Je n’en ai pas fini avec Esprit ! C’est une trop longue histoire qui se prolonge encore et dont j’ai suivi l’évolution, notamment à cause des témoins que j’ai connus. On pourrait d’ailleurs mettre en perspective les numéros spéciaux que la revue a publié depuis la guerre sur l’avenir du christianisme et qui ont ponctué l’évolution de l’Église et des chrétiens. Le premier d’entre eux date de 1946, et il provoqua un affrontement direct entre Bernanos et Mounier. A 64 ans de distance, je suis frappé par la formulation de la question alors posée par la rédaction d’Esprit. Elle pourrait tout autant servir de point de départ au dossier de 2010 : « Croyez-vous que le divorce (entre le monde chrétien actuel et le monde moderne) soit définitif et doive aboutir à la disparition de l’ère chrétienne, ou seulement accidentelle, et ne répondant qu’à la crise d’une chrétienté historique particulière, dont le christianisme doit sortir avec un visage nouveau ? » Au fond, c’est déjà le problème de l’exculturation du christianisme, déphasé par rapport au monde présent et sommé de le rattraper. Ce qui devrait être possible, selon le jugement des « chrétiens de progrès », impatients de faire recoller leur Église retardataire à la course de l’histoire. Cela avait mis Bernanos en fureur : « Mais cher Mounier, il n’y a qu’un visage du christianisme, n’êtes-vous pas d’accord avec moi sur ce point ? Il n’y a qu’un visage du christianisme, c’est celui du Christ, et nous retrouvons, vous et moi, ce visage, chaque fois que nous lisons l’Évangile. »
C’est exactement ce que j’ai envie de redire à Jean-Louis Schlegel, responsable du dossier de février 2010. Il y a une étonnante phrase dans votre article, cher Jean-Louis, sur laquelle je n’ai pas fini de m’interroger. Après avoir fait un procès assez implacable, malgré ses nuances, à l’Église actuelle dans une tonalité très « Hervieu-Léger » – la fameuse exculturation !- vous écrivez : « Plus grave peut-être : alors que le message de l’Église est de moins en moins entendu ni audible (que ce soit en matière économique et social ou à propos des comportements éthiques), les succès d’écriture des papes vont à leur foi et à leurs convictions personnelles – ainsi du livre de Benoît XVI sur Jésus, un best-seller international. » Alors là je ne comprends pas du tout ! Dieu sait si j’ai le plus grand respect pour les questions d’éthique et si j’accorde la plus grande attention à l’éclairage de la doctrine sociale, mais je confère la primauté et la priorité absolue à la reconnaissance et à l’annonce de la personne de Jésus. La première mission du Pape, c’est d’annoncer Jésus Christ. Il le fait d’ailleurs de toutes les façons, et à toutes les occasions, on l’oublie peut-être un peu trop. C’est vrai que les médias ne focalisent pas beaucoup là-dessus, préférant les controverses en matière d’éthique sexuelle, à la rigueur en économie (encore que…!)
Pour ce qui concerne la publication du premier tome du « Jésus » (qui sera très bientôt suivie de celle du second), j’estime qu’il s’agit d’un acte majeur du pontificat de Benoît XVI. Bien sûr, Jean-Louis Schlegel rappelle à juste titre qu’il s’agit d’un livre personnel et qui n’a pas l’autorité d’un document officiel du magistère. Cela n’empêche pas que ce livre est une œuvre d’érudition et de discernement d’une importance extrême pour l’information de tous, la formation et l’édification des fidèles. Il ne relève pas d’une piété privée ou de « convictions » singulières, délivrées à des happy few. Il se rapporte au mystère central de la foi que Joseph Ratzinger éclaire avec sa compétence d’exégète et de théologien. Bien sûr, l’effet est considérable ! Il résulte surtout d’une cohérence peu commune, qui n’appartient qu’à des maîtres privilégiés et qui consiste en une maîtrise des textes ne se perdant dans aucun labyrinthe. L’Écriture n’est jamais distordue, comme dans trop d’entreprises hypercritiques qui finissent par perdre le foyer central de leur étude. C’est, d’évidence, la foi qui donne accès à ce foyer, puisque c’est la foi qui a tissé la fibre du témoignage.
C’est pourquoi je m’étonne, pour revenir au dossier d’Esprit, que le premier souci de ses rédacteurs n’ait pas eu pour principal objet tout simplement la foi, vivante ou absente, dans les pays d’Europe. On m’objectera peut-être que le sujet est abordé de biais, notamment sous l’angle de la philosophie, avec l’article intéressant de Michel Fourcade sur « les origines anti-romaines de la déconstruction ». Il m’a appris des choses que j’ignorais, notamment à propos de philosophes comme Gérard Granel et Jean-Luc Nancy. J’admets que le climat de la pensée déstabilise un certain rapport de la philosophie et de la théologie. La « panne métaphysique » ne me paraît pas douteuse, non plus que les interrogations sur le thomisme, avec le soupçon jeté par Nietzsche et Heidegger sur un monde qui tremble sous l’effet de la déconstruction : « Les divers épiscopats seraient bien inspirés de considérer sérieusement l’éventualité (pour nous déjà certaine) d’un démantèlement de tout le christianisme existant et dans tous les domaines : démantèlement moral, politique, théorique. » Mais avec la distance, ce genre de déclaration suscite à la fois intérêt et ironie. C’est vrai que le christianisme a été passablement bousculé et que la pensée a alors adopté des chemins de traverse dont on peut se demander s’ils ne sont pas aventurés trop souvent dans les terrains de la vieille sophistique. Mais de toute crise jaillissent des interrogations qui peuvent s’avérer fécondes et engendrer de nouveaux surgeons sur l’arbre de la Tradition profonde.
J’en tire quelques conclusions rapides. La première concerne l’autorité officielle et magistérielle de l’Église. Paul VI pouvait à juste titre, proposer une posture de dialogue aux chrétiens, il n’est nullement évident d’intervenir dans les débats intellectuels du moment lorsqu’ils requièrent une technicité particulière, ne servent pas forcément l’intelligence de la foi et échappent à l’immense masse de la population. La déchristianisation de l’Europe a beaucoup plus à voir avec le mode de vie consumériste, la désintégration des cadres institutionnels de l’Église et la mise entre parenthèse des questions de l’existence dans l’horizon borné de l’immédiat. L’influence du monde intellectuel ne joue que marginalement dans les représentations sociales. Dans ces conditions, je vois mal le magistère s’expliquer en fonction de courants d’idées plus ou moins éphémères, même s’il doit tenir compte de tendances de fond plus générales.
Je n’entends pas pour autant exclure toute discussion sérieuse de nature philosophique avec les courants contemporains. Il y a d’ailleurs une liberté de recherche dans ce domaine qui permet l’apparition de nouvelles problématiques extrêmement fructueuses. Je pense ici à trois penseurs originaux, catholiques profonds, qui ont ouvert des perspectives intéressantes et qui se sont, éventuellement, heurtés à des oppositions frontales de la part d’autres catholiques. Cela ne les a pas empêché de persévérer, chacun dans sa direction. Jean-Luc Marion du côté de « Dieu sans l’être », René Girard de la dissociation évangélique de la violence et du sacré, et le regretté Michel Henry d’une phénoménologie de la chair en rapport avec la révélation du Verbe. Je remarque, au passage, que pour être originaux et même atypiques, ces trois philosophes n’ont pas pour autant besoin d’affirmer leur étrangeté par rapport à l’Église et à son magistère vivant. C’est sans doute leur différence significative avec tous ceux qui ont, au contraire, rompus et se sont, d’une façon ou d’une autre, égarés dans les méandres du nihilisme contemporain.
Troisième remarque, pour répondre directement à l’un des griefs majeurs de Jean-Louis Schlegel : « Plus qu’un contenu, sont en cause un mode – secret – d’élaboration des grands textes, leur universalité abstraite, éloignée de toute vie concrète ainsi que de l’arrogance qui les accompagne parfois. Comment ce mode de communication verticale, sans contestation possible, uniquement destiné au commentaire approbateur et à le diffusion maximale pourrait-il s’imposer parmi les systèmes réticulaires et fluides qui font loi aujourd’hui ? » La encore, je ne suis pas d’accord. Primo, un texte magistériel a forcément une dimension universelle, pas pour autant éloignée de la vie concrète (cf. les trois encycliques parues à ce jour de Benoît XVI), deuxièmement, l’aspect forcément normatif d’un enseignement n’en fait pas un simple document de travail soumis à débat (d’autant que ce fameux débat est la notion la plus équivoque qui soit). Troisièmement, il n’est pas vrai que les textes romains sont rédigés dans le secret et hors de tout échange. C’est plutôt le contraire ! Il suffit d’ailleurs de considérer le texte de l’encyclique Caritas in Veritate pour s’apercevoir qu’il rend compte d’une consultation, avec des avis divers qui ne sont pas toujours complètement arbitrés. Quant aux systèmes réticulaires et fluides, ils existent autant aujourd’hui dans le catholicisme qu’ailleurs.
J’en profite quand même pour tordre le cou à quelques idées reçues. L’image du Vatican, comme lieu clos, quasiment secret, où se fomenteraient des diktats imposés à toute l’Église, résulte d’un fantasme tenace, mais d’évidence contraire à la réalité d’une administration, au demeurant minuscule, et en contact permanent avec la planète entière qui ne cesse d’ailleurs d’accourir à Rome. Je suis aussi en désaccord avec cette idée que « le sommet s’est auto-affirmé de manière humiliante pour les structures et les étages inférieurs avec des responsables nationaux et régionaux réduits au nom de l’obéissance aux rôles de chambre d’enregistrement et de valets, quand ce n’est pas de courtisans ». J’affirmerai même que cette façon de parler est humiliante pour les intéressés, en faisant si peu cas de leur fierté et de leur liberté. Les échelons « inférieurs » sont si peu inférieurs qu’ils participent de plein droit aux instances romaines, avec délibérations et décisions correspondantes. Jean-Louis Schlegel a-t-il interrogé un cardinal français ou même un archevêque sur leurs fonctions romaines ? Les structures nationales fonctionnent sur tous les continents et les évêques ont pleine autorité pour prendre dans leur diocèse les initiatives nécessaires. Certains d’entre eux se montrent remarquables dans leur mission. Comment ne pas penser au cas de Jean-Marie Lustiger, étrangement absent de ce dossier, qui a pourtant marqué singulièrement son diocèse et l’Église de France. Je ne sache pas qu’il ait jamais été humilié par l’autorité romaine ou que celle-ci l’ait bridé dans ses grands projets. Il y a ainsi un certain nombre de noms dans le passé récent tel O’Connor à New York sans oublier des figures mémorables en Afrique et en Asie.
Sans doute y a-t-il parfois des dysfonctionnements, mais qui peut y échapper ? Quant aux contestataires dont on attendrait monts et merveilles, se sont-ils montrés si brillants dans leur intelligence doctrinale et pastorale, leur caractère et même leur imagination ? J’attends encore les intuitions géniales de ce parti qui me paraît surtout remarquable par son suivisme et son alignement sur les mentalités dominantes.
Ces pages ont été rédigées le 18 février 2010.