« Quelle est la plus petite graine? » demandait Chesterton dans un charmant poème. Nous n’avons que trop tendance à penser à Dieu « quelque part, là-haut », vieillard barbu assez flou. Mais Jésus nous dit que le Royaume des Cieux est semblable à la graine de moutarde, la plus petite des graines. La graine nous est familière, peut-être trop. Les vieillards barbus aussi.
L’interdiction faite aux Juifs de représenter Dieu s’explique peut-être par le risque de Le ranger parmi les affaires familières. La tentation existe toujours, car nous pouvons nous servir de ce qui est familier pour nous-mêmes, ou au contraire n’en tenir — impunément — aucun compte. Nul ne tombe à genoux, surpris, ouvrant la porte et voyant le ciel bleu. De même, nul ne méditerait spontanément sur le Royaume de Dieu à la vue d’une graine de moutarde.
Cependant, Jésus déclare: « le Royaume des Cieux est semblable à une graine de moutarde.» Son auditoire avait déjà vu de telles graines, et avait probablement entendu l’expression « Royaume des Cieux ». Mais ils n’avaient jamais fait le rapprochement. On peut bien dire « Jésus emploie des termes simples pour illustrer son propos pour des gens simples, sur la montagne.» Il emploie ce qui nous est familier pour nous révéler ce qui autrement nous serait inaccessible. Mais, à mon avis, ce n’est pas la bonne explication.
La parabole, partant d’un terme familier, « Royaume des Cieux », nous mène vers quelque- chose étrange et mystérieux, à savoir le Royaume des Cieux tel qu’il est. La parabole est plus qu’une comparaison astucieuse, elle est une piste vers ce qui est. Alors, même la graine de moutarde, si nous méditons sur elle, devient pour nous étrange et merveilleuse.
Quelle est la plus petite des graines? Le poème de Chesterton s’achève sur une réponse qui nous ouvre un mystère insondable :
Dieu tout-puissant, et avec Lui
Chérubins et Séraphins,
Emplissant toute éternité,
Adonai Elohim.
L’âme de la poésie n’est pas tant de rendre familières des choses étranges que rendre étranges des choses familières, afin que nous puissions commencer à les percevoir. Lorsque Ulysse, déguisé en mendiant, dans sa propre maison, saisit son vieil arc, qu’aucun des prétendants arrogants courtisant sa femme n’avait la force de corder, il le manie en professionnel et d’un coup attache la corde à son encoche.
Alors il tend la corde, et Homère le compare à un harpiste habile; ainsi le poète rend étrange ce qui nous semblait familier. Son auditoire avait maintes fois vu des archers et des harpistes, mais l’aspect artistique du militaire, le côté musical du héros revenant diriger sa maison et sa cité, alors, ils n’en avaient jamais rien distingué.
Nous savons tous bien que le ciel de l’aube n’a pas le bleu léger du ciel à midi. Mais il faut un poète pour nous faire voir combien les cieux sont étranges et merveilleux. Ainsi Dante le pélerin, s’étant échappé des ténèbres de l’Enfer, se trouve sur la rive d’une île mystérieuse — et voit la dolce color d’oriental zaffiro, « doux saphir dans l’orient du matin », ce bleu aussi profond et aussi précieux que le saphir; comme le bleu profond de la robe de Marie que Dante avait sans aucun doute contemplé dans les enluminures de parchemins ou sur des vitraux.
La vision de Dante nous surprend tellement que ce qui nous est familier devient à nos yeux étrangement merveilleux — à tel point que je ne peux plus voir cette teinte du ciel sans évoquer une ligne de ce même poème: Ma qui la morta poesi resurga, « Et voici que, morte, la poésie reprend vie ».
Une métaphore occasionnelle n’est pas la seule façon de nous ouvrir les yeux sur l’étrangeté des choses familières. Parfois il suffit d’une tournure de langage. Quand Macbeth apprend la mort de sa femme, il déclare:
Demain, et demain, et demain
Entre à petits pas, jour après jour,
Le temps qui s’écoule jusqu’à la dernière syllabe.
La première ligne est brillante — et toute simple. Il n’y a pas là de métaphore, juste la répétition d’un mot ordinaire. Mais quand Macbeth décline ces « demain », nous voyons soudain combien demain est étrange, vide, horrible, pour le maudit qui a perdu tout espoir.
Ainsi le constate Macbeth; nous aussi, qui avons entendu le mot « désespoir », le voyons dans son acception dramatique. Il ne nous est alors pas rendu quelconque, comme si nous le comprenions et pouvions le mettre au fond de la poche, mais extraordinaire, et ce n’est qu’ainsi que nous commençons à le comprendre.
Ou à en saisir une miette. Le poète Edmund Spenser nous offre un autre aspect du mot « désespoir », un vieillard en guenilles accroupi dans une grotte, gribouillant dans la poussière — parodie glaçante de Jésus dans l’évangile de Saint Jean — et « ressassant tristement dans son esprit morose ». Le désespoir évoque, par l’éloquence subtile d’un sombre poète, un antithéologien, un génie du mal. Et il suggère au Chevalier à la Croix Rouge de lui oter la vie:
Qu’importe si le passage entraine une petite peine
Qui fait trembler de crainte la faible chair ?
Une brève peine bien supportée, apportant un long repos,
Et l’âme ne reposera-t-elle pas calmement au tombeau ?
La paix après la peine, le havre après la tempête,
La trêve après la guerre, la mort après la vie, voilà un bien immense.
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À une telle poésie du mal il nous faut, Chrétiens, répondre par la poésie de la vie. C’est ainsi que Saint Paul proclame en joyeux défi :
La mort a été engloutie dans la victoire.
Où est-elle, ô mort, ta victoire ?
Où est-il, ô mort, ton aiguillon ?
Combien pâlot aurait été le discours de Saint Paul s’il s’était exprimé simplement avec des mots simples, disant : « Nous n’avons désormais rien à craindre de la mort.» C’eût été vrai, mais sans toucher au cœur. C’eût été la formulation d’une idée, une idée devenant pour nous trop familière, et donc moins tangible.
Qu’impliquent ces remarques pour le traducteur de textes sacrés ? J’aimerais revenir là-dessus un de ces prochains jours.
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Illustration : Dante contemple le purgatoire (Agnolo Bronzino, vers 1530)
Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2011/strangers-in-a-strange-land.html