Les tensions se multiplient dans la zone euro. Comment une zone monétaire peut-elle supporter des divergences dans les taux d’intérêt, les déficits et les emprunts publics, ou les taux d’inflation ? Comment amortir les chocs entre Etats, avec une monnaie unique ? Les incertitudes sur la valeur de l’euro, la faiblesse des bourses européennes, la dégradation de la note financière de certains pays, tout cela montre que la zone euro est traversée de craquements. Cela peut-il aller jusqu’à son éclatement et la disparition de l’euro, comme monnaie commune à 16 pays? Cette rumeur court sur les marchés depuis deux mois…
L’ajustement par les variations de taux de change
Qu’on s’en félicite ou qu’on le regrette, les Etats existent toujours. Sauf à imaginer une autarcie totale nous ramenant à l’économie primitive, il faut bien, a fortiori dans une économie mondialisée, qu’il y ait des régulateurs entre Etats, en l’occurrence des mécanismes de marché puisque nous sommes en économie de marché. Habituellement, chaque pays a sa propre monnaie, à moins qu’il n’utilise celle d’un autre Etat.
La diversité des politiques et des situations économiques nécessite des ajustements : si un pays a plus d’inflation qu’un autre, sa monnaie, qui a perdu plus de valeur sur le plan intérieur, en raison de la hausse des prix, en perd aussi sur le plan extérieur, par rapport aux monnaies de pays moins inflationnistes. Il en va de même pour un pays ayant des déficits extérieurs durables ou des déséquilibres intérieurs majeurs. Cet ajustement est automatique dans le cas de changes flottants. Les chocs sont absorbés et amortis par les mouvements de change. Contrairement à une idée reçue, cela contribue aussi à rapprocher les politiques économiques, car un pays qui sombrerait dans le laxisme monétaire, par exemple, serait immédiatement sanctionné par un affaiblissement de sa monnaie.
Avec des changes fixes, comme dans le système de Bretton-Woods jusqu’en 1971 ou dans le système monétaire européen, de 1979 à la création de l’euro, ces ajustements automatiques ne peuvent plus se produire, ce qui amplifie les déséquilibres et encourage la spéculation, ces taux de change arbitraires constituant d‘illusoires barrières, qui finiront par sauter: les marchés reprennent toujours leurs droits et un pays inflationniste finit par dévaluer, mais brutalement, retardant les ajustements structurels nécessaires. Si l’on veut éviter les dévaluations, comme en 1983, il faut aligner sa politique conjoncturelle sur celle du pays le plus rigoureux, en l’occurrence l’Allemagne. Avec des changes fixes, impossible de mener la politique de son choix tout en prétendant garder la parité de sa monnaie.
« L’Allemagne paiera »
Que se passe-t-il avec une monnaie unique? Lorsqu’il s’agit d’un Etat fédéral, comme les USA, il n’y a qu’une politique économique (monétaire, budgétaire), même s’il peut y avoir des éléments de diversité (fiscalité locale). L’Europe n’est pas un Etat fédéral. Certes, il y a désormais une politique monétaire unique, fixée par la BCE, et donc des taux d’intérêt directeurs uniques. Pour la politique budgétaire, il existe des règles dans le pacte de stabilité : limitation du déficit budgétaire (3% du PIB) ou de la dette publique (60% du PIB), injonctions européennes (comme le retour à l’équilibre budgétaire pour 2009/2010).
Tout cela a volé en éclat avec le retour des politiques conjoncturelles et du chacun pour soi, face à la crise. Les déficits varient d’un pays à l’autre, la dette publique aussi, provoquant des craquements dans la zone euro. Parmi les indices actuels, la différence des taux auxquels les marchés acceptent de prêter aux Etats. Pour les plus solides, comme l’Allemagne, le taux d’intérêt demandé est de 3%, mais pour les autres, plus le risque est grand plus les préteurs se protègent par des taux plus élevés, pouvant atteindre le double dans un pays come la Grèce : voilà qui pose problème dans une zone monétaire unique. D’ailleurs, Bruxelles vient de réagir et d’épingler divers pays, dont la France, pour « déficit excessif ».
Autre question, la solidité financière des Etats. La Grèce, l’Espagne, le Portugal, l’Irlande ont vu leur note abaissée par les agences spécialisées, car on craint d’en arriver à une situation de banqueroute, compte tenu de l’ampleur de certains plans de relance et des déficits. Le ministre allemand des finances a du intervenir, face à la panique qui touchait les marchés, pour dire que l’Allemagne serait « en mesure d’agir pour stabiliser les pays en difficulté ». C’est une nouvelle version du slogan « l’Allemagne paiera » qui avait entretenu les illusions après la première guerre mondiale : il n’était pas nécessaire de faire d’efforts de redressement, puisque l’Allemagne paierait la facture. L’Allemagne n’a pas payé et a été humiliée, ce qui n’a pas peu contribué à la crise de 29 et à la montée du nazisme.
Monnaie unique, monnaie commune, monnaies nationales,
Ainsi, une zone monétaire dans laquelle chacun va de son coté est soumise à de fortes tensions centripètes. Cela est encore accentué par la fragilité des pays de l’Est. Comme les banques de la zone euro ont financé largement ces pays, leur fragilité contribue à celle de tout le système financier de la zone. De plus, la logique d’une zone monétaire, c’est que les ajustements entre Etats ne pouvant plus se faire par la monnaie, se font par des variables réelles. Si on refuse les réformes structurelles nécessaires (degré de concurrence, fiscalité attractive, charges sociales limitées, mobilité du marché du travail, flexibilité des prix et des salaires,…), cela se paie forcément en termes de chômage élevé et de faible croissance. D’où la tentation, pour ceux qui refusent les réformes, de fuir la monnaie unique pour revenir aux ajustements par les taux de change. On ne peut pas avoir la même monnaie et refuser de réformer quand les autres le font, sinon le coût économique et humain est insupportable.
Toutes ces tensions font qu’on peut s’interroger sur l’avenir de l’euro, surtout s’il s’effondrait par rapport au dollar, en raison des déficits européens cumulés. Certes, les avantages pratiques, pour les habitants de la zone, sont appréciables ; mais cela pèse peu par rapport aux grands déséquilibres actuels. Friedman avait pronostiqué la disparition de l’euro. J. Garello, P. Salin et d’autres avaient pris position à l’époque contre la monnaie unique, préférant des monnaies concurrentielles. Les Etats n’ont pas tiré toutes les conséquences de l’adoption d’une seule monnaie, lorsqu’ils prétendent mener la politique de leur choix. Si la crise s’amplifie, tous les pays accepteront-ils les contraintes de la monnaie unique et la logique de la centralisation qui est derrière ? Certains ne seront-ils pas tentés de faire « sécession » ? A moins que les marchés n’imposent eux-mêmes l’éclatement de la zone. Et pourquoi, sans supprimer l’euro, ne pas profiter de la crise pour revenir à un pluralisme monétaire, l’euro restant monnaie commune, mais pas monnaie unique, chacun choisissant librement sa monnaie?
Jean-Yves Naudet
http://www.france-catholique.fr/Actualite-de-la-doctrine-sociale.html