Emmanuel Todd et la mort de Dieu (paru dans FC n°3147 du 9 janvier 2009) - France Catholique
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Marie dans le plan de Dieu
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Emmanuel Todd et la mort de Dieu (paru dans FC n°3147 du 9 janvier 2009)

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23 OCTOBRE

Emmanuel Todd est depuis longtemps déjà un des acteurs les plus intéressants du débat social et poli­tique. Souvent intempestif, il secoue les idées les mieux établies avec une belle pugnacité, provoquant indignation et courroux. Ainsi soutient-il que le déclin des États-Unis est en marche, que leur puissance apparente est en fait fragile, leur économie minée. Cela demeure très iconoclaste, en dépit de la crise financière et économique qui est largement partie de chez eux. Mécontent, indigné, ou pas convaincu, on a tout de même intérêt à ne pas dédaigner l’avis de l’ana­lyste qui prévoyait en 1976 la décomposition du système soviétique en annonçant explicitement la chute fi­nale. Depuis lors ses travaux de sociologue et de démographe ont mis en évidence l’importance des structures familiales, soulevant l’enthousiasme d’un Pierre Chaunu. À contre-courant de la doxa libérale, il s’oppose au système absolu du libre-échange, réclamant un protectionnisme européen. Il franchit un nouveau pas dans son dernier essai (Après la démocratie, Gallimard) en donnant de la crise une analyse qu’on pourrait dire décapante.

Je ne suis qu’à mi-parcours du livre et ne puis encore donner mon avis sur l’ensemble de la démonstration même si je l’anticipe largement. D’ailleurs, suis-je compétent pour donner un avis vraiment motivé sur le domaine économique ? Si j’ai envie de réagir tout de suite, c’est en raison de désaccords de fond que j’ai avec Emmanuel Todd et qui ne préjugent en rien de rapprochement sur d’autres terrains. Je suis parfois étonné de certains de ses raccourcis, lui, par ailleurs si rigoureux et si patient dans ses recherches de fond. Exemple, cette affirmation abrupte : « L’athéisme a triomphé. Il est bien entendu synonyme de liberté. Sa justification logique est simple et solide : le monde est, il n’y a rien d’autre qui soit perceptible et l’inexistence de Dieu n’a même pas à être prouvée. Démontrer Dieu à la manière de Descartes, parier qu’il existe comme le fait Pascal sont des tentatives bien futiles à l’évidence du rien. L’athéisme n’a d’ailleurs pas tort lorsqu’il dénonce l’agnosticisme qui prétend se tenir à égale distance de la croyance et de l’incroyance, comme illogique. Peut-on sérieusement mettre sur le même plan le monde réel des athées, vide d’être suprême aussitôt que l’on cesse de croire aux miracles, et l’espace métaphysique des croyants, empli d’une créature plus imaginaire que puissante… »

J’interromps la citation parce que la suite pose d’autres problèmes que j’aimerais d’ailleurs discuter mais qui appartiennent à un registre différent.
Je ne suis pas du tout persuadé que l’athéisme a triomphé. Où ? Sûrement pas partout dans le monde. En France, sous quelle forme ? Avec ce caractère de radicalité et d’indifférence métaphysique ? Peut-être, mais pour quelle catégorie de populations ? Il me paraît douteux que la culture la mieux partagée se caractérise par ce type d’athéisme. Emmanuel Todd, qui a lu Christopher Lasch devrait s’interroger aussi sur la propension post-moderne au gnosticisme, celui dont est imprégné le Da Vinci Code. Je suis prêt à soutenir la thèse inverse de celle de Todd, expliquant que « l’abandon de la foi émancipe l’homme d’un ramassis de mythes indémontrables ». Pour moi, c’est strictement l’inverse. C’est l’abandon de la foi, en fait rationnellement très construite, qui débouche sur un ramassis de mythes indémontrables. Comme le montre au surplus Christopher Lasch, là où la foi donnait le courage du réel, la gnose moderne est fuite en avant de la condition humaine.

Faut-il reprendre une à une les propositions de cet athéisme inoxydable, qui, par définition, refuse de s’interroger sur soi ? « L’inexistence de Dieu n’a même pas à être prouvée ». Tiens donc… Le beau rationalisme tranquille qui procède par simple négation… Faudrait-il regretter les anciens musées de l’athéisme dans l’empire stalinien, ou, au moins, on essayait d’articuler une pensée cohérente, une opposition consciente à un patrimoine considérable. Passez muscade, il n’y a rien à voir. Les grandes pensées métaphysique de la Grèce ? À la trappe. Deux millénaires de christianisme ? L’oubli pur et simple. Descartes et Pascal ? Futiles. Ah bon ? Mais en ce cas, l’homme lui même comme énigme en ce monde pourrait être la première des futilités.

Il est vrai qu’Emmanuel Todd n’est pas sans inquiétudes, qu’il n’ignore pas les angoisses d’aujourd’hui, mais c’est pour tempérer tout de suite le poids de son incertitude : « La France a, dans l’en­semble, tenu le choc du vide métaphysique. Les effets pathogènes de l’incroyance de masse ne sont nullement dominants. L’instinct de vie existe, et nous devons bien admettre que, même dépourvue de sens, la vie contemporaine peut être très agréable, en vérité de plus en plus intéressante avec l’ouverture du monde par les moyens de transports et de communications de l’âge électronique. » Et encore : « Aujourd’hui, en l’absence de sécurité métaphysique, il nous reste du moins la sécurité sociale, et un certain confort de l’existence, qui permet à la majorité des hommes et des femmes de profiter raisonnablement de cette vie dénuée de sens. » En ce cas, la seule crainte viendrait de la possibilité de disparition des sécurités de notre société. Et ce serait le retour de l’irrationnel, comme on le voit en Amérique où « une religiosité exhibitionniste et morbide se répand, qui réclame la fin de la liberté d’avorter et le rejet de la théorie darwinienne de l’évolution ». Faut-il commenter ce genre d’amabilité ? Elles sont conformes à l’estime que porte Emmanuel Todd au phénomène religieux, avec cette réserve que « la Réforme » y est mieux traitée que le catholicisme accusé de mépriser « l’enseignement, vecteur d’hérésie ».

Un seul point d’accord entre nous : « l’incroyant semble ne se sentir bien dans sa certitude que s’il y a encore dans la société un Église, minoritaire, mais porteuse d’une croyance positive en l’existence de Dieu qu’il peut critiquer et nier. » Cela me fait penser à ce qu’écrivait le Père de Lubac au début du Drame de l’humanisme athée : « Humanisme positiviste, humanisme marxiste, humanisme nietzschéen : beaucoup plus qu’un athéisme proprement dit, la négation qui est à la base de chacun d’eux est un antithéisme, et plus précisément un anti-christianisme. » Mais, comme le remarque justement Todd, nous n’en sommes plus là. Les grands systèmes athées sont loin. Ce n’est pas, cependant, le prétendu déclin du christianisme qui a provoqué leur disparition. L’humanisme marxiste est mort de ses crimes et du rejet du joug insupportable qu’il faisait peser sur les peuples qu’il avait prétendument libérés. Le Père de Lubac écrivait encore : « Si opposés que les athéismes soient entre eux, leurs implications souterraines ou manifestes sont nombreuses, et de même qu’ils ont un fondement commun dans leur rejet de Dieu, ils trouvent aussi des aboutissements analogues, dont le principal est l’écrasement de la personne humaine. »

Ce n’est pas directement du déclin ou de la disparition du christianisme que souffre l’athéisme actuel mais de l’éclatement de son univers intellectuel, avec l’impossibilité de retrouver une cohérence, sinon dans la suspension de la pensée, l’hébétude du néant et donc la mort de l’homme. Je me souviens, à ce sujet, d’une conversation avec le Père de Lubac que j’ai du avoir en 1986, alors qu’il relisait et annotait le manuscrit de mon livre L’Église Catholique, crise et renouveau : « Si j’avais à réécrire un essai sur l’athéisme, je procéderais tout autrement, car celui dont j’ai parlé n’existe plus. Il faudrait le retrouver dans l’errance des pensées et les destins erratiques. » Je suis sûr du sens de ses paroles, sans les reproduire exactement.

Donc, je retiens simplement de Todd l’absence de polémique métaphysico-historique entre l’Église et le monde communiste qui existait, il y a un demi-siècle. Cela ne contribue pas aux fulgurances idéologiques et à l’affrontement des croyances collectives. Reste qu’il faudrait revenir à ce que le sociologue appelle péremptoirement « la crise terminale du catholicisme ». Ce n’est pas d’abord en tant que catholique que je discuterais cette thèse qui se veut sociologique. C’est en tant qu’observateur.

J’en parlais il y a peu avec Émile Poulat dont la compétence dans ce domaine est indispensable. Il me faisait remarquer que le catholicisme est la réalité sociale qui a le mieux résisté à la transformation générale de notre espace national, ne serait-ce que sur le terrain institutionnel. Que la pra­tique religieuse se soit considérablement rétrécie n’est pas niable. C’en est au point que Dieu a fait plus que changer en Bretagne, et ailleurs – là c’est moi qui traduit dans mon langage. Mais l’Église catholique n’en demeure pas moins la seule référence symbolique permanente visible, active. Et cela compte singulièrement dans un monde où tous les autres systèmes de sens ont sombré. On pourrait, certes, faire une mention spéciale à l’expansion de l’évangélisme protestant dans certaines zones de banlieues qui prend aussi à revers le mouvement de sécularisation. Mais c’est un phénomène qui ne recouvre pas encore l’ensemble du territoire.
Ce qu’Emmanuel Todd n’a pas enregistré dans son logiciel sociologique c’est la spécificité du phénomène religieux, celle qui peut surprendre son mode d’interprétation. La France a connu plusieurs phases d’évangélisation et de réévangélisation. Ce fut le cas au XVIIe siècle, comme au XIXe après la vague de déchristianisation révolutionnaire. Il est toujours hasardeux de fermer l’histoire en décrétant qu’elle est définitivement bloquée à tel stade intellectuel de son évolution. « L’argent, la sexualité et la violence sont désormais au centre de notre dispositif mental et médiatique », écrit Emmanuel Todd. N’est ce pas un peu court pour une humanité qui n’a pas seulement dans sa mémoire les matérialistes de l’Antiquité chers à Karl Marx ? Le Père de Lubac terminait son grand livre sur l’athéisme par une évocation saisissante de Dostoïevki. Dostoïevski est aussi actuel et pérenne que Marc Aurèle. Le monde clos, terne et gris de notre sociologue pourrait, quelque jour, être secoué par l’impatience des limites qui caractérise cet être étrange qu’est l’homme.