Avouerais-je que j’ai quelque embarras à rentrer dans la querelle déclenchée par Emmanuel Todd avec son essai fracassant intitulé Qui est Charlie ? publié au Seuil. Pourtant, il se trouve que j’ai des des désaccords abyssaux avec lui et qu’il m’est strictement impossible de donner le sentiment que je pourrais partager une sorte de complicité avec ce qu’il faut bien appeler son système intellectuel. Système bouclé, archi bouclé autour de concepts en fer, qui renvoient à ce qu’a pu être un certain marxisme hier. Mais par ailleurs, je connais Emmanuel Todd, sa générosité, son courage aussi qui l’amènent à braver les unanimités bien-pensantes. Je ne voudrais pas non plus qu’un désaccord motivé fasse croire non seulement à une hostilité personnelle mais encore à une mésestime intellectuelle. Il a derrière lui toute une œuvre que l’on ne saurait mépriser. J’ai encore le souvenir du vif éloge que l’historien Pierre Chaunu faisait de sa recherche anthropologique sur les structures familiales.
Il est vrai que c’est la théorie tirée de cette étude qui fait aujourd’hui problème, du fait du systématisme que j’évoquais, qui enferme les actions humaines dans des déterminismes pires que ceux de la lutte des classes d’antan. Il y a chez lui une tentation au réductionnisme sociologisant qui m’effraie même s’il se réclame d’Émile Durkheim et de Max Weber. La façon dont il traite la théologie et les convictions religieuses s’apparente à un curieux mécano, avec des conséquences parfois terrifiantes. Je ne suis pas disciple de Martin Luther mais j’ai du mal à admettre que la prédestination protestante anticipe sur l’idéologie nazie et l’extermination des juifs.
Et pourtant, tout n’est pas faux dans ce livre. Les études statistiques montrent à l’évidence que ce n’est pas la France unanime qui a manifesté le 11 janvier par solidarité avec l’équipe de Charlie Hebdo et les victimes juives de la la porte de Vincennes. Oui, il existe dans notre pays de fortes divisions, des clivages incontestables. Emmanuel Todd a le mérite de le rappeler et d’en faire l’analyse. Mais il gâche son propre travail en nous engageant dans des considérations plus susceptibles de brouiller les perspectives que de promouvoir une réflexion toujours nécessaire.
