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Fabrice Hadjadj, vous êtes considéré comme un dramaturge chrétien. Et voici que vous vous tournez vers la mythologie. Pourquoi ?
Dramaturge chrétien, c’est comme garagiste chrétien, ou danseuse chrétienne, ça ne signifie pas qu’on va toujours poser un moteur en forme de croix ou lever la jambe comme David devant l’arche. Pour le dire exactement, je suis un Juif français, catholique de confession, qui se pique de théâtre. Ce que je suis doit passer dans mes textes, mais cela ne veut pas dire que je ne vais écrire que des pièces bibliques ou hagiographiques. Je pourrais faire une tragédie sur Osiris ou Marx ou Sylvie Vartan : on y verra toujours la Sainte Face en filigrane, sans doute, c’est-à-dire qu’on y verra surtout, je l’espère, un éclair de vérité. S’intéresser à la mythologie, du reste, c’est très catholique, très Contre-Réforme : regardez Bernin ou Rubens, écoutez Racine ou Lully… Le premier est le sculpteur des papes et cela ne l’empêche pas de tailler son prodigieux enlèvement de Proserpine. Le dernier est à la cour du Roi très chrétien et cela ne lui interdit pas de musiquer Thésée. Le propre du catholicisme, voyez-vous, c’est d’embrasser toute chose dans une nouvelle lumière, d’être universel, donc, et purificateur, de ne rien rejeter de ce qui est bon, spécialement ce qui est bon dans l’héritage païen (pour l’héritage juif, ce n’est pas la même chose, ce n’est pas un héritage, c’est la sève). Par cette assimilation, nous échappons au fondamentalisme. Nous reconnaissons à la culture son rôle intermédiaire entre l’agriculture et le culte divin. Je suis ennemi de ceux qui brandissent le Livre contre les livres et ne peuvent apprécier une œuvre d’art que si elle porte l’Imprimatur. Non seulement ils confondent l’art et la morale, mais en outre ils méconnaissent l’œuvre de Dieu dès l’origine dans tous les peuples et dans chaque individu, comme le rappelle saint Paul dans ses discours à Lystre et à l’Aréopage.
Pourquoi avoir choisi Pasiphaé, si peu connue qu’il faut que vous ajoutiez qu’elle est la mère du Minotaure pour que votre interlocuteur la situe ?
En vérité, « Pasiphaé » est un des noms les plus connus de la littérature à cause du célèbre vers de Racine où Phèdre se désigne comme « La fille de Minos et de Pasiphaé ». Théophile Gautier disait que c’était un des plus beaux vers de la langue française, et Proust s’interroge à plusieurs reprises là-dessus. D’ailleurs, ça ne rate pas : vous parlez de mon personnage à qui possède encore quelques rudiments de lettres classiques, et il vous récite ce vers automatiquement. Ensuite, si de la pièce éponyme d’Euripide il ne reste que deux trois fragments, il y a une petite pièce de Montherlant, très prisée dans les écoles de théâtre : une reine qui malgré elle désire un taureau, cela attire les jeunes premières ; avec un tel rôle, dans notre monde, on peut obtenir son petit succès. Pour ce qui me concerne, cette pièce est un peu comme le pendant dramatique de mon essai La profondeur des sexes (Le Seuil, 2007). Son sujet antique est très contemporain, puisqu’il évoque les rapports du désir et de la technique. Car l’autre personnage important de la pièce, c’est Dédale, qui construit une machine de vache afin que Pasiphaé puisse assouvir sa folle passion, ce qui la rendra grosse du Minotaure. Les chimères, ces hybrides entre l’homme et la bête, font l’actualité de la biogénétique. La technique contemporaine semble ouvrir tous les possibles, et faire du donné naturel une possibilité parmi d’autres. Mais cela conduit à l’inconsistance. Quand Dédale s’enorgueillit de sa puissance démiurgique et déclare : « Tout devient possible », Pasiphaé lui répond : « Et rien n’est plus réel, / Rien, puisque la réalité n’est plus qu’une possibilité parmi d’autres, / Puisque ces deux mains ne savent plus se tendre ni rester assez nues pour accueillir ce qu’une obscure providence veut leur donner… »
Sur la couverture du livre à paraître chez DDB, vous utilisez une image où Pasiphaé porte le Minotaure sur ses genoux assez exactement comme dans une icône de Vierge à l’Enfant. N’est-ce pas blasphématoire ?
N’est-ce pas qu’elle est étonnante, cette image ? Mais ce n’est pas moi qui l’ai faite : elle est peinte sur un vase d’Étrurie qui date du IVe siècle avant notre ère ! Alors, oui, je l’ai placée là sciemment, pour qu’on fasse le rapprochement. D’abord pour présenter Pasiphaé comme une Anti-Madone, la femme maculée, celle qui ne conçoit non pas virginalement, mais bestialement, et non pas le vrai homme-vrai Dieu, mais le mi-homme-mi-veau, etc. Cependant, il y a autre chose, dont je me suis rendu compte en écrivant : c’est qu’après avoir connu comme une anti-Annonciation technocratique, après sa possession par le taureau sous la colère de Poséidon, Pasiphaé change de visage, pose un choix personnel, qui n’a rien à voir avec la folie de son désir, et la rapproche soudain – en vraie fille du Soleil – d’une figure de la Vierge. On oublie généralement cette deuxième partie du mythe : la gestation du monstre. Or, voilà le plus scandaleux pour une société délurée : Pasiphaé accepte de porter l’incompréhensible. Elle dit oui à la vie jusqu’à cet abîme. En sorte qu’après avoir été excessive dans le sens bestial, elle devient excessive autrement, en refusant l’avortement que Dédale lui propose. Ce que j’ai essayé de rendre par ces mots : « De Pasiphaé, l’avenir ne dira pas seulement qu’elle a baisé avec un taureau, / Il devra dire aussi qu’elle a porté jusqu’au bout / Le fruit miraculeux de son coït ignoble, / Qu’elle a dit oui au fruit jusqu’au ver qui le ronge, / Une chose bien réelle plutôt qu’un rien gonflé de rêve. » C’est ça aussi, la force tragique du christianisme.
Vous pensez donc qu’il y a un tragique chrétien ? Nietzsche ne disait-il pas le contraire ?
Ce serait long à expliquer. Nietzsche en tout cas se trompait sur ce point. Mais sa critique portait sur une erreur courante des chrétiens eux-mêmes. Certains croient en effet que l’espérance abolit le tragique. On est sûr de la victoire du Christ. Sûr de l’immortalité de l’âme et de la résurrection des corps, de la récompense des justes et du châtiment du mauvais. La tragédie n’aurait plus lieu d’être. La déchirure serait ravaudée. Or, au contraire, avec la grâce, elle s’ouvre davantage, davantage pour laisser passer avec le sang davantage de lumière. Sans doute le tragique de la grâce n’est pas celui de la fatalité. Mais il y a Catherine de Sienne qui nous rappelle que la Miséricorde de Dieu nous fixe à la Croix plus sûrement que sa Justice. Et il y a l’abbé Journet, qui avait ces paroles remarquables : « Refuser Dieu, c’est déjà tragique. Mais refuser le Dieu qui s’est révélé comme le Dieu du plus grand amour, la tragédie devient infinie. » Il faut en finir avec ce christianisme-spectacle, cette église-Club Méditerranée qui veut moins transmettre une communion que se faire une clientèle. Nous sommes des fils de la Joie, certes ! Des mozartiens mêmes ! Mais nous savons que la joie vient de la croix et nous pousse à un témoignage qui nous risque tout entier. Et nous savons aussi que la musique du Requiem reste inachevée ici-bas…
Pasiphaé est une tragédie-vaudeville. Pourquoi ce sous-titre qui croise deux genres opposés ?
Comme la machine de Dédale croise deux espèces différentes… De fait, le sujet est une histoire d’adultère et porte de lui-même à la gauloiserie. J’ai donc voulu assumer le grotesque, le côté gaudriole de la chose. Il y a d’ailleurs, fabriquée par le plasticien François-Xavier de Boissoudy, une énorme vache habitable sur le plateau, ce qui en soi déjà drôle. Bien entendu, je compte que les spectateurs puissent beaucoup rire. La mise en scène de Véronique Ebel, avec qui je travaille depuis des années, se place très justement sur cette frontière où la même scène, dans son énormité, peut conduire soit au rire, soit à l’horreur. Les deux sont à chaque fois possibles, je crois, un peu comme dans un tableau de Jérôme Bosch, ou comme dans un improbable croisement de Racine et de Rabelais. Mais le grand modèle, celui qui m’a le plus influencé pour cette pièce, c’est Shakespeare.
Vos pièces précédentes trouvaient naturellement leur public chrétien. Quel public croyez-vous que cette pièce va toucher ? L’avez-vous écrite pour éviter le danger de passer pour un auteur de patronage et atteindre des spectateurs « du dehors » ?
« La frontière entre l’Église et le monde passe à travers nos cœurs. » Journet encore. Pour vous dire que le dehors et le dedans ne sont pas si faciles à cerner. Il est évident qu’avec cette pièce je risque de m’aliéner le public que j’avais déjà et de ne pas rencontrer celui que je voudrais accueillir de surcroît. Cette histoire obscène et violente risque d’en décourager beaucoup, avant qu’ils n’en perçoivent l’actualité, d’une part, et, d’autre part, la dimension chrétienne et même christique, la dimension d’ « entrailles de miséricorde ». Mais je ne choisis pas mes sujets. J’écris ce qu’on me commande (par exemple, ma pièce sur François-Xavier). Et quand je suis libre de choisir, ce qui commande encore, c’est l’inspiration. Il y a des sujets que je voudrais depuis longtemps aborder : écrire un Charles VI, notamment, et puis une pièce sur Jan Karski, le Polonais qui essaya d’arrêter la Shoah, et puis aussi une comédie de boulevard, genre Feydeau, sur le mariage. Mais je n’y arrive pas encore, et d’autres choses, entre-temps, s’imposent. Je veux faire une pièce facile, légère, grand public, et à chaque fois c’est quelque chose de terrible qui me vient. Mais aussi de beau, je pense. Là, ce fut Pasiphaé. Maintenant, ce qui me fut donné, je voudrais le donner aux autres. J’espère qu’ils viendront nombreux.
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