Le pape François a mis en lumière les pauvres et les marginaux – particulièrement dans son Argentine d’origine, où il les connaît intimement – mais également dans le monde entier. Ceci m’a en quelque sorte éperonné pour relire Dorothy Day (1897 – 1980), avocate des travailleurs pauvres et exploités d’Amérique du nord, qui est une icône parmi les catholiques férus de justice sociale. La cause pour sa canonisation a été ouverte, aussi porte-t-elle déjà le titre de ‘Servante de Dieu’.
Je me réjouis de l’avoir fait, car cela m’a réservé quelques surprises.
Day était fille d’un journaliste et écrivain de talent dans son propre domaine. La famille déménageait souvent car son père sautait d’un travail à l’autre. Très tôt, elle a fait une expérience formatrice au cours du tremblement de terre de San Francisco en 1906. Les Day vivaient à Oakland et n’en ont pas subi le plus fort. Mais Dorothy fut impressionnée par la manière dont les gens ont ouvert leurs portes aux réfugiés de la ville en ruines.
Le journal où travaillait son père avait entièrement brûlé. Du coup, départ pour Chicago. Là, elle gagna une bourse pour aller à l’université d’Illinois, où elle rejoignit le parti socialiste. Comble d’ironie, sa bourse avait été établie par William Randolph Hearst, le fameux éditeur de journaux — et capitaliste — qui a servi de modèle pour le personnage de Citizen Kane dans le film d’Orson Welles.
Au bout de 2 ans, elle quitta l’université et s’impliqua dans des causes radicales, écrivant au sujet des femmes, des pauvres, et des travailleurs, comme exutoires d’extrême gauche. En cours de route, elle écrivit un roman qui lui rapporta beaucoup d’argent quand Hollywood acheta les droits pour en faire un film.
Eugène O’Neill, et d’autres écrivains en vue se lièrent d’amitié avec elle (bien qu’elle ne soit pas une intellectuelle, et ce fut une bonne chose car cela la préserva des sauvageries du marxisme.)
Tout ceci était du gauchisme ordinaire et passa rapidement, comme ont passé les causes auxquelles elle s’est confrontée à sa manière. Mais il y a un autre aspect d’elle-même, et celui-là intéresse la Congrégation pour la cause des Saints — et nous.
Pour commencer, elle a dû faire face à des choix personnels cruciaux. A l’époque où elle vivait parmi les radicaux qui menaient des vies irrégulières, elle a eu de nombreuses liaisons et même un avortement. (Si elle est canonisée, elle pourrait devenir la patronne de celles qui, trompées par les mœurs sexuelles modernes jusqu’à se retrouver enceintes, ont ensuite détruit leur propre enfant.)
Sa fille unique est née alors qu’elle était mariée civilement avec Forster Batterham. Il était anglais, naturaliste pur et dur, de ceux qui pensent que les splendeurs de la nature excluent ou s’opposent à la foi — et il était rien moins qu’enchanté par les enfants ou par l’attrait grandissant de Dorothy pour le catholicisme.
Elle laissa tomber cet homme qu’elle aimait — ce qui pourrait même de nos jours être dénoncé par certains critiques comme une pure inclination devant les règles Romaines. Mais Dorothy était entraînée vers des vérités simples : « Aux yeux de Dieu, le fait de se tourner vers les créatures à l’exclusion de Lui, est adultère, et c’est écrit encore et encore dans les Ecritures ».
Sa conversion affecta son activisme social. Alors qu’auparavant elle était essentiellement socialiste (son amie Elizabeth Gurley Flynn fut élue plus tard à la tête du parti communiste des Etats-Unis, et continua à citer des personnages tels que Castro, Ho chi Minh et Mao longtemps après qu’ils aient été périmés), la catholique Dorothy Day était davantage influencée par Peter Maurin. Ils devinrent « Distributistes » dans la tradition de Chesterton, Belloc et Vincent Mac Nabb — quoique, si c’est possible, encore plus imprévoyants.
Leur publication, « Le travailleur catholique », devint rayonnant, plus par la pureté de la vie des participants — qui présentaient une pauvreté volontaire, une petite communauté de vie, et une aide directe aux pauvres — que par rien de ce qu’ils proposaient théoriquement. Il parut partout : dans les églises et les écoles catholiques, et même une copie dans une mine à 5 miles sous terre.
Maurin avait grandi dans la France rurale, et recommandait aux gens de produire leur propre nourriture et de fabriquer le plus de choses possibles pour leur usage personnel. Selon leur programme, un retour à la terre, et la propriété pour le travailleur, ces attrayants côtés de la « Distribution » prenaient leurs racines dans le fait de se centrer sur un travail qui ait du sens pour la dignité humaine. Ils développaient aussi des projets pour prendre soin des pauvres et des sans travail. Cependant, leur vraie efficacité tenait dans les modestes maisons de travailleurs catholiques qu’ils ont fondées et qui offraient un amour et un soutien concrets.
Et ils faisaient preuve d’un sens de l’humour qui est souvent absent chez les honnêtes chercheurs de justice sociale. Day raconte, par exemple, que les dockers se plaignaient parfois de ce qu’on leur « jetait des trucs à la figure… d’abord, c’étaient les communistes, ensuite ce furent les Témoins de Jéhovah, et maintenant, ce sont les catholiques. » Et elle était très franche à propos de l’irréalisme de leurs projets chimériques, et de leurs échecs pratiques. Elle raconte qu’un jour elle a grogné à Maurin : « Pourquoi a-t-il fallu que tu mettes tout cela en route ! »
Ils ont quitté la plupart des activistes sociaux de façon spectaculaire et cela entraîna leur attitude envers l’Etat. Il y a depuis longtemps un débat parmi les catholiques sur le fait de soutenir les programmes du gouvernement, comme étant une question de « justice » – ou de promouvoir la « charité » au sens de prendre directement soin les uns des autres.
Pour Maurin, la « charité » qui n’engageait pas et ne s’investissait pas était une offense à la dignité et à la valeur des travailleurs. Les organisations humanitaires catholiques elles-mêmes semblaient contaminées :
De plus en plus parmi eux recevaient une aide de l’Etat, et ce faisant, ils devaient rendre des comptes à l’Etat. Ils se sont retrouvés aux mains des fonds communs et de la charité discriminatoire, centralisée et départementalisée, face à des bureaux, des immeubles, une bureaucratie tatillonne, exercée aux dépens des valeurs humaines.
Cela fait longtemps que je me dis que le monopole virtuel de l’Etat sur l’éducation, la charité, et maintenant la santé — quelles qu’en soient les bonnes intentions — détruit la liberté chrétienne et toute l’économie de la « caritas ».
Mais je suis également sceptique quant à l’idée qu’une Eglise mondiale puisse être efficace en l’absence d’un minimum d’organisation.
Beaucoup de choses ont changé bien sûr depuis leur époque. Le travail et le capital, sont devenus également, de façon encore plus flagrante, les copains du gouvernement. La croissance de la population et sa dépendance de méthodes modernes d’agriculture rend la vision qu’avaient les Distributistes d’un retour massif à la terre, à la fois peu vraisemblable économiquement, et peu souhaitable du point de vue de l’environnement.
Mais ce qui n’a pas changé, c’est la vraie charité chrétienne. Le pape, comme le mouvement des Travailleurs catholiques, a lancé un défi plus radical que les efforts politiques habituels : comment peut-on sauver les gens des illusions de l’individualisme et du collectivisme ? Comment pouvons-nous récupérer dans les conditions de la vie moderne, la vraie éthique catholique des personnes qui vivent en communauté ?
Traduction de « Re-reading Dorothy Day »
Photo : Dorothy Day par Judd Mehlman pour le New York Daily News (1965).
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