J’ai récemment écrit ici sur la notion classique de prudence, qui la présente comme le moule des autres vertus. La prudence est la vertu qui nous rend capables d’appliquer les principes généraux de morale à des situations concrètes particulières. Dans cette optique, pour qu’un acte soit vertueux, il doit résulter d’un jugement prudent et avisé.
Alors, comment enseignez-vous la prudence ? Enseignez-vous aux étudiants une kyrielle de règles et de raisons justifiant ces règles ? Puisque la prudence est la vertu grâce à laquelle nous appliquons les règles à des cas spécifiques, enseigner uniquement les règles aux étudiants reviendrait à leur enseigner les règles du basket sans jamais les mettre sur un terrain pour jouer. Non seulement il est probable qu’ils restent désorientés (essayez-donc d’expliquer le hors jeu à quelqu’un assistant pour la première fois à un match de foot), mais il est également probable qu’ils ne se sentent pas concernés.
Il y a eu des gens pour essayer de m’expliquer le cricket, mais puisque je n’ai jamais vu de match, je serai le premier à reconnaître que je n’ai pas fait très attention ni cherché à garder ces règles en mémoire.
Ce n’est pas que les étudiants ne devraient pas connaître et comprendre les règles, c’est que les règles seules ne produisent pas des jugements prudents ou des gens qui se soucient d’être moraux.
La prudence peut-elle être enseignée ? Oui, mais alors pas dans une classe avec un professeur. Oui, je suis professeur, et oui, j’enseigne la théologie morale. Alors, qu’est-ce que je pense être en train de faire ? Eh bien, je passe mon temps à rappeler à mes étudiants quelque chose qu’ils savent déjà – quelque chose que, je le souhaite, les gens qui les ont mis dans une classe d’éthique en vue de les rendre moraux comprendront.
« Les cours de théologie morale ne vous rendront pas meilleurs » leur dis-je. Et vraiment, certains cours d’éthique, surtout quand ils sont menés sous forme d’enquête, ont souvent pour résultat de renforcer la prédisposition des étudiants au scepticisme moral et peuvent vraiment les rendre pire. Souvent, les cours d’éthique ne font que procurer aux étudiants une kyrielle d’échappatoires intellectuelles pour leur permettre de faire ce que leur éducation parentale ou religieuse leur dit de ne pas faire.
Quand les cours de philosophie ou de théologie morale sont à leur meilleur niveau – ce qui est rarement le cas – le mieux que l’on peut probablement en attendre est de rendre les étudiants plus réfléchis, de leur procurer l’occasion de se dire : « hum, je devrais peut-être envisager de vivre de cette manière. » Mais faire des choix moraux requiert de la prudence, et cela, nous ne l’enseignons pas.
Nous ne l’enseignons pas pour la bonne raison que la prudence requiert l’expérience, et souvent dans un domaine particulier, et je ne peux enseigner à mes étudiants à être des avocats prudents, des médecins prudents et des politiciens prudents parce que je n’ai d’expérience pertinente dans aucun de ces domaines.
Les professeurs d’université ne sont généralement pas renommés pour leur prudence (pour le dire gentiment) bien que cela ne soit pas tout à fait juste. D’après mon expérience, les professeurs tendent à être prudents dans le domaine de compétence qui est le leur, tel que la recherche, l’enseignement et les programmes scolaires, mais imprudents dans les autres domaines tels que le recrutement ou les budgets. De ce fait, les professeurs ne peuvent enseigner la prudence qu’à ceux qui veulent eux-mêmes devenir professeurs.
Comme le fait remarquer Thomas d’Aquin, « la prudence selon laquelle un homme se gouverne diffère de la prudence selon laquelle un homme gouverne une multitude », et elle diffère également en fonction de la composition de cette multitude et de la raison pour laquelle elle est rassemblée. D’où l’existence, nous dit Thomas, d’une « prudence militaire » qui gouverne une armée rassemblée pour combattre et qui est distincte d’une « prudence domestique » par laquelle une maisonnée est gouvernée.
Les compétences nécessaires à la conduite d’une armée ne sont pas nécessairement celles nécessaires à la conduite d’une maison, d’une entreprise, d’une université. Gouverner une cité ou un royaume requiert « la prudence souveraine » et les citoyens ont besoin de « prudence politique ». Et ainsi de suite.
Nous pourrions ajouter la « prudence juridique », la « prudence commerciale », la « prudence ecclésiastique » à la liste de Thomas, mais le fait est que toutes font tristement défaut. Et pourtant les étudiants qui veulent faire autre chose que de l’enseignement ou de la recherche doivent partir et aller dans le monde et y trouver de sages et vertueux mentors dans le domaine où ils veulent travailler.
Il y a cependant des compétences et facultés que nous pourrions essayer d’inculquer à nos étudiants pour les aider à acquérir la prudence après leurs diplômes. Thomas d’Aquin mentionne :
– intelligentia : la compréhension des principes premiers
– ratio : le raisonnement pratique, incluant la capacité à rechercher et comparer les alternatives et à prendre les principes et leçons acquis dans un domaine pour les appliquer à un autre domaine
– memoria : une bonne mémoire pour les détails significatifs et une aptitude à tirer des leçons de l’expérience
– docilitas : une ouverture d’esprit qui reconnaît la variété et est capable de rechercher et faire usage de l’expérience et de l’autorité de tiers
– circumspectio : l’aptitude à tenir compte de toutes les circonstances pertinentes
– cautio : l’aptitude à estimer les risques et
– sollertia : l’aptitude à évaluer rapidement une situation et à être réactif.
Thomas appelle cela « la quasi totalité » des subdivisions de la prudence.
Il y a une autre intéressante distinction que Thomas établit entre ‘synesis’, qui concerne le jugement dans les affaires ordinaires, et ‘gnome’ qui est nécessaire en matière d’exceptions à la loi.
Combien meilleure serait la bureaucratie si les gens comprenaient que l’aptitude qui les rend si efficaces en temps normal n’est définitivement pas celle nécessaire dans les cas exceptionnels. Le premier cas pourrait être sous-traité par un robot. Le second est à jamais hors de sa compétence.
Enseignons-nous ces compétences, préparant les étudiants à être prudents ? J’ai justement à voir un cours prévu pour inculquer la prudence. Si nous n’inculquons pas la prudence, notre destin sera une querelle sans fin entre des légalistes irréfléchis d’un côté et des créateurs de vides juridiques laxistes de l’autre, ou une combinaison funeste de bureaucrates suivant des règles irrationnelles en face de découvreurs d’échappatoires de plus en plus qualifiés dans le monde de la bureaucratie moderne et de ses grognes sophistiquées.
Faute de prudence, nous devenons une culture de casuistes insensibles et constamment geignards, traitant de plus en plus avec les autres selon un protocole à rigidité bureaucratique fonctionnant avec des cases plutôt que de comprendre les problèmes particuliers des autres dans un esprit commun de fraternité.
Randall B. Smith est professeur de théologie (chaire Scanlan) à l’université Saint Thomas de Houston.
Illustration : Allégorie de la Prudence par le Titien, vers 1570 [National Gallery, Londres] Une inscription en latin à peine visible dit : « grâce à l’expérience du passé, le présent agit avec prudence, de peur de gâcher des actions futures ». Les historiens soupçonnent que les visages (les trois âges de la vie) sont respectivement le Titien lui-même (Tiziano Vecelli) pour le passé, son fils Orazio pour le présent et un jeune cousin, Marcello Vecelli, pour le futur. De même, le loup représente le passé, le lion le présent et le chien le futur.
Source : https://www.thecatholicthing.org/2018/07/07/teaching-prudence-and-not-teaching-it/
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