ENTRETIEN AVEC DON PATRICK DE LAUBIER - France Catholique
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Noël : Dieu fait homme
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ENTRETIEN AVEC DON PATRICK DE LAUBIER

Patrick de Laubier a consacré sa vie à Dieu à l’âge de 20 ans. Il a été ordonné prêtre par Jean-Paul II après sa retraite de professeur de sociologie à l’université de Genève. Dans son dernier livre, Mendiants de Dieu, outre ce pape, il évoque les figures du cardinal Journet, de Maritain, de Gilson et du Russe Averintsev, qu’il a connus comme des apôtres de l’intelligentsia au service des deux poumons de l’Église, l'oriental et l'occidental.
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Le cardinal suisse romand Charles Journet distinguait « non pas deux mais trois cités : la Jérusalem spirituelle, Babylone, et la cité proprement humaine qui est l’enjeu des deux autres ».

Le Cardinal a effectué une mise à jour de La Cité de Dieu de saint Augustin dans son œuvre sur l’histoire du Salut (L’Église du Verbe incarné), tout en ayant l’humilité de ne pas préciser que c’était lui qui faisait cette démarche… Son explication de la sainteté de l’Église est le commencement de son œuvre.

C’est l’affrontement de l’Église du Christ avec le Prince de ce monde dans une perspective eschatologique, avec comme enjeu le Salut ou la perdition des âmes ?

Oui, c’est toute l’histoire de l’humanité. Ensuite, Jean-Paul II introduira la dimension eschatologique avec son encyclique de 1986 sur le Saint-Esprit. Ce pape a beaucoup cité les mystiques, ce qu’aucun pape avant lui n’avait fait. Il a évoqué notamment ceux de Fatima où il s’est rendu trois fois après l’attentat du 13 mai 1981 contre lui, et sœur Faustine à Cracovie.

Dans un article du Courrier de Genève, le 20 avril 1975, au lendemain de sa mort, vous évoquez la sainteté de Charles Journet comme « une douceur clairvoyante sans aucune préoccupation personnelle ».

J’y ai observé que le Cardinal n’imposait pas une présence à son interlocuteur, mais qu’il « l’entraînait avec lui dans un climat de disponibilité et de ferveur discrète ». Alors que son grand ami Jacques Maritain avait quelque chose de paulinien, Charles Journet était plutôt johannique, avec ce que cela comporte de doux et de terrible. Quand la Vérité était en question, sans se buter, il était néanmoins irréductible. Il parlait des saints avec un bonheur d’expression qui dénotait certaines connivences.

Il a quitté le monde d’ici-bas la veille de la fête de saint Benoît Labre, et il a dû s’en réjouir dans sa pauvreté et dans son humilité de penseur chrétien dépourvu de tout diplôme et d’homme de Dieu détaché de toute vanité mondaine, parce qu’il appartenait lui aussi à la famille évangélique des mendiants de Dieu.

Héritier fidèle de saint Thomas d’Aquin, le cardinal Journet était un fils de cette Suisse aujourd’hui peuplée de 7 millions d’habitants qui a donné au XXe siècle, outre lui-même, Hans Urs von Balthasar, Maurice Zundel, Frère Roger et Karl Barth. Avec une sim­plicité transparente, il écrivait à un ami : « Si un verre d’eau donné au nom de Jésus est béni, à plus forte raison un peu de lumière apportée dans la nuit du monde, en ces jours de désordre. » Il disait aussi qu’il faut aux chrétiens « une âme osant envisager sans faiblesse la possibilité des pires catastrophes, désireuse du martyre et intercédant ardemment pour le salut du monde ». Il citait alors cette prière pressante de sainte Catherine de Sienne : « Dieu éternel, hâtez-vous de faire miséricorde au monde ; tel qu’il est, il est clair qu’il n’en peut plus ; car évidemment il est privé de l’union de la charité avec vous et avec le prochain. Les hommes ne s’aiment plus entre eux d’un amour fondé sur Vous, Vérité éternelle. » Il est vrai que Journet était l’adepte d’un thomisme éclairé par des mystiques, disciple de Catherine de Sienne ou de Marie de l’Incarnation, outre l’influence réciproque avec Jacques Maritain. Plus tard, le pape Jean-Paul II sera lui aussi un thomiste très ouvert à l’influence des mystiques : il a proclamé sainte Thérèse de Lisieux Docteur de l’Église.
À propos de l’actualité sociale, Charles Journet écrivait ceci : « Il faut aller en remontant les pentes, jusqu’à finaliser toujours plus ouvertement le politique et l’économique par le sens de la grandeur de l’homme par-delà le domaine de l’utile. Et comment connaître sa grandeur sans connaître sa misère qui attire la pitié de Dieu. »

Le pape Paul VI était un grand ami de Charles Journet, qu’il a créé cardinal. En juin 1968, le Credo de Paul VI a été rédigé à partir d’un texte de Jacques Maritain que Journet a envoyé au pape. Le cardinal Journet disait que l’Église n’est pas une monarchie, ni une démocratie, car elle n’est pas une institution politique, mais « une autorité unipersonnelle souveraine », de nature religieuse, car le pape est le vicaire du Christ qui est Dieu.

Vous rendez hommage à Paul VI comme « prophète inspiré ». Vous évoquez en particulier son encyclique Humanae Vitae où il définit les exigences du respect de toute vie humaine, et où il souligne les risques de la contraception chimique et de la pilule contraceptive — une mise en garde qui rencontre aujourd’hui un écho soudain de la part de femmes victimes de tragiques effets secondaires de l’usage de « la pilule ».

Un livre vient de paraître aux États-Unis sous le titre Paul VI prophète : on y remet en cause le mythe de la pilule contraceptive panacée universelle. De sérieux problèmes de santé ont incité de nombreuses femmes à arrêter de prendre la pilule à travers le monde. De mon côté, je prépare la publication d’un petit livre sur Paul VI et la civilisation de l’Amour : quand l’Église paraissait menacée d’implosion en 1975, à Noël de cette année-là, ce pape a évoqué au futur la « civilisation de l’amour » que tous les papes suivants, notamment Jean-Paul II et Benoît XVI, ont citée à leur tour, contre les germes néfastes de la « culture de mort » qui menace toujours l’humanité. Sans la foi, une telle civilisation serait une utopie, mais avec la foi, c’est une perspective lumineuse. Dans cet Amour qui rayonne comme par cercles concentriques, on peut répandre des semences d’évangélisation, d’une façon comparable à l’action de la charité des premiers chrétiens des trois premiers siècles face à la persécution romaine.

En cette année 2013, nous fêtons le 17e centenaire de la conversion de l’empereur Constantin en 313. On a tendance à l’oublier aujourd’hui, car on a peur de tomber dans les dérives et les critiques d’une instrumentalisation de l’Église par le pouvoir politique.

Mais la situation de la civilisation de l’Amour, c’est l’enseignement social chrétien qui la donne. Or, parfois, il manque une dimension eschatologique au discours social. Il faut éviter de parler de façon abstraite d’une « politique chrétienne » ou d’une « économie chrétienne » : il est préférable, comme le cardinal Journet, d’évoquer « une exigence chrétienne en politique ou en économie », qui surplombe la vie de la société avec des orientations pour le destin éternel de l’homme.


Ultérieurement, vous avez appuyé votre réflexion sur les deux grandes encycliques philosophiques de Jean-Paul II, Veritatis Splendor en 1993 et Fides et Ratio en 1999.

Ces deux encycliques, auxquelles le cardinal Ratzinger, futur Benoît XVI, a collaboré, ont fait date. Dans ces deux textes, Jean-Paul II insiste sur la philosophie, œuvre de la raison, et la théologie, qui exige la foi, chacune selon sa lumière. L’œuvre propre de la raison n’exige pas la foi, mais elle ne la contredit pas non plus. Elle ignore la création, la Rédemption et le mystère de la personne. Pour être capable de penser les questions du mal, de la mort et de la souffrance, la théologie chrétienne ouvre des horizons inconnus de la philosophie grecque.

Le nihilisme de la philosophie moderne, qui se dé­tourne de la métaphysique, ruine la philosophie comme sagesse. Elle y devient un simple utilitarisme ou une recherche sur le langage qui n’est alors qu’un instrument.

L’existentialisme moderne sous sa forme athéiste tombe dans l’absurde. La négation de la nature humaine, dont on voit encore des manifestations aujourd’hui en France et en Europe, est la négation de la création. Enfermée dans l’immanence, la philosophie doit renoncer au pourquoi pour s’en tenir au comment des choses. Ce positivisme, de retour de nos jours, est au fond une réduction de la sagesse à la technique.

Vous avez rencontré Jean-Paul II en 1990 en tant que membre laïc du Conseil pontifical Justice et Paix.

Le cardinal Etchegaray qui en était le président a indiqué au pape que je me rendais assez régulièrement en Russie : ce sujet intéressait beaucoup Jean-Paul II qui souhaitait vivement entrer en contact avec ce pays. En 1991, une société Vlamidir-Soloviev s’est constituée à Moscou, regroupant dix-sept intellectuels russes, surtout des universitaires moscovites, désireux d’entrer en contact avec l’Occident dans l’esprit de rapprochement entre chrétiens souhaité précisément par Soloviev. Je me suis associé à cette initiative, et nous avons pu rencontrer Jean-Paul II à Rome l’été 1993 avec l’aide de son ami polonais Stefan Wilkanowicz, responsable de la revue Znak de Cracovie.

Jean-Paul II connaissait bien l’œuvre de Soloviev, dont un des livres, écrit en français en 1889, La Russie et l’Église universelle, est probablement la meilleure apologie de la papauté de notre temps. L’auteur y souligne tout ce que la Russie représente pour le christianisme universel.

Ce groupe d’intellectuels chrétiens russes a pu déjeuner six fois avec Jean-Paul II, en principe tous les premiers mardis de juillet de 1993 à 1999 : ces rencontres œcuméniques au plus haut niveau ont été suivies régulièrement par certains d’entre eux comme l’universitaire orthodoxe moscovite Serge Averintsev et la poétesse Olga Sedakova, dont le pape lisait les œuvres en italien…

Même si Jean-Paul II n’a pu se rendre en Russie, du fait des hésitations du patriarche Alexis II confronté à de fortes réticences d’une opinion russe pas encore prête à une telle rencontre au sommet, il a pu en revanche nouer ces précieux contacts avec ces intellectuels représentatifs du renouveau spirituel chrétien orthodoxe russe. Le pape écoutait beaucoup, en particulier Averintsev, professeur de philologie à l’université de Moscou et membre correspondant de l’Académie des Sciences d’URSS. Chrétien orthodoxe pratiquant, véritable puits de science, Averintsev était un professeur très populaire auprès de ses étudiants, qu’il initiait aux racines de la civilisation judéo-chrétienne et gréco-latine à travers l’étude de la langue et des notions fondamentales de la culture. Et il a réussi à publier une centaine d’articles sur des termes impliquant des notions de culture religieuse dans l’Encyclopédie soviétique avec l’aide d’un réseau d’amis. Les étudiants russes admiraient sa grande liberté d’esprit dans un monde intoxiqué par une idéologie antireligieuse. Cet universitaire éminent est devenu membre de l’Académie pontificale des Sciences sociales, jusqu’à sa mort en 2004.

Grâce à Charles Journet, vous aviez rencontré Jacques Maritain.

J’ai pu en effet rencontrer ainsi Maritain l’été 1969 en Alsace : à 87 ans, il se présentait comme un vieux guerrier plein de jeunesse, de blessures et de douceur secrète. Sa haute intelligence et sa grande sensibilité se manifestaient avec clarté. J’avais confié notre rencontre à son épouse Raïssa, décédée en 1960, et cela lui a plu. Maritain me demanda quels étaient mes mystiques préférés : je citais sainte Thérèse d’Avila et saint Bernard. Je parlais aussi d’Anne-Catherine Emmerich que les Maritain avaient pratiquée : ultérieurement, je donnerai à Jacques Maritain une édition des révélations de la mystique allemande touchant la descente aux enfers.

Je parlais aussi à Maritain d’un voyage que je venais de faire en URSS : outre le fait de la persécution des chrétiens, je lui avais signalé la crainte que la scolastique catholique produisait sur les académiciens du matérialisme historique.

On peut aussi présenter de façon inattendue le thomiste Jacques Maritain en le comparant à un philosophe russe vivant en France près de chez lui, Nicolas Ber­diaev, un orthodoxe dont la philosophie gnostique est fondamentalement opposée à la sienne, mais qui a été assez proche de lui sur le plan politique, et sur le plan d’un certain personnalisme. Fait étonnant : les Maritain ont longtemps vécu à Meudon, à trois, le ménage de Jacques et Raïssa, en compagnie de la sœur de Raïssa, Véra. À Clamart, la commune voisine, les Berdiaev ont vécu eux aussi à trois, le ménage et Genia, la sœur de Lydia. Dans les deux cas, les époux vivaient comme frère et sœur. Malgré les grandes différences entre Maritain et Berdiaev (présentés l’un à l’autre en 1925 par la femme de Léon Bloy, qui, lui, avait converti les Maritain), on peut faire certains rapprochements : Raïssa Maritain et Lydia Berdiaev étaient toutes deux des converties au catholicisme et des poétesses.

Mais tandis que Berdiaev entrevoit le Prince de ce monde derrière toutes les autorités, Maritain, ami des papes, notamment de Paul VI, reconnaît une haute autorité spirituelle visible, celle de Rome, que Catherine de Sienne appelait « le doux Christ de la terre ».

Vous évoquez aussi l’influence d’Étienne Gilson, un autre grand thomiste…

Gilson, que je n’ai rencontré que deux fois, a donné accès à la pensée de saint Thomas d’Aquin dans un style magnifique, avec une immense érudition : il restera comme une pierre miliaire de l’histoire de la philosophie médiévale, même si Benoît XVI a pu regretter qu’il n’ait pas vu chez Bonaventure la dimension eschatologique de la philosophie de l’histoire. Gilson a expliqué que « refaire aujourd’hui ce qu’a fait saint Thomas d’Aquin, c’est redescendre de la vérité révélée vers les philosophies de notre temps pour les éclairer, les purifier et les restituer finalement à elles-mêmes dans la plénitude de leur propre vérité ». Selon lui, nous avons hérité de Thomas d’Aquin une métaphysique « à la lumière de laquelle on pourra toujours procéder à cette critique transcendante des vues scientifiques du monde qui se succéderont au cours des siècles ».

En se débarrassant de la métaphysique, la philosophie moderne issue de Descartes rend inconcevable la cause finale et contribue à former cette atmosphère d’inintelligibilité qui entoure les plus brillantes réussites de la science moderne, faute d’admettre qu’on puisse aussi poser la question du « pourquoi ». Sans être théologien, le philosophe thomiste Gilson s’est épris de théologie, convaincu de la nécessité vitale d’une distinction entre philosophie et théologie, mais non moins persuadé du danger mortel qu’il y aurait à les séparer et plus encore à les opposer. Il apporte à la perspective « finaliste » mais non pas évolutionniste d’Aristote une sorte de rajeunissement.


Dernier livre paru du P. de Laubier

http://boutique.france-catholique.fr/fr/60-la-civilisation-de-lamour-selon-paul-vi-patrick-de-laubier-9791092770018.html


Ouvrages de Patrick de Laubier

Une alternative sociologique, Aristote–Marx, Éditions universitaires Fribourg (1978), 6e éd. 2011 L’Harmattan.

La Grève générale en 1905, le mythe français et la réalité russe, Éditions universitaires, Paris (1978), 2e éd.1989.

Idées sociales, Éditions universitaires Fribourg, 1982.

La politique sociale dans les sociétés industrielles, 1800 à nos jours (1979), Economica, 1984.

La pensée sociale de l’Église catholique de Léon XIII à nos jours (1980),

Éditions universitaires Fribourg 1984, 3e éd. augmentée 2011 Téqui.

Histoire et sociologie du syndicalisme (1981), Masson 1985.

Visages de l’Église, (Collectif), Éditions universitaires Fribourg, 1989.

Introduction à la sociologie politique, Masson, 1985.

Pour une civilisation de l’amour, Fayard, 1990.

Sociologie de l’Église catholique, Éditions universitaires Fribourg, 1993.

Le Temps de la fin des temps, FX de Guibert, 1994.

L’eschatologie, Que sais-je ? PUF, 1998.

Jésus mon Frère, Beauchesne, 1998.

Prophétie et Jubilé, Téqui, 1998.

L’avenir d’un passé, Rome, saint Pétersbourg, Moscou, Téqui, 2001.

L’Église Corps du Christ dans l’histoire, FX de Guibert, 2005.

La loi naturelle, la politique et la religion, Parole et silence, 2004.

Phénoménologie de la religion, DDB, 2007.

Quand l’histoire a un sens, Salvator, 2009.

L’enseignement social de l’Église (avec JP Audoyer), Salvator, 2010.

Les Russes et Rome, FX de Guibert, 2010.

L‘anthropologie chrétienne , Harmattan ,2012

Mendiants de Dieu , Parole et Silence ,2013