L’époque où nous sommes paraît de plus en plus ressembler au XVIIIe siècle sur sa fin. Qu’on ne s’y trompe pas : si j’enveloppe en cela quelque critique, je suis très loin d’y impliquer une condamnation massive. Les meilleurs historiens commencent à découvrir que le XVIIIe siècle fut très différent de ce que le XIXe siècle nous avait appris à penser.
Dussé-je pétrifier quelques-uns de mes lecteurs, je dirai que le XVIIIe siècle, en France en particulier, fut un grand siècle chrétien. Oui, je dis bien : chrétien et grand. Jamais sans doute, il n’y a eu en France un clergé dans son ensemble plus zélé, plus instruit, plus solidement et intelligemment chrétien. C’est à cette époque seulement que la création des séminaires, le renouveau de la spiritualité du clergé, la renaissance des études théologiques ont donné tous leurs fruits. Le résultat est ce qui apparut et stupéfia toute la France et toute l’Europe, quand les églises, fermées pendant quinze ans, se rouvrirent au lendemain du Concordat : elles se remplirent instantanément.
La déchristianisation de la fin du XVIIIe siècle n’était le fait que d’une noblesse frivole qui avait depuis longtemps renoncé à ses devoirs sans avoir pour autant renoncé à ses privilèges, des écrivains qui lui servaient de chiens de salon, et surtout d’une bourgeoisie d’argent, qui allait pendant quinze ans n’avoir que le nom du peuple à la bouche. Mais, ayant pris le pouvoir en ce nom, elle devait gruger et asservir le peuple comme jamais les « tyrans » dénoncés dans les hymnes révolutionnaires n’avaient rêvé de le faire.
Cette bourgeoisie avait pourtant bien aussi ses qualités. Les hommes les plus travailleurs, les plus réalistes y étaient légion et on y avait le goût des idées, et un goût pour les idées généreuses, qui venaient tout droit du passé chrétien. Mais les idées qui avaient animé le Tiers état restaient presque toutes équivoques. Son réalisme, mal dominé, par conséquent, déboucherait dans le matérialisme sordide qui serait la tare de l’ère capitaliste, où le travail, n’ayant pas de fin supérieure, n’aurait plus d’autre but que le profit des nouvelles gens en place, sous le camouflage de mots peu à peu vidés de tout contenu, à force d’avoir servi à dire on ne savait trop quoi au juste. On voulait toujours la liberté : mais la liberté de qui et pour quoi ? On voulait toujours l’égalité : mais en quoi ? On voulait la fraternité, mais on n’avait pas prévu et l’on n’aimait pas à reconnaître qu’une fraternité établie sur la supposition de l’homme naturellement bon écrase l’individu dans la masse, en attendant qu’un individu écrase la masse.
Nos idéologies ne sont pas exactement les mêmes. Mais elles sont grevées du même genre d’incertitudes. Notre renouveau chrétien lui-même est jailli d’un retour, plus profond encore, aux mêmes sources qui avaient irrigué le renouveau du XVIIIe siècle. Mais il ne paraît pas parvenu, aujourd’hui plus qu’à cette époque, à distinguer le « retour aux sources » authentique, soit d’un conservatisme routinier (il n’y a de bien que le passé ; tout ce qui nous vient du passé est bien), soit d’une nouveauté sans racine (tout ce qui est nouveau est bien ; il n’y a de bien que ce qui est nouveau).
Le résultat, pour les chrétiens de France en particulier, es trop souvent une incapacité de penser leur foi autrement qu’en des termes politiques, et de la politique la plus abstraite, et pour autant la plus factice. D’où cette rage à ne se penser, ne se vouloir que dans le cadre de l’opposition gauche-droite. Vous parlez de fidélité à la tradition ? Donc, il faut que vous soyez à droite. Vous parlez d’attention aux problèmes contemporains ? Donc, il faut que vous soyez à gauche.
Tant pis si je scandalise : j’avoue que j’adhère au jugement lapidaire de François Mallet-Joris. « Tous les vieux imbéciles » – je préviens le lecteur féru de références que cette plume féminine emploie un autre mot, devant lequel a reculé ma plume ecclésiastique – « tous les vieux imbéciles », donc, « sont de droite : c’est connu !… Oui ! De même que tous les jeunes imbéciles sont de gauche… » On me dira tout de suite : « Oui, mais de jeunes imbéciles sont tout de même plus sympathiques que des vieux. » Personnellement, je ne ressens, je l’avoue, pas plus d’attrait pour les balbutiements que de dévotion pour les radotages. La seule chose que je sache, c’est que les jeunes imbéciles, en un rien de temps, seront devenus des vieux, sans s’être eux-mêmes aperçus du changement.
De toute façon, nul n’est dans le sens de l’histoire parce qu’il s’abandonne, de quelque manière, de quelque côté que ce soit. Il n’y a d’histoire, Toynbee l’a montré admirablement, qu’où il n’y a pas d’abandon à la pente de facilité. A cet égard, ceux qui veulent avant tout être des traditionalistes ou des progressistes ont toujours ceci de commun qu’ils confondent le flot de l’évolution créatrice avec la moraine de ses déjections.
C’est très bien de vouloir prolonger l’incarnation dans la manière de notre époque. C’est très bien de vouloir prolonger cette incarnation même qui s’est faite d’abord dans la matière des époques antérieures. Encore faut-il, pour cela, qu’on ne prenne pas au petit bonheur toute matière que vous tombe ou vous reste sous la main.
Ce qu’il nous faut donc, c’est, avec la foi la plus vivante, le véritable esprit critique. Plût au ciel que notre siècle, tout comme le XVIIIe, qui se targue si fort de cet esprit, en eût la substance et non pas la seule couleur. « Examinez toute chose et retenez ce qui est bon » : la phrase n’est intégriste, ni moderniste, ni traditionaliste, ni progressiste. Les uns comme les autres, à leurs manières différentes, ne veulent rien examiner et veulent tout retenir. La véritable réconciliation de la foi, de la foi authentique, non pas avec notre siècle, ce qui ne veut rien dire, mais avec la plus solide de ses acquisitions, qui est la science, au vrai et beau sens du mot, se fera là-dessus. Car la science, ce n’est pas la science-fiction : les hommes dans la lune, ou une humanité à laquelle on aurait retiré le cœur et le cerveau, mais qui possèderait en revanche un œil au bout de chaque orteil. La science, c’est la vérité cherchée patiemment, solidement, en écartant tous les enthousiasmes prématurés, tous les préjugés dépassés, pour s’en tenir au réel, mais ne se résoudre jamais à rien en abandonner. S’il y a un point sur lequel Teilhard de Chardin avait indubitablement raison, mais sur lequel les plus excités qui se réclament sans arrêt de son nom ne retiennent guère son message, c’est qu’il n’y a rien de plus en accord avec la démarche de la foi que cette démarche de la science qui cherche le réel… Comme il n’y a rien qui s’oppose plus à l’une et à l’autre que les illusion des idoles, quelles qu’elles soient.
Louis BOUYER