ENTRE « LE HASARD ET LA NÉCESSITÉ » : DÉCOMBRES À VENDRE ? - France Catholique
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Funérailles catholiques : un temps de conversion
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ENTRE « LE HASARD ET LA NÉCESSITÉ » : DÉCOMBRES À VENDRE ?

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Deux ans après, le livre de Monod (a) commence d’apparaître au public lui-même pour ce qu’il fut tenu dès sa parution par les savants ses collègues, à savoir un épisode dans un grand effort d’éclaircissement1. La science s’y trouve présentement engagée sur un thème fondamental appartenant par essence à la science et, par conséquence, à la philosophie : les phénomènes vivants et, à leur sommet, les phénomènes psychiques, peuvent-ils, oui ou non, s’expliquer totalement par les mécanismes élémentaires physicochimiques qui les supportent ?2

Un réductionnisme tempéré

Le problème est ancien. En remontant le passé, on en suit la trame à travers la classification des sciences d’Auguste Comte, l’animal-machine de La Mettrie et la fameuse statue de Condillac au XVIIIe siècle, jusqu’à Lucrèce, jusqu’à Démocrite dont Monod se réclame, et sans doute au-delà. En allant à la limite, il s’agit de savoir si le matérialisme radical est une hypothèse suffisante.

On voit qu’il s’agit bien d’un débat à la fois scientifique − car il appartient à la science de dire si une hypothèse donnée rend compte des faits connus et permet d’en prévoir de nouveaux − et philosophique, car, n’est-ce pas ? il importe quelque peu au philosophe de savoir si sa propre pensée n’est que le produit d’un hasard aveugle. La Mettrie, qui creva d’indigestion pour s’être empiffré d’un énorme pâté, aurait eu pour le moins une raison de se montrer plus tempérant s’il n’avait réduit son être à celui d’une « machine ».

C’est l’aspect philosophique du problème qu’à travers Jacques Monod, Madeleine Barthélemy-Madaule examine dans son nouveau livre (a). Je ne veux pas à son propos cacher un certain embarras, car cet embarras est significatif. Mme Barthélemy-Madaule montre essentiellement qu’en rejetant avec hauteur et pêle-mêle Bergson, Teilhard de Chardin, Marx, le vitalisme, l’animisme et une certaine forme de mécanisme3, Monod est injuste et mal informé : Bergson, dit-elle, n’est pas ce que croit Monod ; ce dont parle Monod, ce n’est pas de Bergson ni de Marx, etc., mais, de leur « vulgate », c’est-à-dire de leur interprétation contemporaine courante ; de même, il y a plus de vitalismes et d’animismes que ne le croit Monod.

On touche là l’un des malentendus les plus constants parmi tous ceux qui, malheureusement, stérilisent de plus en plus la discussion entre savants et philosophes : en science, il n’est d’aucun intérêt de savoir ce qu’a réellement voulu dire l’introducteur d’une idée nouvelle ; seul est retenu le point actuel de la discussion.

En tant que savant, Monod ne se sent nullement tenu d’aller voir dans le Capital ce qu’il faut penser du marxisme : il lui suffit de voir ce qu’on en a tiré. Il lui suffit de lire attentivement le Monde. Sachant qu’on n’a jamais cessé, depuis Marx, de discuter et d’expérimenter ses idées, Monod, comme savant, est légitimement fondé à tenir qu’en fait de marxisme, nos contemporains en savent plus que Marx, et que les idées et propos de ce dernier sont aussi périmés et dénués d’intérêt qu’en matière de microbiologie les propos et idées de Pasteur.

Il ne saurait se tromper sur ce point que dans la mesure où le marxisme est une doctrine, non une science : mais, dans cette mesure-là précisément, la contribution de Marx est nulle et non avenue aux yeux d’un homme qui (il le dit très clairement) ne veut reconnaître d’autre philosophie que « naturelle », c’est-à-dire fondée sur un corps de connaissances expérimentales.

Oserai-je le dire ? Quoique sa « philosophie naturelle » me semble inacceptable, je me sens, dans cet aspect de la querelle, du côté de Monod. On juge l’arbre à ses fruits. S’il n’en a pas, ou s’ils sont véreux, qu’ai-je à faire de l’arbre ?

La partie rétrospective du livre de Mme Barthélemy-Madaule n’intéressera donc, je le crains, que les philosophes et les historiens soucieux de rendre justice à de grands esprits défunts. C’est déjà beaucoup et c’est d’ailleurs fort intéressant4.

Les autres, ceux qui sont à la recherche d’une philosophie naturelle plausible, trouveront leur pâture dans la très vive et très profonde critique que fait l’auteur des généralisations de Monod.

Notre bouillant prix Nobel, on le sait, a le tempérament fort querelleur. Selon lui, la physique suffit à tout, car elle explique la biochimie, qui explique la cellule, qui explique la physiologie, qui explique la pensée. Ou, si l’on préfère, dans l’autre sens, la pensée est un produit du système nerveux, qui est un produit de la biologie moléculaire, qui est un produit de la physique quantique. C’est le réductionnisme tempéré par la téléonomie.

Et comme les physiciens ne sont pas d’accord, il querelle les physiciens : vous manquez de fermeté et de rigueur, leur dit-il ; moi, biologiste, je trouve tout ce qu’il me faut dans votre physique et je sais mieux que vous ce qu’il me faut. A quoi les physiciens rétorquent que la physique merveilleusement limpide sur laquelle se fonde Monod est celle de 1930, et que sa limpidité a depuis longtemps cessé d’exister.

Pattee, un physicien de l’Université de New York (Buffalo), qui maintenant fait de la biologie théorique, propose même, devant les impasses où piétine la physique, de retourner complètement le sens des processus explicatifs universellement acceptés jusqu’ici : « Et si, demande-t-il, nous tentions d’expliquer non plus la vie par la matière, mais bien la matière par la vie ? »5 Les philosophes devraient lire Pattee.

Savoir s’il a raison est une autre question : mais quel abîme de nouveauté que son idée ! Y songe-t-on ? Que reste-t-il dans la perspective qu’il envisage, du déterminisme causal ? Dans quelle mesure la finalité (ou la téléonomie de Monod) ne passe-t-elle pas de l’état de fantôme mal exorcisé à celui de loi fondamentale de l’univers ?

Mme Barthélemy-Madaule souligne avec beaucoup de clarté combien il est abusif de généraliser en idéologie à vocation universelle une hypothèse supposée accordée dans le champ restreint de la biologie moléculaire, l’hypothèse que tout s’explique par le hasard et la nécessité.

Si Monod croit qu’ayant expliqué les phénomènes élémentaires il a tout expliqué, et que par conséquent il a le droit d’exiger à partir de là une « philosophie naturelle » où tout, y compris l’homme, n’est que hasard et nécessité, c’est qu’il suppose acquise la prétention réductionniste. Et là, il se trouve affronté non plus seulement aux physiciens, mais à ses collègues biologistes, dont un nombre croissant protestent que, décidément, en biologie, deux plus deux ne font jamais quatre, mais toujours beaucoup plus.

On aimerait du reste que quelqu’un, philosophe ou savant, examine si le fait de rejeter hors de la science, sous le nom de téléonomie, tout ce qu’il y a dans la vie d’orienté vers un but, loin d’être une application du principe d’objectivité, n’en serait pas plutôt une monstrueuse violation. Puisque tous les phénomènes vivants sont orientés vers un but, un pareil rejet n’équivaut-il pas à dire que, dans les phénomènes vivants, il suffit de refuser (au nom de principe d’objectivité) l’examen de tout ce qui est inexplicable pour que tout, aussitôt et merveilleusement, s’explique ?

L’édifice réalise un projet

C’est dans l’ordre téléonomique des choses que l’explication réductionniste fait défaut. On a donc beau jeu d’énoncer que tout s’explique quand on a mis la téléonomie au stérilisateur. Monod dit que plus on avance dans l’explication causale et plus le besoin d’une autre explication s’évanouit. Est-ce sûr ? Du point de vue physico-chimique, il n’y a aucune différence entre Notre-Dame de Paris debout et ses décombres. Mais l’édifice debout « réalise un projet », qui est celui de l’architecte. Quant à moi, je refuse d’acheter un tas de décombres, même si c’est un prix Nobel qui essaie de me le vendre en m’affirmant que, architecte mis à part, c’est exactement comme un monument debout.

Il faudrait réfléchir à cette idée de téléonomie dans le cadre de la théorie de l’information. En liant l’information à l’entropie, le théorème de Brillouin6 nous permet d’exprimer intégralement les mêmes faits en termes d’entropie, indifféremment, ou d’information. Je ne pense pas qu’il nous autorise à dire qu’il n’y a que de l’entropie, par exemple, et que l’information n’est plus qu’une illusion animiste quand on a choisi de tout exprimer en termes d’entropie.

Mais c’est assez sur ce sujet que le lecteur aura peut-être trouvé ardu et ennuyeux. II est normal qu’il en soit ainsi : il s’agit de la plus récente et plus brûlante des querelles d’idées. Et dans ce domaine-là, on commence par entrevoir dans la confusion. C’est à force de disputer que les choses, lentement, s’éclairent.

Aimé MICHEL

(a) Jacques Monod : le Hasard et la Nécessité (Le Seuil, 1970), Madeleine Barthélemy-Madaule : L’idéologie du hasard et de la nécessité (Le Seuil, Paris, 1972).

Notes de Jean-Pierre ROSPARS

(*) Chronique n° 112 France Catholique – N° 1347 – 6 octobre 1972

  1. Aimé Michel a fait une longue recension critique du célèbre livre de Jacques Monod dans Un biologiste imprudent en physique (chronique n° 33 de mai 1971 parue ici le 25.1.2010). Il le cite souvent, par exemple dans les chroniques n° 144, Science et savoir (À propos de la foi de Pasteur et du projet que réalise la nature) parue ici le 4.1.2011, et n° 200, Les temps sont durs pour un matérialiste, parue ici le 19 mars dernier.
  2. Cette question, nettement formulée, sert de toile de fond à nombre des chroniques d’Aimé Michel. Comme l’écrit Stephen J. Gould « La nature a engendré l’esprit, et, à présent, il lui retourne la politesse en essayant de comprendre la façon dont il a été produit » (La foire aux dinosaures. Réflexions sur l’histoire naturelle, Seuil, Point Sciences n° S121, 1993, p. 13). À ma connaissance il y a trois grandes « explications » à la présence de l’esprit dans l’univers physique :

    1/ il n’existe rien en dehors de l’univers physique et les lois fondamentales de la physique rendront compte un jour de tout, y compris de l’existence de l’univers et de celle de l’esprit ;

    2/ les lois de la physique ne sont que les lois de la physique, elles ne permettent pas de rendre compte de tous les phénomènes, pas même de ceux de la chimie (qui n’a jamais pu être complètement « réduite » à la physique), ni de la biologie, encore moins de l’économie et de la société, car chaque niveau d’organisation obéit à ses propres lois qui sont irréductibles aux lois du niveau sous-jacent ;

    3/ l’univers physique n’est qu’une partie de la Création, il n’est pas auto-suffisant et les lois qui gouvernent son organisation sont elles-mêmes le fruit d’une Pensée. Cette liste n’est évidemment pas limitative.

    Remarquons que si les postulats fondamentaux des thèses 1 et 3 s’excluent mutuellement, pour tout le reste les oppositions sont moins évidentes et bien davantage le fruit de l’habitude ou de l’histoire que de la seule logique. En particulier, le Créationniste (thèse 3) ne prétend pas savoir comment Dieu crée, ni quelles lois Il a posé dans sa Sagesse, il ne se sent donc pas tenu de voir le doigt de Dieu dans le Big Bang ni sa main dans l’apparition des différentes espèces vivantes, y compris de l’Homme. Ni son doigt, ni sa main, mais son Esprit certainement ; il acceptera en particulier l’idée que les phénomènes révélés par la science ont un sens même si celui-ci lui échappe en grande partie. Être Créationniste en ce sens (avec un C majuscule) n’implique donc pas d’être créationniste (avec un c minuscule).

  3. Sur ce rejet par Monod de « Bergson, Teilhard de Chardin, Marx, le vitalisme, l’animisme et une certaine forme de mécanisme », voir la note 3 de la chronique n° 236, Teilhard de Chardin et les temps déchiffrés (Une discussion des trois idées-forces de Teilhard de Chardin) parue ici le 12.12.2011.

    Madeleine Barthélemy-Madaule, décédée en 2001, était une philosophe, née et formée à Paris, qui fut l’élève de Henri Gouhier, Victor Jankélévitch et Claude Tresmontant. On lui doit en particulier une étude de la pensée de Teilhard de Chardin confrontée à celle d’Henri Bergson, Bergson et Teilhard de Chardin (Seuil, Paris, 1963, 686 pp.)

  4. Cette prise de position d’Aimé Michel est à éclairante sur son attitude critique à l’égard du marxisme, du freudisme et du darwinisme. Elle met aussi en lumière un trait caractéristique de la pensée scientifique qui est de toujours partir de l’état actuel d’une question. On aurait évidemment tort d’en déduire qu’Aimé Michel ne s’intéressait pas à l’histoire de la pensée, rien ne serait plus faux. Son argument ici consiste à distinguer soigneusement les idées qui ont fait leur preuve des autres de manière à ne pas l’oublier lorsqu’on en suit la genèse historique. Cette approche de la question, juste dans son principe, peut cependant donner lieu à des méprises. On a ainsi pu reprocher aux scientifiques de réécrire l’histoire lorsqu’ils font le point sur leur discipline en substituant leur logique actuelle aux méandres de l’histoire réelle.
  5. Les idées de Pattee sont présentées dans la chronique n° 35, Un bébé encombrant (La biologie peut-elle aider à résoudre les énigmes de la physique ?), parue ici le 25.10.2010. L’article de H.H. Pattee La vie peut-elle expliquer la mécanique quantique ? a paru dans Quantum Theory and Beyond, Ted Bastin ed., Cambridge University Press, 1971.
  6. Léon Brillouin (1889-1969), formé à l’École Normale Supérieure, fut l’élève de l’illustre physicien Max von Laue, dans l’institut dirigé à Munich par Arnold Sommerfeld, à une époque où les séjours à l’étranger ne se pratiquaient guère. Il enseigna à la Sorbonne, à Harvard, à Columbia, au King’s College de Londres et au Collège de France. Il avait de qui tenir puisqu’il était fils, petit-fils et arrière-petit-fils de professeurs de physique au Collège de France. Brillouin avait de multiples talents. S’il se rendit célèbre comme théoricien, il fut aussi un excellent expérimentateur dont les expériences sur le mouvement brownien, inspirées par Jean Perrin, sont décrites dans l’ouvrage classique de ce dernier publié en 1913, Les atomes (collection Champs n° 225, Flammarion, Paris, 1991, pp. 189 et sq.). Il s’intéressa aussi aux applications : il fut un temps directeur de la Radiodiffusion française, en 1939 et 1940, avant d’émigrer aux Etats-Unis, puis plus tard, de 1948 à 1954, responsable du département électronique d’IBM aux États-Unis. Il contribua à la diffusion de la mécanique quantique en France dans les années 20. Son livre Science and Information Theory (Academic Press, New York, 1956, traduction française La physique et la théorie de l’information, Masson, Paris, 1959), dont il a fait une version vulgarisée, Vie, matière et observation (Albin Michel, Paris, 1959), est toujours cité aujourd’hui. Brillouin y explique son théorème, à savoir l’équivalence entre l’entropie et l’information. En deux mots, une source qui fournit une information voit son entropie (c’est-à-dire son désordre) augmenter tandis que le système qui reçoit cette information perd de l’entropie (son ordre augmente). C’est un résultat important que j’expliquerai plus en détail à l’occasion d’une autre chronique.