarté et la lumière, pas de transition entre la certitude et l’ignorance. Ils s’épuisent ainsi à embrasser des problèmes globaux, mouvement général des prix, crises, commerce extérieur, monnaie, crédit, monopole, concurrence, et ne parviennent jamais à en énumérer avec précision les innombrables facteurs. » De là la solution qu’il propose pour sortir du dilemme le déterminisme ou rien : « Cependant un fait fondamental commence à se faire jour ; c’est qu’en matière économique et sociale, comme en matière de sciences physiques sans doute, il existe des étapes entre le déterminé et l’indéterminé : certains faits sont aléatoires, d’autres sont conditionnés. Un immense domaine est ainsi ouvert à la prévision, à la condition que l’homme renonce à exiger toujours la forme déterministe de la prévision. En étant moins ambitieux, en ne prétendant pas trouver partout et toujours un déterminisme rigoureux, en ne prétendant pas plier la nature à nos exigences, mais en acceptant au contraire de plier nos conceptions à la nature, nous pouvons étendre le champ de nos connaissances et leur efficacité. »
- Les données du chômage en France de 1975 à 2013 fournies par l’INSEE (http://www.insee.fr/fr/themes/tableau.asp?reg_id=0&ref_id=NATnon03337) sont fort intéressantes car on ne peut comprendre les phénomènes économiques, dont le chômage, qu’en les examinant dans la longue durée. Ces données montrent que le taux de chômage, qui n’était que de 3 % environ jusqu’en 1974, a commencé à monter régulièrement par la suite, ce que l’on attribue généralement au choc pétrolier de 1973 qui marque la fin des Trente Glorieuses. Aimé Michel écrit sa chronique fin 1981 alors que le taux de chômage n’est encore que de 6 % mais il atteint près de 9 % vers 1987. De 1987 à 1991 il redescend un peu avant de remonter vers un maximum à plus de 10 % durant la période 1994-1998. Par la suite il tend à baisser mais sans jamais descendre en dessous de 7 % (2008). Depuis lors, comme on ne le sait que trop, il est remonté aux alentours de 10 %… La montée du chômage à partir de 1974 a affaibli Giscard d’Estaing (et son Premier ministre, Raymond Barre) et contribué à l’élection de Mitterrand en mai 1981 qui en fit le thème central de sa campagne. Mais Mitterrand perdit à son tour toute crédibilité et dut renoncer à sa politique (socialo-communiste) volontariste mais coûteuse et inefficace.
- Au début des années 80, il y avait encore une ambiguïté sur le sens du mot « socialiste » puisqu’il est revendiqué par l’URSS (Union des Républiques Socialistes Soviétiques) et ses pays alliés, tous dirigés par des partis communistes. Dans de nombreuses chroniques Aimé Michel a dénoncé les défaillances, les abus et les crimes de ces régimes ; il avait donc toute raison de se méfier des communistes que François Mitterrand avait fait entrer au gouvernement. Il existait cependant une ancienne antinomie entre les deux partis car le Parti communiste s’était constitué en se séparant des socialistes de la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière) au congrès de Tours en 1920 et personne n’avait oublié qu’en 1922 le secrétaire du Parti communiste, Albert Treint, avait invité ses camarades à « plumer la volaille socialiste ». Mais, finalement, ce fut plutôt Mitterrand qui pluma la volaille communiste, bien aidé tout de même par une prise de conscience croissante dans l’opinion française de l’échec des régimes communistes.
- Il n’y a pas grand-chose à ajouter à ces propos sur le chômage, du moins dans le cadre du court terme, et ce qui était vrai en 1981 le reste en 2015. Toutefois, pour mieux comprendre, on peut tenter de replacer ces mécanismes économiques dans le long terme en s’appuyant sur les travaux classiques de Jean Fourastié. On pourra se rendre compte de l’actualité de sa pensée dans son livre Productivité et richesse des nations (coll. Tel, Gallimard, Paris, 2005), un recueil de textes choisis et présentés par Jean-Louis Harouel dont je recommande la lecture. Les lois universelles de l’économie que Fourastié a mises en évidence établissent que le progrès technique et l’élévation de la productivité, toujours à l’œuvre, sont les causes des grands processus économiques et sociaux. Il en résulte en permanence un transfert du trop-plein de population active libéré par le progrès technique vers les secteurs à progrès de productivité faibles ou nuls. « Ainsi le progrès technique est générateur de crises. Ce n’est en effet, si l’on n’y prend pas garde, que sous la pression des difficultés et des ruines que la population active entre en migration ; les hommes qui subissent ces phénomènes souffrent. Par exemple, les paysans doivent quitter leur terre, les ouvriers doivent changer d’industrie, et par suite, souvent de domicile et même de patrie ; les entrepreneurs doivent abandonner les affaires de leurs pères, et courir de nouveaux risques en ouvrant de nouvelles voies. » Fourastié a beaucoup insistés sur ces souffrances, revers d’un progrès technique qui permet à l’homme de vivre mieux, de travailler moins dur et moins longtemps. De 1946 à 1974 ces transferts de population se sont faits avec une efficacité remarquable, c’est-à-dire avec un chômage inférieur à 3 % de la population active et souvent même inférieur à 2 %. « Il est presque incroyable que des mouvements si puissants dans l’emploi, les énormes transferts de l’agriculture vers l’industrie et de l’industrie vers le tertiaire, les migrations d’habitat, le rapatriement des Français, d’Indochine, d’Algérie et des autres anciennes colonies, les afflux d’étrangers, réfugiés ou simplement désireux de bénéficier du haut niveau des salaires français… aient pu ainsi se produire avec ce minimum de chômage “frictionnel” et “résiduel”. » La production progressait aussi vite et souvent plus vite que la productivité, la consommation croissante faisait naître de nouvelles demandes et créait de nouveaux emplois. Les transferts se sont poursuivis depuis lors mais les mécanismes assurant le réemploi et donc le plein emploi se sont grippés. La hausse monopolistique du prix du pétrole en 1973 a provoqué l’arrêt de la folle croissance mais ce n’est pas cet arrêt qui a surpris Fourastié : il l’attendait à un moment ou un autre, plus tôt ou plus tard, car il est simplement impossible de maintenir durablement une croissance exponentielle à 5 % l’an. La productivité a continué de croître mais c’est la production qui n’a plus suivi. Ce qui l’a surpris c’est que l’ajustement qu’il attendait par une diminution de la durée du travail, sans augmentation du chômage, ne s’est pas produit. Il s’en est étonné et a tenté de l’expliquer par de multiples et complexes raisons : la soudaineté des chocs, l’augmentation via l’informatique de la productivité dans des secteurs jusque-là « tertiaires » qui cessent d’absorber les excédents de main d’œuvre, la concurrence croissante de l’étranger et notamment des pays en voie de développement (les rééquilibrages de populations actives ne se font plus à l’échelle d’un pays mais à celle du monde), l’impréparation des entreprises, les réactions conservatoires à court terme mais désastreuses à long terme, les politiques inadaptées (bien décrites par Aimé Michel, comme par exemple la baisse du temps de travail à salaire constant qui ne peut qu’augmenter le prix de revient, ce qui ampute la consommation, donc la production, donc l’emploi, d’où un beau cercle vicieux), les déficiences de l’« orientation intelligente de la population active employée dans les secteurs qui manifestent des signes de saturation, vers les secteurs qui ne satisfont pas toutes les demandes de la population », la formation d’« une masse de population qui, faute de relations, d’aptitudes, d’instruction, tend à rester en marge de la société dans laquelle elle vit »… On remarquera que dans cette liste non limitative les trois premiers éléments ne dépendent pas de nous, mais les autres si. Le diagnostic de Fourastié sur ce point est clair : « La grande faiblesse de la France, c’est que ses citoyens n’ont qu’une très faible conscience des réalités économiques ». Cette ignorance collective entraîne la dispersion des efforts et le manque de motivation pour faire « les sacrifices immédiats mais modérés nécessaires pour réduire les risques graves du proche avenir » ; elle nous fait préférer le court terme au long terme, le chômage à la réforme. Et qu’on ne tire pas argument de ce que certains font moins bien que nous, car d’autres confrontés aux mêmes enjeux font mieux et ne connaissent pas le chômage (la Suisse notamment).
- Jean-Baptiste Doumeng (1919-1987), surnommé le « milliardaire rouge », est à l’époque un des plus grands dirigeants au monde du commerce agroalimentaire. Il naît en Haute-Garonne, dans une famille pauvre, d’un père métayer presque acculé à la misère par la crise des années 30. Le curé de son village remarque son intelligence, lui ouvre sa bibliothèque et le pousse à passer son certificat d’études. Mais dès 13 ans le jeune Jean-Baptiste doit gagner sa vie comme berger, ouvrier agricole puis maçon. Un militant communiste, professeur d’histoire, le prend sous son aile. À 16 ans, il s’engage au Parti communiste et, pendant la guerre, il rejoint la Résistance communiste. À la libération, Waldeck Rochet, en charge des questions agricoles au Parti communiste, le remarque et lui confit des responsabilités dans le secteur de la Coopération agricole. Il s’engage ainsi dans les affaires et entre en contact avec les milieux financiers proches de Moscou. En 1949, il fonde la société Interagra qui vise à échanger les pommes de terre du Sud-Ouest contre les tracteurs produits en Tchécoslovaquie. Son négoce s’étend et sa fortune prospère. Ce communiste de cœur et capitaliste de raison, fin connaisseur des besoins du bloc communiste, a bientôt ses entrées au Kremlin et un avion privé pour s’y rendre. Il brasse les céréales par milliers de tonnes, le lait par centaine de milliers d’hectolitres, les bovins par trains entiers. Pour autant il ne déteste ni le luxe, ni les jolies femmes, invite les chanteurs de Brel à Hallyday en Haute-Garonne, finance son ami Jacques Tati, soutient la haute couture, parraine le club de football de Toulouse et accède à la célébrité. « Mes sociétés sont bien plus que milliardaires et elles ne sont pas communistes, et moi je suis communiste et pas milliardaire » explique-t-il (http://teleobs.nouvelobs.com/la-selection-teleobs/20130906.OBS5885/jean-baptiste-doumeng-le-milliardaire-rouge.html). Pendant les années Mitterrand, Doumeng aide l’Élysée à décrypter ce qui se passe en URSS d’autant qu’il connaît depuis longtemps Gorbatchev et le soutient. Il meurt deux ans avant la chute du Mur. À ses obsèques Fidel Castro lui fait envoyer des fleurs. Mais victime de la nouvelle donne politique et d’investissements malheureux, la société Interagra dirigée par son fils Michel décline et est finalement mise en liquidation financière en 1993 (http://lexpansion.lexpress.fr/actualite-economique/la-deuxieme-mort-de-l-empire-doumeng_1431489.html). C’est la fin d’une époque.
- Les producteurs produisent pour vendre et, faut-il le rappeler, pour satisfaire leurs besoins (assurer le gîte et le couvert, être nourri et blanchi, éduqué et informé etc.). « Si un producteur produit des parapluies, écrit Fourastié, il n’est efficace que s’il se spécialise dans la fabrication des parapluies. Mais (hélas !) il ne mange pas de parapluies ; il faut donc qu’il échange ses parapluies contre des carottes, du saucisson, des vêtements… Le troc est évidemment plus qu’incommode. Seule la monnaie résout aisément les problèmes d’échange. » Mais cette économie monétaire, l’expression de toute chose en valeur d’argent, n’a pas que des avantages car elle tend à brouiller les cartes. « La monnaie, poursuit-il, est ce qu’il y a de visible dans les revenus et les profits. Mais elle n’est qu’un écran : s’il y a monnaie, c’est qu’il y a production correspondante ; cela on l’oublie. On oublie que les entreprises ne peuvent, sauf exception, se procurer les tickets de rationnement que sont les billets de banque d’État qu’en vendant les marchandises qu’elles ont produites. »
- Rien à ajouter non plus sur les exportations ! La solution est connue : produire des biens et des services que l’étranger soit désireux d’acquérir ! Aimé Michel y a insisté dans une série de chroniques mises en ligne l’an dernier : n° 317, Il ne sert à rien de ronchonner : Refuser ici l’accélération du progrès, c’est freiner les affamés là-bas. Ce n’est pas Cassandre qui sait pourquoi et où courent les hommes (20.10.2014) ; n° 320, Retour aux sources françaises – Un autre regard sur la « crise » : pourquoi nous sommes condamnés à l’innovation perpétuelle (27.10.2014) ; et n° 322, Le cocotier – Le Mal français de Louis XV à nos jours (03.11.2014).