La saison, paraît-il, est aux bonnes résolutions. Pour les râleurs invétérés comme moi, les vitupérateurs chroniques, les morigénateurs de l’époque, en voici une à prendre, et de ferme propos : suivre l’instruction de Jésus, qui nous dit : « Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés » (Mt 7, 1). Plusieurs fois dans l’Évangile, cet ordre revient dans la bouche des apôtres : « Pour qui te prends-tu donc, toi qui juges ton prochain ? » (Jc 4, 12). « Tu es inexcusable, toi, qui que tu sois, qui juges ; car en jugeant autrui tu te condamnes toi-même » (Rm 2, 1). Toute la question, bien sûr, est de comprendre la signification exacte de cette injonction.
Un seul juge
Pour ne pas nous égarer, commençons par un peu de philosophie. Juger, c’est l’activité de l’intelligence qui consiste à affirmer quelque chose à propos de quelque chose. Dire « La Sainte Chapelle est une église située à Paris », c’est un jugement. Il est donc bien évident que le Christ n’a pas pu condamner le jugement en général.
Ce qu’il vise, ce sont les jugements moraux, c’est-à-dire les jugements de valeur, les jugements par lesquels nous attribuons des qualités positives ou négatives, vicieuses ou vertueuses, à des actes et plus encore à des personnes. Est-ce à dire, donc, qu’il soit strictement interdit d’émettre des jugements de valeur ? Que nous soyons tenus à n’émettre que des jugements de fait ? Ici, il faut distinguer.
La chose qui nous est assurément interdite par le Christ dans le Sermon sur la montagne, c’est d’émettre un jugement négatif définitif sur les personnes, c’est-à-dire de les condamner. Ce serait se prendre pour Dieu lui-même ! Car « un seul est législateur et juge : celui qui peut sauver et perdre » (Jc 4, 12).
Nul ne peut décréter que tel ou tel est indécrottable, perdu, voué à l’enfer. Dieu lui-même déborde de trésors de miséricorde, et la possibilité de rédemption est offerte jusqu’au dernier instant ; aucun humain ne saurait donc, sans folie ni ridicule, prononcer le Jugement dernier sur ses frères. Ce manque de miséricorde serait bien plus propre à nous damner qu’à nous justifier.
Plus généralement, ce qui se trouve ainsi proscrit, c’est l’attribution péremptoire et définitive d’étiquettes aux personnes : « tu es un lâche », « c’est un méchant homme ». Par ces sortes de coups de tampons, par ce verbe « être » entre le sujet et le prédicat, on tend à identifier autrui à tel ou tel aspect de sa conduite. Comme si toute sa substance se trouvait réduite à son acte, comme s’il était dépourvu de liberté, comme si nous-mêmes n’avions pas, quand c’est possible, la responsabilité de l’aider à réformer sa conduite. Tout éducateur sait bien qu’il ne faut pas dire à un enfant qu’il est méchant, mais qu’il s’est mal comporté.