ÉLOGE DU NYAKA - France Catholique
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ÉLOGE DU NYAKA

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« Aspirer à la Présidence de la République Française sans savoir lire le bilan de la Banque de France, c’est indécent », ai-je entendu dire de l’un des Aspirants1. Bien entendu, lui sait. Ou plutôt, je suis obligé de le croire sur parole, car m’étant parfois égayé à cette frivole lecture, j’ai constaté qu’elle est truffée de données incontrôlables. Le noble Bilan, fleur annuelle des énarques financiers que le monde nous envie, est une fleur rhétorique comme une autre, mais obscurcie par les chiffres2. J’imagine de Gaulle, qui fit tout par rhétorique et vision, laissant tomber ces mots : « Monsieur le Gouverneur, j’ai lu votre bilan, et je vous fais mes compliments. Veuillez, je vous prie, m’en rédiger un autre plus conforme au discours que je vais prononcer ce soir ». Ceux qui connaissent l’infinie complexité des choses se moquent des Nyaka. « Il n’y a qu’à, il n’y a qu’à… » grondent-ils en nous tirant l’oreille. « Ignorants ! Si vous saviez ce que nous savons, vous auriez honte de nous demander l’impossible ». Pour en rester à de Gaulle, quand il se nomma lui-même chef de la France Libre en août 40, son idée était simple : « Il n’y a qu’à remettre la France écrasée dans le camp des vainqueurs ». Ce qu’il fit, n’étant d’ailleurs qu’un général à titre provisoire condamné pour haute trahison, et disposant sur le papier des forces suivantes : 98 officiers, 113 sous-officiers, 716 soldats, 1 188 civils et pas de budget, joli bilan ! Cinq ans plus tard, ses représentants recevaient la capitulation des vaincus3. Oui mais, − disent ceux qui savent, son génie politique, etc. − Justement. Il est certain, et démontré par les chiffres, que la France, voire l’Europe, et même l’Amérique, sont dans le pétrin, beaucoup moins cependant que l’URSS4. Tous ces pays « avancés » sont-ils plus bas que la France d’août 40 ? Le danger, ce n’est pas l’infinie complexité des problèmes qui nous écrasent. Ce n’est pas, par exemple, le fatras où se perdent les négociateurs de Genève, ensevelis sous l’infinie complexité de leurs armes aussi terribles qu’inutiles5. Tout ce fatras partirait en fumée si quelqu’un trouvait la décision miracle capable de faire tout à coup surgir la confiance. Tous ces négociateurs savent bien qu’aucun des deux camps ne veut faire la guerre. Peur ? Ce n’est pas un problème de chiffres, mais de psychologie. La proposition miracle est-elle un rêve d’ignorant ? C’est ce qu’on dit avant. Nous y sommes. Je viens de feuilleter quelques textes politiques des années 1960. L’Occident mourait de peur face au bloc colossal de la Chine et de l’URSS. 1964 : la France reconnaît la Chine. Quelqu’un en Occident a deviné que le tête-à-tête sino-soviétique pesait aux communistes chinois. C’était de Gaulle. Six ans plus tard, un certain Américain allait voir secrètement la Chine sur place (9 juillet 1971). C’était Kissinger. Deux hommes imaginatifs (en réalité trois : Nixon, auquel il est juste d’ajouter Chou-en-Lai, donc quatre) ont mis fin à la terreur de cette époque, réalisant l’impossible Nyaka6. La Terreur, en 1987, c’est l’affrontement militaire en Europe. Tous les soirs, dans mon lit, j’écoute Radio-Moscou. Quelle maladresse ! Comme nous ils ont peur. C’est un des effets de Tchernobyl. Même leurs plus insupportables rodomontades expriment la peur. Englués dans leur manichéisme, ils répètent sur tous les tons qu’il faut mettre un terme à la course aux armements, en commençant par les armes les plus effrayantes. Ils ont cessé de vouloir cacher ce que tout le monde voit : leur délabrement économique. C’est un progrès7. « Commencer par les armes les plus effrayantes », cela répond à une certaine logique. C’est une idée de technocrates. Quand comprendront-ils que la peur qui nourrit et aggrave la méfiance n’est pas celle des « armes les plus effrayantes », mais celle de l’armée classique, qui envahit et occupe ? Il y a là un Nyaka à découvrir. Ne restent à trouver que ceux qui trouveront. Je crois qu’ils existent déjà, car la peur est le commencement de la sagesse8. Aimé MICHEL Chronique n° 440 parue dans France Catholique − N° 2111 − 19 juin 1987 Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 8 mai 2017

 

  1. C’était il y a trente ans. Les neuf Aspirants de l’époque étaient : François Mitterrand, Président de la République depuis mai 1981 (PS), Jacques Chirac, son Premier Ministre depuis mars 1986 (RPR), Raymond Barre (UDF), Jean-Marie Le Pen (FN), André Lajoinie (PCF), Antoine Waechter (écologiste), Pierre Juquin (PSU et LCR), Arlette Laguiller (trotskiste) et Pierre Boussel (alias Pierre Lambert, trotskiste). Le premier tour eut lieu le 24 avril 1988, Mitterrand obtint 34% des voix, Chirac 20%, Barre 17%, Le Pen 14%. Au second tour, le 8 mai 1988, Mitterrand l’emporta avec 54% des voix contre 46% à Chirac. L’élection qui vient de s’achever s’en distingue, on le voit, par un partage presque égal des voix entre les quatre candidats arrivés en tête au premier tour (tous entre 20 et 24 % au lieu de 14 à 34 %), faiblement compensé par l’amenuisement de l’ensemble des autres candidats qui ne recueillent que 9 % des suffrages exprimés (au lieu de 15 % en 1988).
  2. Le bilan de la Banque de France (BDF) « truffé de données incontrôlables » ! L’intrépidité de cette affirmation ne manquera pas de frapper quiconque est, comme moi, saisi d’effroi devant l’abstraction des mécanismes monétaires et leur valse des milliards (de francs à l’époque). Elle confirme à nouveau le refus de l’auteur de se laisser impressionner et sa conviction qu’en travaillant il pourra déchirer le rideau des apparences, tout profane qu’il soit et « bien persuadé qu’il ne sait rien » mais que, « les choses étant ce qu’on les voit, il en sait tout autant que ceux qui n’en savent pas davantage, selon l’immortelle sentence de Pierre Dac. » (Chronique n° 346, 20.04.2015).
  3. Comme on le voit, le recours à la grande figure du Général ne date pas d’aujourd’hui ! Cet apologue teinté d’humour rappelle qu’il existe bien des situations exceptionnelles où faire fi des difficultés pratiques présente des avantages. Cependant, il n’est recommandé de suivre cette voie que lorsque la situation est désespérée et qu’on estime n’avoir plus rien à perdre à tenter le tout pour le tout. « Les hommes sont capables des plus belles folies quand ils sont au pied du mur, et même de s’enthousiasmer. En politique plus qu’en rien d’autre, c’est de médiocrité que l’on meurt, c’est de généreuse folie que l’on ressuscite quand tout semble perdu. » (Chronique n° 433, 28.11.2016). Le pur volontarisme ignorant les contraintes du réel est moins recommandable dans le cours habituel des choses car il n’est pas raisonnable de jouer à la roulette russe le sort matériel et moral de populations entières quand des options moins hasardeuses s’offrent à l’action. Ce qu’Aimé Michel veut dire, ce n’est pas qu’il faille ignorer « l’infinie complexité des choses » mais savoir transcender cette complexité en proposant des objectifs qui ne se réduisent pas à des solutions immédiates et faciles. Il y a bien un ordre de la politique (la vision) et un ordre de l’économique (la réalisation) qu’il ne faut pas confondre sous peine de tomber dans l’illusion tenace du Nyaka. Peut-on en tirer un enseignement pour la campagne présidentielle qui vient de se terminer ? Elle a encore fait la part belle au Nyaka (Nyaka rétablir les frontières nationales, Nyaka injecter suffisamment de milliards d’euros pour relancer le moteur, Nyaka interdire les licenciements et partager le temps de travail, Nyaka…, Nyaka…). Deux lois ou trois, simples et évidentes, sans effort collectif d’adaptation distribué à tous les niveaux de la société (c’est aux « autres » de s’adapter), tels sont les ressorts toujours renouvelés, mais toujours semblables, des rêves dont on aime se bercer en période électorale. En réalité, la solution des problèmes (chômage, disparités régionales, inégalités, etc.) ne peut être qu’une œuvre de longue haleine poursuivie avec constance, un traitement au long cours, comme on dit en médecine pour les maladies chroniques. Quoi qu’on dise, ce traitement passe par « le consensus, la priorité du producteur, l’effort partagé, l’attachement à l’entreprise et la vision à long terme », pour reprendre les mots de l’ingénieur et industriel Jean-Louis Beffa que partagent tous ceux qui entendent s’appuyer sur un diagnostic réaliste. On aurait souhaité entendre plus souvent ces mots d’encouragement qui s’adressent autant au cœur qu’à la raison. Il semble qu’on en soit encore loin et c’est ce qui rend si durable le mal dont nous souffrons.
  4. En remplaçant URSS par Russie, la même phrase semble pouvoir s’appliquer aujourd’hui encore…
  5. Ces négociations de Genève concernent la crise des euromissiles commencée en 1977 par l’installation de missiles soviétiques SS20 en Europe de l’Est (voir la chronique n° 382, Après le vote du Bundestag sur les Pershing, même la terreur s’évente – Un épisode clé de la guerre froide : la crise des euromissiles de 1983, 24.08.2015). En novembre 1985, Mikhaïl Gorbatchev et Ronald Reagan se rencontrent à Genève et deux ans plus tard, en décembre 1987, ils signent les accords de Washington sur la suppression de leurs (inutiles) missiles en Europe. Par ailleurs, en janvier 1989, se tient à Paris une conférence internationale (149 pays) sur l’interdiction de la production, du stockage et de l’emploi des armes chimiques. Puis, en novembre 1990 (avec entrée en vigueur en juillet 1992) est signé à Paris le traité sur la limitation des forces conventionnelles en Europe (FCE) entre 22 représentants des États de l’OTAN et du pacte de Varsovie. Cinq catégories d’armes y sont prises en considération: chars, véhicules blindés, artillerie, avions de combat et hélicoptères. Suite à la dissolution de l’URSS et du Pacte de Varsovie (1991), le traité a été révisé à plusieurs reprises. Seuls 4 pays l’ont ratifié. En mars 2015, la Russie a mis un terme à sa participation à ce traité.
  6. « Le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République populaire de Chine ont décidé, d’un commun accord, d’établir des relations diplomatiques. Ils sont convenus à cet effet de désigner des ambassadeurs dans un délai de trois mois ». Ce bref communiqué publié simultanément à Paris et à Pékin le 27 janvier 1964 prend par surprise un monde coupé en deux par la guerre froide et fait scandale à Washington. De Gaulle, par la suite, persiste et signe. En mars 1966 d’abord, il annonce son retrait du commandement militaire intégré de l’OTAN, décision sans surprise celle-là, qui couronne une série de retraits antérieurs, dont la conséquence sera l’évacuation de 29 bases de l’OTAN installées sur le territoire, soit 100 000 personnes (un traumatisme pour les villes concernées par le départ des militaires et de leurs familles, heureusement effacé par l’essor des Trente Glorieuses). Puis, en septembre 1966, de Gaulle dénonce l’engagement militaire des États-Unis au Vietnam (discours de Phnom-Penh). Deux ans plus tard, Richard Nixon, suit l’exemple de de Gaulle qu’il admire et s’engage dans la même voie de reconnaissance de la Chine et de désengagement au Vietnam…
  7. Le délabrement économique de l’URSS ne fait alors plus de doute depuis longtemps (voir les chroniques n° 232, Un printemps explosif à Moscou − Les problèmes de l’agriculture soviétique, 17.09.2012 et n° 270, C’est la « chute finale » ? – Comment Emmanuel Todd démontra que l’URSS était un pays sous-développé, 11.11.2013). Ce qui est nouveau c’est qu’il soit reconnu au Kremlin même. Il est le résultat inéluctable d’une économie presque totalement administrée. Comme l’écrit Aimé Michel pour faire comprendre le problème : « j’essaie d’imaginer une administration unique s’étendant de la frontière allemande à l’Océan Pacifique et au Pôle, détentrice des épiceries, des trains, des cafés, de la Police secrète, de la justice, des champs de carottes, des Postes, des mines (notamment de sel), des hôpitaux (notamment psychiatriques), de la presse. Détentrice de tout, et tellement submergée de paperasses contradictoires depuis 70 ans que plus personne en ce monde n’est plus capable d’y comprendre goutte : car telle est l’URSS. » (Chronique n° 433, citée ci-dessus). La raison profonde de l’échec est que nul ne sait comment gérer dans le détail de manière centralisée l’économie d’un pays, c’est-à-dire prévoir la nature et la quantité des innombrables biens et services qu’elle demande en vue d’organiser leur production à l’avance. En l’état actuel, le marché n’est pas un choix idéologique, c’est une nécessité technique.
  8. Ce que craignait Aimé Michel c’est que le délabrement économique de l’URSS (et plus tard de la Russie) n’entraine des famines, la montée de tensions bellicistes et, sinon d’emblée une guerre nucléaire, du moins une guerre classique, avec possible envahissement et occupation de l’Europe. Qui peut dire que ces craintes étaient injustifiées, que quelque accident de l’histoire n’aurait pu précipiter son cours dans cette terrible direction ? Il y a lieu de croire que les armées soviétiques auraient échoué (la doctrine soviétique d’enfouissement statique des troupes s’est révélée inefficace dans la Guerre du Golfe) mais à quel prix ? (Sur l’actuel système de défense radar et anti-missile de l’Europe, voir la note 5 de la chronique n° 396).