Au contraire de Garnier — ors, velours cramoisis et pampilles de cristal —, à Bastille, tout est noir, sols, fauteuils, cadre de scène, rideaux, offrant un écrin minimaliste propice aux œuvres conceptuelles. Tel est bien le parti pris de Robert Carsen qui signe ici, sous la direction musicale de Philippe Jordan, une mise en scène entomologique de cette œuvre à coloration wagnérienne.
Le vaste plateau, muré jusqu’aux cintres de panneaux de bois anthracite, est jonché d’une épaisse couche de terre brunâtre que piétinent et fouissent comme des insectes aux pattes laiteuses les femmes du chœur grec vêtues a minima de tuniques noires peu seyantes, aux silhouettes de tout acabit. Tantôt mue par un mouvement unanime, la théorie sinue comme une chenille dont Elektra est la tête hurlante et gesticulante. Tantôt convulsives et disloquées, la légion de fourmis s’affole prise au piège de l’univers mental cadenassé qui hante l’héroïne.
Seule béance dans ce bocal oppressant : la tombe au centre du plateau d’où surgissent ou s’anéantissent les protagonistes déchirés du drame millénaire. Clytemnestre sa femme, son amant Égisthe, ont assassiné le roi Agamemnon, vainqueur de Troie, de retour à Mycènes. L’Oracle de Delphes exige la vengeance du sang qui doit s’accomplir par la main d’Oreste, le jeune fils héritier du trône. Elektra, sa sœur aînée, a organisé sa fuite pour le soustraire à la main meurtrière d’Égisthe qui cherche à le supprimer pour s’assurer l’impunité. C’est compter sans la vindicte d’Elektra qui clame à tout vent son désir inextinguible de vendetta.
S’ensuivent presque deux heures d’hyperboles vocales, où la passionaria hurle sa soif de justice et la haine de sa mère. Curieusement, c’est quand celle-ci paraît, vêtue de blanc et juchée sur sa couche immaculée portée sur les épaules du chœur comme un radeau malmené par la houle, que le spectacle trouve un répit. Clytemnestre est venue chercher auprès de l’irascible recluse le moyen de trouver à nouveau le sommeil. Hâche en main, Elektra lui propose un sacrifice sanglant dont elle doit être la victime dès qu’Oreste sera de retour !
Certes depuis que Caïn a égorgé Abel, la Terre refuse de boire le sang innocent qui ne cesse de demander justice. Mais comment souscrire encore aujourd’hui, après les hécatombes qui ont ensanglanté le XXe siècle et dont Strauss fut le témoin, à ce panégyrique hystérique de la loi du talion ? Comment ne pas s’insurger en voyant Elektra endoctriner sa cadette pour mieux armer son bras alors que celle-ci n’aspire qu’à l’oubli, à la paix et au bonheur ? Comment ne pas éprouver de la gêne quand les mains encore dégoûtantes du sang de sa mère, Oreste reçoit les ovations de ces sorcières de Sabbat esquissant un pas de danse sur un tempo de valse ?
Texte et musique ont beau venir de loin, c’est le consensus de la haineuse pensée unique d’aujourd’hui qui s’offre, aux frais du citoyen lambda qui ne viendra jamais les voir, ce qu’on peut considérer — malgré tout le respect que l’on doit à des cantatrices extraordinaires — des complaisances esthétiques et morales « boboïsantes » !