Est-ce la première fois que vous intervenez lors d’une Semaine sociale ?
Joseph Thouvenel : Je suis déjà intervenu il y a quelques années, mais pas en plénière, dans un simple atelier. Cette année nous interviendrons avec Laurent Berger de la CFDT, Jean-Christophe Le Duigou de la CGT et Frédéric Saint-Geours de l’Union des industries et des métiers de la métallurgie sur le thème : « Libérer l’activité, sécuriser les parcours ».
Les Semaines sociales semblent trouver des inspirations identiques à celles de la CFTC, du côté de la doctrine sociale de l’Église…
Non, on ne peut pas vraiment dire ça puisque la CFTC se réfère clairement dans ses statuts à la doctrine sociale de l’Église alors que pour les Semaines sociales c’est plus compliqué puisque siègent, au sein de leur comité, des membres de la CFDT par exemple. On peut donc dire que leur démarche n’est pas similaire à la nôtre. Ils ont en quelque sorte un peu abandonné le dernier C qui dans notre sigle veut dire « chrétien ». Même s’il est vrai qu’historiquement les Semaines sociales partent de la doctrine sociale de l’Église, il y a donc des points de convergence entre nous mais avec des identités qui ne sont pas les mêmes.
Pourquoi intervenir lors des Semaines sociales ?
Au moins pour deux raisons. La première, ce thème « Libérez l’activité, sécuriser les parcours » concerne les salariés. Je suis un responsable syndical, je me sens donc concerné au premier chef. La seconde chose, c’est que la CFTC a tout naturellement sa place au sein de la réflexion des Semaines sociales en lien avec la doctrine sociale de l’Église. Quand il s’agit d’un thème qui touche le monde du travail au sein d’une organisation comme les Semaines sociales, qui essaie d’avoir une approche sociale chrétienne, il est normal que nous soyons présents. Ce qui serait anormal serait que nous ne soyons pas invités, ce qui est arrivé par le passé. Je pourrais ajouter une troisième raison, c’est que je réponds généralement toujours présent lorsque l’on m’invite à donner le point de vue de la CFTC.
Avant de vous interroger sur le thème de votre intervention, pouvez-vous nous préciser quelle est la spécificité du regard chrétien sur le sujet du travail que les Semaines sociales disent « à réinventer » ?
La première des choses c’est de définir le travail. D’un point de vue chrétien, travailler c’est participer à l’œuvre commune. Ce qui veut dire que dans notre conception du travail, les temps de bénévolat en font partie ; j’encadre des jeunes le dimanche, je travaille, je suis mère de famille et j’élève mes enfants, je travaille.
Ensuite il y a le travail rémunéré qui représente, en gros, 15 % de notre vie. C’est important, et c’est même essentiel, mais ce n’est que 15 %. C’est là que l’entreprise intervient. Pour le social chrétien, pour la CFTC, l’entreprise c’est d’abord une communauté humaine. Communauté humaine qui si elle est dans le secteur privé a besoin de faire des bénéfices, d’être rentable, pour se développer, pour continuer à vivre, mais le but n’est pas de gagner de l’argent, c’est de trouver le moyen de faire vivre cette communauté humaine. Et cela entraîne bien entendu des conséquences sur la vision que l’on a de l’organisation du travail, du rôle de l’entreprise, du rôle du chef d’entreprise, de la place des salariés.
Dans l’atelier auquel vous participerez, il est question de discuter du parcours social professionnel proposé par les Semaines sociales à partir du « contrat d’activité ». Comment envisagez-vous cela ?
À la CFTC cela fait déjà plus de dix ans que nous avons réfléchi et proposé ce que l’on appelle le « statut du travailleur ». Aujourd’hui, les droits dans le monde du travail sont attachés à l’entreprise et non pas à la personne. C’est-à-dire que j’ai des droits parce que je suis dans une entreprise, par exemple des droits à la formation, mais si je quitte cette entreprise, je perds tout. Et bien nous disons qu’un certain nombre de droits comme celui-là devraient être attachés à la personne. Et lorsque l’on nous parle de flexibilité cela pourrait justement permettre à certains une flexibilité choisie. C’est-à-dire qu’au cours de ma vie professionnelle, à un moment je peux être salarié, puis m’arrêter pour élever mes enfants, partir un an comme bénévole dans une association humanitaire… Si j’ai des droits qui me sont attachés, cela sécurise le parcours tout au long de ma vie et cela nous paraît essentiel pour une nouvelle conception de la vie en entreprise et de la vie économique et sociale en général. Attachons des droits à la personne, évidemment avec des devoirs et cela permettra de passer ces caps qui peuvent être difficiles.
Nous avons dans notre « statut du travailleur » des propositions très pratiques. Par exemple, on constate que les gens qui ont le plus accès à la formation professionnelle, ce sont les plus diplômés. Et donc ceux qui en auraient le plus besoin y ont le moins accès. Ce que nous proposons, c’est que les droits à la formation soient calculés de façon inverse au niveau de diplôme. Ça ne jouera pas contre ceux qui ont beaucoup de diplômes parce qu’eux, savent utiliser les filières, savent se former, ont généralement les postes qui leur permettent d’être quasi-décideurs sur la question. Par contre, celui qui travaille depuis quinze ans dans un abattoir en Bretagne — pour prendre un exemple d’actualité — qui n’a aucune formation et auquel on annonce la fermeture, se retrouve très démuni. Nous pensons donc que ce sont ces personnes-là à qui on devrait proposer des formations pour leur permettre de mieux rebondir, de s’adapter aux évolutions de l’entreprise. Des évolutions qui peuvent être normales, il y a des métiers qui disparaissent. Il y a quelques années, il y avait des gens qui fabriquaient des cartes perforées, avec l’informatisation cela a rapidement disparu. Un non-sens, c’était de laisser ces gens fabriquer des cartes perforées jusqu’au moment où on n’en a plus eu besoin. Dès lors, que deviennent-ils ? Il faut les former en urgence. Ils n’ont d’ailleurs souvent pas bien saisi l’intérêt de ces formations qui ne sont pas dans leur culture. Ils en ont parfois peur lorsqu’ils ont connu des échecs scolaires auparavant. Il faut alors leur expliquer que ce n’est pas l’école, que l’objectif est un développement personnel et collectif qui doit leur permettre de s’épanouir et d’aller plus en avant vers des métiers qui peuvent les intéresser.
Concrètement, comment peut-on mettre ceci en application ?
Il faut déjà réorganiser nos systèmes de formation professionnelle. On s’aperçoit qu’il y a une masse d’argent considérable qui circule avec un rendement qui semble relativement faible. Cela veut dire construire de la formation sur les territoires, sur les besoins des bassins d’emploi. Dans ces cas-là on s’aperçoit que les choses sont très complexes parce qu’il y a un nombre d’acteurs considérable et plus personne ne s’y retrouve. Il faut donc simplifier. Faire un guichet unique où les gens, que ce soient des salariés ou des responsables d’entreprise, puissent s’adresser plutôt que de courir entre le conseil régional, leur association professionnelle, la municipalité, la chambre de commerce… Il y a beaucoup d’efforts à faire pour que tous ces services soient réellement au service des personnes et des entreprises de façon cohérente. Lorsque l’on voit qu’aujourd’hui, et c’est une situation qui dure depuis des années, on manque de soudeurs — et c’est de plus un métier rémunérateur. Pourquoi ? Parce qu’ils ne sont plus formés. Parce qu’un jour un intellectuel fatigué ne connaissant pas le monde du travail a décidé que la France serait un pays de service et plus un pays industriel et on a fermé la branche de formations des soudeurs. Malheureusement on en a toujours besoin. Il s’agit donc de commencer par mettre en face les emplois et les formations. En veillant bien sûr à ne pas mettre en place des formations qui ne servent plus à rien. Mai les soudeurs, c’est indéniable que nous en avons besoin.
Pouvez-vous nous évoquer d’autres mesures ?
Oui. Nous avons cinquante propositions concrètes issues d’un gros travail interne de la CFTC en interrogeant les délégués syndicaux, les fédérations… Je ne peux pas toutes vous les donner, mais par exemple :
– « Créer un service permanent d’orientation professionnelle. » Un service, pas de multiples acteurs dans tous les sens.
– « Donner systématiquement la possibilité d’une formation en alternance aux jeunes en fin de scolarité. » Ça n’existe pas.
– « Proposer à chacun une formation inversement proportionnelle aux années d’études réalisées. » Dès le départ. Pour aider ceux qui n’ont pas de diplôme à accéder à l’emploi. On l’a un peu construit, ça, dans l’accord (ANI) de janvier 2008 où les jeunes de moins de 25 ans qui sortent du système scolaire sans diplôme ont tout de suite un temps de formation. Ce qui peut permettre à un employeur de les embaucher et de les mettre immédiatement en formation sans que cela ne lui coûte rien.
Certaines de ces propositions que nous avons inventées ont commencé à rentrer dans les textes. Par exemple, moduler les cotisations de chômage de l’employeur en fonction de la nature du contrat de travail du salarié. Nous considérons que certaines entreprises utilisent de façon très abusive les contrats à durée déterminée. Aujourd’hui, plus de 80 % des gens rentrant sur le marché du travail sont embauchés en CDD. Il n’y a aucune raison à cela. Il y a des CDD qui sont de bon sens, pour faire les vendanges, c’est normal, mais le poste d’accueil d’une entreprise, c’est un poste permanent qui devrait être pourvu par un CDI. Il n’y a aucune raison que cela soit un CDD, si ce n’est par exemple pour le remplacement d’un congé maternité. Nous considérons donc qu’il y a des entreprises qui jouent sur la précarité alors il faut les faire payer plus parce que la précarité joue contre tout le monde. Cela ruine la société. Parce que quand quelqu’un est embauché en CDD et va de CDD en CDD, il ne peut pas s’installer dans la vie, prendre un logement, obtenir un prêt… Pour ceux qui abusent du CDD, nous pensons que renchérir son coût peut les faire réfléchir.
La question de la flexibilité est au cœur de la réflexion des Semaines sociales, que penser de ce terme équivoque ?
Il faut savoir ce qu’on appelle la flexibilité. Si c’est de dire que la vie évolue et que l’on doit pouvoir évoluer avec les nouvelles technologies, les nouveaux modes de consommation, cela paraît du bon sens. Si cela veut dire que le salarié est taillable et corvéable à merci, qu’un jour on peut lui imposer telle chose, le lendemain de travailler à l’autre bout de la France et le surlendemain d’accéder à un contrat atypique, c’est non. Tout dépend de ce qu’on met derrière le terme.
Il est important que chacun puisse s’adapter, mais il faut voir au cas par cas. C’est plus intéressant par exemple de pouvoir effectuer des tâches qui ne soient pas répétitives plutôt que d’être à la chaîne à serrer des boulons toute sa vie. Si être flexible c’est éviter de serrer des boulons toute sa vie, oui, il faut être flexible. Si être flexible c’est que l’entreprise peut tout imposer, ouvrir le dimanche au mépris de la vie de famille par exemple, c’est non.
Est-ce la principale cause du chômage actuel ?
Absolument pas. D’abord il ne faut pas croire que le salarié français n’est pas flexible. Si les salariés français n’étaient pas flexibles on aurait toujours des modes d’organisation du travail qui seraient ceux des décennies précédentes. Ce n’est pas le cas. Ce qu’il faut comprendre aussi c’est qu’il y a un enjeu européen et international. On ne peut pas raisonner uniquement franco-français. L’Union européenne s’est construite au départ sur des bases sociales chrétiennes puisque ce sont des sociaux-démocrates chrétiens qui ont fait l’union européenne pour construire l’Europe de la paix, mais ensuite cela a été pris en main par les ultra-libéraux. Conséquence, nous avons un détricotage et un affaiblissement de ce qui protège l’être humain. Par exemple, en ce moment on a des problèmes dans les abattoirs en France. On ne peut pas comprendre ce problème de rentabilité de nos abattoirs si on ne sait pas qu’en Allemagne il n’y a pas de salaire minimum et que dans les abattoirs allemands il n’y a pas de conventions collectives. Conséquence, en Allemagne dans les abattoirs on paye les gens trois euros de l’heure. Ce ne sont d’ailleurs pas des Allemands mais des Tchèques, des Polonais et des Slovaques qu’on fait venir et travailler comme des bêtes puis qu’on jette pour en prendre d’autres. Là ce n’est plus une question de flexibilité et d’adaptation, c’est une question de respect de la personne humaine. Faire travailler des gens dans des conditions très difficiles à trois euros de l’heure, ce n’est pas acceptable en Allemagne. Et pourtant, ils viennent directement nous concurrencer.
Je reprends cet exemple au niveau de la planète. Tant qu’on acceptera que, dans les règles du commerce international, on protège mieux les conteneurs que les personnes humaines, on ira dans le mur. Et nos entreprises ne peuvent pas tenir le choc quand elles sont en compétition avec la Chine, qui, je le rappelle est une dictature communiste, ou plutôt capitalo-communiste, qui ne respecte absolument pas les personnes, qui broie les êtres humains, qui fait travailler des enfants, qui fait travailler des gens sans les payer, qui les fait travailler dans des conditions inhumaines. Alors on peut nous demander d’être aussi flexibles que les Chinois, mais ça ne me paraît pas très judicieux.
Revenons plutôt aux racines sociales chrétiennes, regardons ce que nous dit saint Thomas d’Aquin. Nous sommes au Moyen Âge, ce n’est pas hier matin. Il parle de « juste salaire », qu’est-ce ? Chaque personne qui travaille doit être rémunérée de façon à vivre dignement, lui et sa famille et de pouvoir épargner. Tous les gens qui travaillent, le smicard à Paris, peut-il vivre dignement, lui et sa famille, et épargner ? Certainement pas. Revenons donc à ces fondamentaux-là. Saint Thomas d’Aquin parlait aussi du « juste prix ». Le « juste prix » c’est que les choses, au-delà des variations possibles, ont un juste prix. Il prenait un exemple : ce n’est pas parce qu’il y a quelqu’un qui meurt de soif et que moi j’ai de l’eau que j’ai droit de lui vendre de l’eau à un prix prohibitif. C’est-à-dire que dans les relations commerciales, à un moment donné il y a un prix qui est juste et qui ne doit pas être surestimé ou sous-estimé.
L’ultra-libéralisme nous en éloigne férocement en nous disant que c’est la loi de l’offre et de la demande qui prime. Entre celui qui meurt de soif et celui qui a de l’eau, c’est l’offre et la demande. C’est une relation qui devient animale, une relation de lutte des classes où prédomine la loi du plus fort, et non une relation de respect des personnes humaines avec des règles économiques qui sont la liberté du marché et la liberté d’entreprendre, mais encadrées pour éviter des excès et des abominations.
Et dans ce cadre-là on peut parler de flexibilité, la flexibilité dans un cadre social-chrétien, avec des droits et des devoirs, l’effort de tous, notamment l’effort de s’adapter, qui peut être un effort mais aussi un plaisir. Si c’est le système qui me plie à ses exigences, parce que le système financier m’impose des règles inacceptables et que je dois m’y soumettre en dépit du respect dû à la personne humaine, cela n’a plus aucun sens. Commençons par mettre en pratique ce que nous disait saint Thomas d’Aquin au Moyen Âge sur le juste salaire et nous en serons tous bien plus heureux !