Cette biographie de Jean-Marie Lustiger, que nous offre Henri Tincq, il m’est impossible de l’accueillir simplement comme une page d’histoire ou même le portrait d’un personnage d’exception. Bien sûr, « le Cardinal » a inscrit sa marque dans le temps et s’offre à nous comme une figure d’un relief étonnant. Mais pour moi, il est plus que cela, parce qu’il fait partie de ma vie et parce qu’il n’est aucune des pages de ce livre qui ne sollicite pas en moi des souvenirs directs, des moments mémorables, des conversations qui me reviennent comme si elles étaient d’hier. Et surtout, le témoignage que nous donne Jean-Marie Lustiger, notamment à travers les rappels circonstanciés de son biographe, nous renvoie à notre actualité, à notre insertion dans le présent, parce que l’ancien archevêque de Paris n’appartient pas au passé, ne serait-ce qu’en raison de la rupture significative qu’il a créée dans l’Église et même dans la culture contemporaine. Il y a un avant et un après Jean-Marie Lustiger, comme il y a un avant et un après Ignace de Loyola ou Jean Bosco, car la césure qu’il a imprimée à son époque est en quelque sorte instauratrice et susceptible de provoquer de nouvelles vagues spirituelles et missionnaires.
Tout commence avec la venue au monde d’un petit Aaron au sein d’un couple de juifs polonais arrivés à Paris au lendemain de la Première Guerre mondiale. Le garçon qui joue avec ses camarades sur les pentes de Montmartre est déjà un Parisien typique avec toute la gouaille d’un poulbot, mais il est aussi l’héritier d’une famille venue de Bendzin en Silésie. Et déjà il porte en lui le destin tragique de l’Europe du vingtième siècle : « Le mot pogrom revient à la table familiale. Les enfants n’en comprennent pas le sens, mais devinent qu’il a à voir avec le fait d’être juif, avec la menace, la mort, le massacre. » Hélas, il ne s’agit pas seulement de l’évocation de la Pologne du début du siècle, car en dépit de la confiance souveraine faite à la France protectrice, la menace nazie est là. Elle va fondre sur la famille Lustiger avec la défaite de 1940.
Henri Tincq rapporte les circonstances de l’arrestation et de la déportation de la maman de l’adolescent, avant qu’elle ne disparaisse dans l’horreur d’Auschwitz. Il insiste à juste titre sur le séisme moral que constitue pour le jeune homme la perte de sa maman dans la catastrophe de l’anéantissement programmé du peuple juif : « Est-ce que tu vas encore réussir à sourire ? (…) Se demander si j’allais encore sourire était ma manière d’assumer le tragique de l’histoire. Une histoire dont je ne connaissais encore qu’une faible partie, parce que je n’avais pas vu ou était allée ma mère. » Henri Tincq est persuadé que ces épreuves insupportables « ont pour toujours tari sa joie de vivre, mais préparé l’homme d’action, éveillé son tempérament, sa philosophie centrée sur le tragique de l’existence et sa théologie dominée par la Croix ». Jugement incontestable, qui nous renvoie au chemin de croix de Montmartre, où, chaque année, l’archevêque de Paris ne laissait à personne d’autre que lui le soin de porter l’instrument du supplice. À l’encontre d’une spiritualité d’après-guerre, orientée vers un optimisme historique, Jean-Marie Lustiger se distinguera par cette gravité, sensible notamment lorsqu’il célébrait l’eucharistie. Cependant, j’ajouterai que Jean-Marie Lustiger savait sourire, je l’entends encore me dire qu’il avait en lui intact « le goût du bonheur ». J’ai encore des images où je le revois, presque octogénaire, comme illuminé intérieurement, avec un éclat qui lui restituait toute sa jeunesse.
Ce paradoxe ne s’explique que par la foi indéracinable de cet homme sans cesse abîmé dans la prière. Le biographe ne peut reprendre que la confession unique du Cardinal dans Le choix de Dieu, avec le moment décisif où l’adolescent pénètre dans la cathédrale d’Orléans le Jeudi saint de 1940 et y retourne le Vendredi saint. C’est là que tout se noue, avec le désir irrépressible du baptême, que l’évêque, Mgr Courcoux, lui administrera ainsi qu’à sa sœur Arlette, le 25 août 1940 dans la chapelle de l’évêché. Cette chapelle qu’il retrouvera quarante ans plus tard, étant nommé lui-même par Jean-Paul II évêque d’Orléans… À chaque fois que je relis ce récit, je suis saisi par la force de l’événement qui s’inscrit dans les grands moments de l’histoire chrétienne. C’est par une décision absolue de sa part que l’adolescent a reçu le baptême. Il lui a fallu douloureusement s’opposer à ses parents qui ne pouvaient admettre ce qu’ils considéraient comme un désaveu de l’appartenance au peuple juif. Mais lui s’est défendu avec la dernière énergie et continuera au lendemain de la guerre, lorsque son père voudra le persuader qu’il ne s’agissait que d’un acte de circonstance. Non, son adhésion au Christ est irrévocable et ne signifie en rien une rupture avec le judaïsme : « Le Nouveau Testament est issu de l’Ancien et Jésus est le messie annoncé par les prophètes, attendu par tout le peuple juif. » La cohérence est donc totale depuis le Jeudi saint 1940 jusqu’aux obsèques du cardinal à Notre-Dame de Paris, le 10 août 2007, lorsque la cérémonie à l’intérieur de la cathédrale est précédée sur le parvis par la récitation du kadisch, la prière juive pour les défunts. En deux chapitres substantiels (« Le fils des deux alliances » et « Le cardinal des juifs ») Henri Tincq indique à la fois l’explication théologique de cette cohérence et les conséquences pratiques d’une volonté résolue en faveur d’un rapprochement entre juifs et chrétiens, qui n’avaient jamais été menées avec autant de détermination et de succès…
Il faudrait pouvoir reprendre tout le fil de l’existence et commenter étape après étape les différents ministères de Jean-Marie Lustiger, non sans s’être attardé sur les années de formation qui furent d’évidence décisives dans l’orientation d’une intelligence exceptionnelle et dans ses choix philosophiques et théologiques. Mais il vaut mieux laisser aux lecteurs le soin de reprendre le parcours en suivant le biographe qui a enquêté auprès des meilleures sources. Ne pouvant qu’apprécier de façon synthétique l’ensemble du travail accompli par mon collègue, que j’ai côtoyé pendant toutes ces années si riches, je me risquerai à quelques remarques générales, en reprenant les termes de la conclusion du livre qui renvoient d’ailleurs aux développements de ses grandes articulations.
Que reste-t-il, se demande Henri Tincq, de l’œuvre de l’ancien archevêque de Paris, cinq ans après la belle unanimité qui a présidé à ses obsèques ? « D’abord le souvenir d’un homme pénétré de la grandeur de son ministère épiscopal, habité par un zèle pour Dieu exceptionnel, défenseur intransigeant de la foi, issu de cette race de cardinaux zelanti du XIXe siècle à Rome, férus de tradition et d’autorité, peu porté aux compromis. » J’acquiescerai largement à ce portrait et plus encore à cette affirmation : « Il a fallu un converti, baptisé sur le tard, un homme qui n’était pas issu de ses rangs, pour incarner, dans l’Église, l’esprit de résistance. » Tout ce que j’ai pu observer de près pendant ce quart de siècle parisien, confirme ces propos.
Et je ne saurais reprocher à Henri Tincq de rappeler les oppositions que certaines initiatives ont provoquées, pas plus que les coups de boutoir du Cardinal qui ont parfois fait mal à ceux qui en furent victimes. N’était-ce pas la rançon d’une œuvre fondatrice dont les grandes initiatives font date : « Son action institutionnelle dans les domaines de la communication, de la transmission de la foi, de la formation des prêtres et des laïcs, a fait des émules. Les combats qu’il a menés pour l’école, la bioéthique, sur la scène internationale ou dans les relations avec le judaïsme, ont engendré des héritiers. On lui reconnaît le mérite d’avoir redressé en France l’image et la place du catholicisme, après la grande dépression des années 1960-1970, où les forces s’épuisaient, où, devant le catastrophisme des chiffres, la tentation était au renoncement. »
Reste que le biographe donne voix aux contestations dont « le cardinal prophète » a été l’objet, non sans leur donner quelque crédit. Il faudrait s’interroger sur ce qualificatif de « néoconservateur », qui s’est rapporté ces dernières années à un courant intellectuel nord-américain dont je doute que le Cardinal ait jamais partagé l’idéologie. Sans doute le concept peut-il être élargi, et reprécisé ; mais alors il prête à une discussion serrée que je ne puis qu’esquisser. Henri Tincq désigne d’une phrase la tendance du catholicisme français à laquelle Jean-Marie Lustiger s’est directement opposé. Il parle « de la tradition missionnaire française, d’une présence discrète au monde, confiante dans les possibilités de la modernité, ouverte aux médiations et aux dialogues, rétive à tout discours trop autoritaire et normatif ». À l’inverse, le cardinal aurait été certes libéral sur les droits de l’homme et moderne sur la morale sociale, mais raide sur le dogme, l’enseignement et la liturgie, et voulant restaurer « l’hégémonie morale et politique du catholicisme ». Il est question aussi « d’une Église de purs, formée en vase clos, nourrie à la piété plus qu’à l’action sociale, fermée à tous débats internes, privilégiant les classes intellectuelles et bourgeoises, chargée de diffuser une éthique chrétienne en s’érigeant contre une modernité vilipendée ».
À cette somme de griefs, la biographie dans son ensemble pourrait répondre d’elle-même. On pourrait dire que du point de vue de la foi, Jean-Marie Lustiger a bel et bien été intransigeant, intégraliste si l’on veut. Mais c’est en s’initiant à l’enseignement des penseurs les plus féconds du christianisme, ceux qui ont creusé avec le plus de sagacité dans les ressources de l’Écriture et de la Tradition, en montrant comment les profondeurs du mystère divin éclairaient le cœur de l’homme qu’il a acquis sa stature théologique. La fidélité au dogme n’est pas rétraction sur des formules figées. Mais exploration de l’infini de la Révélation. Un penseur de la dimension d’Henri-Irénée Marrou avait immédiatement repéré chez le jeune abbé Lustiger ce sens de la foi, cette aptitude à entrer dans le mystère, autant par l’intelligence que par la prière. Son amour de la liturgie, singulièrement de l’eucharistie n’avait pas d’autre explication que son ancrage dans la dramatique divine.
Le rapport du Cardinal avec la modernité ? C’est vrai qu’il n’était pas univoque. Autant il était ouvert à tout ce que les sciences humaines pouvaient faire comprendre de la société de son temps, autant il se méfiait des courants qui avaient opéré la scission la plus brutale avec l’héritage biblique et chrétien. Il ne pouvait pas ne pas établir de relations entre les totalitarismes du XXe siècle et ce qu’il y avait d’équivoque et de trouble dans les Lumières du XVIIIe siècle. Et pour en venir aux méthodes de la pastorale du milieu du XXe siècle, autant il admirait les pionniers des aventures missionnaires, autant il était circonspect devant des expériences qui ne répondaient plus aux espoirs qu’ils avaient fait naître. Face à l’affaissement spirituel et apostolique qu’il constatait, il fallait s’engager sur d’autres chemins. Et rien de fécond ne s’accomplirait sans approfondissement doctrinal et sans ressourcement dans les sacrements et l’oraison.
C’est vrai que Jean-Marie Lustiger aura eu ses impatiences, ses colères, mais c’était toujours en raison du Royaume. Absolument moderne, comme le voulait Rimbaud, c’est-à-dire impitoyable pour ce qui gâtait cette modernité et ses promesses. Mais Henri Tincq en semble bien persuadé lui-même, après avoir répercuté le réquisitoire des opposants. Il n’en affirme pas moins très haut que « sa voix n’a pas fini de se faire entendre ». S’il le définit comme prophète, c’est en pleine conscience de l’appel qu’il avait reçu comme « fils de la Promesse et baptisé par l’Église qui était pour lui la voix même de Dieu ». « Ce Dieu avec lequel il vivait , écrira son ami philosophe Jean-Luc Marion, qui lui a succédé à son fauteuil de l’Académie française, dans un face-à-face permanent, intérieur et irréfragable avec une évidence absolue de sa présence. »
Henri Tincq, Jean-Marie Lustiger. Le cardinal prophète, Grasset, 366 p., 20,90 euros.