Il n’est pas certain que tous les urbanistes aient bien lu l’encyclique Laudato si’ du Pape François rendue publique le 24 mai 2015. Elle les concerne pourtant. En effet, s’ils sont curieux de tout ce qui concerne le social, ils n’y introduisent plus suffisamment la dimension religieuse. Faut-il noter que cette façon de faire qui nuit à la compréhension de la ville à qui elle ôte une de ses dimensions, est assez récente. Il suffit de se rappeler que lors de l’élaboration des plans des cités-jardins dans les années Trente, leurs promoteurs n’hésitaient pas à faire figurer les emplacements pour les lieux de culte, même si le financement de leur construction n’était pas prévu par les Offices de HLM1. Mais si les urbanistes se désintéressent de la question religieuse- 2, en revanche l’église poursuit sa réflexion sur la ville. Réflexion qui n’est pas nouvelle : souvenons-nous de la Cité de Dieu ou encore de la Jérusalem céleste. En ce sens la dernière encyclique du Pape François en est un beau témoignage surtout si on la rapproche du projet « Alliance pour le développement urbain durable » lancé fin juillet au Vatican et qui a réuni les dirigeants des 70 plus grandes villes de la planète. Au moment où le monde devient majoritairement urbain, l’église affine sa doctrine de la ville. Elle suit les évolutions sociales et, très pragmatique, tente d’y apporter son message lorsque les problèmes concrets se posent. Ainsi, à la fin du XIXe siècle et au début du 20e, l’église s’était préoccupée de la question économique et des conditions faites aux hommes au moment où la production industrielle supplantait peu à peu la société rurale ancienne. Toujours sensible aux évolutions, elle doit de nos jours s’ouvrir à cette nouvelle réalité qui est celle du développement des villes où vivent désormais la majorité de la population mondiale. La croissance urbaine est un des enjeux du monde contemporain. La ville apporte énormément notamment en matière de culture, d’instruction et de santé, de moyens économiques et techniques, ce qui fait qu’elle attire tant et cela notamment dans les pays qui ont découvert que depuis une trentaine d’années le développement économique. Pourtant a contrario, la société urbaine est aussi très dure pour ceux que le Pape qualifient de « marginalisés de la société » (§ 45). Ces derniers se trouvent plus ou moins exclus dans des taudis, des ghettos, des bidonvilles tout en étant soumis à des conditions économiques et sociales faites d’allocations et de dettes diverses. L’Eglise ne peut accepter ce seul modèle urbain déviant, comme il y a un siècle, elle rejetait un modèle économique matérialiste, basé sur le seul profit pour quelques-uns, quitte à ignorer le bien commun et à créer des conditions de vie déplorables. La ville trouve toute sa place dans la pensée sociale de l’Eglise qui a une approche non pas fonctionnelle mais très humaine, une approche du cœur puisqu’il s’agit, pour le pape de retrouver le «sentiment d’«être à la maison »3, dans la ville qui nous héberge et nous unit » (§ 151)
Si l’Encyclique Laudato si’ pose plus le problème de la croissance urbaine mal contrôlée dans les pays émergents comme ceux d’Asie ou d’Amérique Latine que le Pape connaît bien, elle concerne également toutes les villes en général.
L’encyclique dresse un tableau sombre du monde urbain contemporain à travers une approche unitaire mêlant à la fois la ville en général et le logement individuel. En ce qui concerne la situation générale, le Pape écrit (§ 44) : Aujourd’hui nous observons, par exemple, la croissance démesurée et désordonnée de beaucoup de villes qui sont devenues insalubres pour y vivre, non seulement du fait de la pollution causée par les émissions toxiques, mais aussi à cause du chaos urbain, des problèmes de transport, et de la pollution visuelle ainsi que sonore. Beaucoup de villes sont de grandes structures inefficaces qui consomment énergie et eau en excès. Certains quartiers, bien que récemment construits, sont congestionnés et désordonnés, sans espaces verts suffisants. Les habitants de cette planète ne sont pas faits pour vivre en étant toujours plus envahis par le ciment, l’asphalte, le verre et les métaux, privés du contact physique avec la nature ».
Concernant le logement individuel, le Pape rappelle que bien qu’il soit une des conditions de l’épanouissement humain : § 152 : « (…) Non seulement les pauvres, mais aussi une grande partie de la société rencontrent de sérieuses difficultés pour accéder à son propre logement. La possession d’un logement est très étroitement liée à la dignité des personnes et au développement des familles. C’est une question centrale de l’écologie humaine ».
Ces prémisses posées, le Pape fixe les grandes lignes d’un urbanisme bien compris. Il repose sur la finalité de la qualité de vie qu’il doit garantir. Mais avec le Pape cet impératif de qualité de la vie n’est pas seulement matériel. Elle recouvre quelque chose de plus profond qui ressort d’un besoin quasi ontologique de l’homme de faire corps avec son environnement. Pour le Pape la qualité de vie urbaine est ce qui fait naître et permet de développer le nécessaire enracinement sans lequel les individus n’ont pas de repères ni d’identité. Or cet enracinement –se sentir bien là où l’on vit- est une des bases de la qualité des comportements sociaux.
La qualité de vie humaine, et non seulement urbaine, est essentielle. Elle ne doit pas être que fonctionnelle car (§ 147) «pour parler d’un authentique développement il faut s’assurer qu’une amélioration intégrale dans la qualité de vie humaine se réalise ; et cela implique d’analyser l’espace où vivent les personnes. Le cadre qui nous entoure influe sur notre manière de voir la vie de sentir et d’agir ». Et le Pape continue, dans une approche toujours très sensible où il s’agit avant tout de la personne humaine où elle puise son identité et de son rapport à son milieu. Pour lui, les deux qualités de l’environnement urbain sont d’une part son « ordre » et d’autre part sa permanence. Les deux repères essentiels à l’homme pour s’inscrire dans son « monde » et dans la durée: «(…) Nous nous efforçons de nous adapter au milieu et quand un environnement est désordonné, chaotique ou chargé de pollution visuelle et auditive, l’excès de stimulation nous met au défi d’essayer de construire une identité intégrée et heureuse ». Et le Pape fait le lien entre cet environnement qui conditionne l’identité de chacun: (même paragraphe 147) «En même temps, dans notre chambre dans notre maison, sur notre lieu de travail et dans notre quartier, nous utilisons l’environnement pour exprimer notre identité ». Environnement d’autant plus important que, de nos jours, les villes accueillent de nombreux déracinés ayant dû abandonner leur cadre d’origine et qui doivent donc pouvoir en retrouver un. § 151 : «Il faut prendre soin des lieux publics, du cadre visuel et des signalisations urbaines qui accroissent notre sens d’appartenance, notre sensation d’enracinement ».
Equilibre aussi entre le naturel et le bâti § 151(…) Tant dans l’environnement urbain que dans l’environnement rural, il convient de préserver certains lieux où sont évitées les interventions humaines qui les modifient constamment. »
C’est à travers cette approche globale que le texte fait preuve d’audace et bouscule les idées reçues. Cette ville à construire n’est pas une ville technocratique ! Elle doit être le fruit d’une réflexion qui doit voir large. La technique sans l’éthique n’est rien. La réflexion sur la ville passe par une interdisciplinarité dans laquelle les besoins des hommes sont le pivot : § 150, « Étant donné la corrélation entre l’espace et la conduite humaine, ceux qui conçoivent des édifices, des quartiers, des espaces publics et des villes, ont besoin de l’apport de diverses disciplines qui permettent de comprendre les processus, le symbolisme et les comportements des personnes ». La formule est forte, mais le Pape va encore plus loin en précisant aussi ce qu’il convient d’entendre par le souci esthétique, en ajoutant « recherche de la beauté de la conception ne suffit pas, parce qu’il est plus précieux encore de servir un autre type de beauté : la qualité de vie des personnes, leur adaptation à l’environnement, la rencontre et l’aide mutuelle. Voilà aussi pourquoi il est si important que les perspectives des citoyens complètent toujours l’analyse de la planification urbaine ». Notons toute l’importance de ces dernières phrases qui remettent en cause une planification qui ne serait que le fait de techniciens. Notons presque le jeu de mot sur « perspective » qui n’est pas ici employé à la manière de l’architecte ou du dessinateur c’est à dire géométrique mais pas rapport à l’individu et à ce qu’elle peut lui apporter, comme celui qui redéfinit la beauté non pas au sens de l’artiste mais par rapport à l’homme, donc par rapport à son utilité sociale.
Le pape explique pourquoi la ville peut permettre cet enracinement, c’est qu’elle forme un ensemble global, unique et non fragmenté en zone plus ou moins autonomisées, voire en ghettos. « Il est important que les différentes parties d’une ville soient bien intégrées et que les habitants puissent avoir une vision d’ensemble, au lieu de s’enfermer dans un quartier en se privant de vivre la ville tout entière comme un espace vraiment partagé avec les autres. Toute intervention dans le paysage urbain ou rural devrait considérer que les différents éléments d’un lieu forment un tout perçu par les habitants comme un cadre cohérent avec sa richesse de sens (…). Pour y contribuer le Pape insiste sur l’importance des transports 4 qui doivent servir à bien irriguer la ville et à favoriser les échanges (§ 153) car là encore il faut mettre du sens dans la politique des transports en commun car « certaines mesures nécessaires seront à grand-peine acceptées pacifiquement par la société sans des améliorations substantielles de ce transport, qui, dans beaucoup de villes, est synonyme de traitement indigne infligé aux personnes à cause de l’entassement, de désagréments ou de la faible fréquence des services et de l’insécurité ».
Cette cohérence, cet ensemble d’une ville multiple et une à la fois, doit être bien pris en compte lorsqu’il s’agit de rénovation urbaine et pour éviter la ville à deux vitesses. §45 : « À certains endroits, en campagne comme en ville, la privatisation des espaces a rendu difficile l’accès des citoyens à des zones particulièrement belles. À d’autres endroits, on crée des urbanisations « écologiques » seulement au service de quelques-uns, en évitant que les autres entrent pour perturber une tranquillité artificielle. Une ville belle et pleine d’espaces verts bien protégés se trouve ordinairement dans certaines zones « sûres », mais beaucoup moins dans des zones peu visibles, où vivent les marginalisés de la société ».
Marginaliser est le contraire de ce que l’on attend de la ville qui doit au contraire permettre l’enracinement auquel les urbanistes et le politiques doivent prêter une particulière attention notamment avec les agglomérations qui poussent trop vite, qui attirent des populations que la faim et la misère obligent à se rapprocher de la ville. § 149 : « Pour les habitants des quartiers très pauvres, le passage quotidien de l’entassement à l’anonymat social, qui se vit dans les grandes villes, peut provoquer une sensation de déracinement qui favorise les conduites antisociales et la violence. Cependant, ajoute le Pape qui sait qu’un peu partout de nouveaux rapports sociaux sont en train de se mettre en place tournant peu à peu à l’individualisme des 150 dernières années, je veux insister sur le fait que l’amour est plus fort. Dans ces conditions, beaucoup de personnes sont capables de tisser des liens d’appartenance et de cohabitation, qui transforment l’entassement en expérience communautaire où les murs du moi sont rompus et les barrières de l’égoïsme dépassées. C’est cette expérience de salut communautaire qui ordinairement suscite de la créativité pour améliorer un édifice ou un quartier ». Or, cela passe pour le Pape, par le sens du « commun ». Revenir au sens des mots, bien compréhensible en français, qui font des synonymes de villes (ou villages) et de communes. Villes communautaires et non ségrégatives ou communautaristes. § 151« Comme elles sont belles les villes qui dépassent la méfiance malsaine et intègrent ceux qui sont différents, et qui font de cette intégration un nouveau facteur de développement ! Comme elles sont belles les villes qui, même dans leur architecture, sont remplies d’espaces qui regroupent, mettent en relation et favorisent la reconnaissance de l’autre ! » 5.
Cette fragilité de l’espace de vie en commun doit être toujours bien perçu par l’urbaniste qui doit rester toujours très prudent notamment lors des grandes opérations de renouvellement urbain. Leurs conséquences sociales doivent être analysées en amont.
« Si déjà des agglomérations chaotiques de maisons précaires se sont développées dans un lieu, il s’agit surtout d’urbaniser ces quartiers, non d’éradiquer et d’expulser. Quand les pauvres vivent dans des banlieues polluées ou dans des agglomérations dangereuses, « si l’on doit procéder à leur déménagement (…), pour ne pas ajouter la souffrance à la souffrance, il est nécessaire de fournir une information adéquate et préalable, d’offrir des alternatives de logements dignes et d’impliquer directement les intéressés ».6 En même temps, la créativité devrait amener à intégrer les quartiers précaires dans une ville accueillante » .
Pour le Pape, dans la ville l’habitant doit redevenir la mesure de la réflexion. Il faut renouer avec le vieil adage de l’Europe et notamment de la France médiévale « La ville rend libre ». Sans doute un grand chemin reste-t-il à faire partout dans le monde. Il était bien nécessaire que l’Eglise le rappelle en cette époque où les mentalités changent et où les évolutions vers plus de réalismes, partout, voient le jour.
- – La cité-jardin de Suresnes en est un bel exemple avec son église et son temple.
- Phénomène développé depuis les années 1960/2000, en 1952 dans son Que Sais-je ? L‘urbanisme, Robert Auzelle dans son « Tableau récapitulatif des besoins des habitants du point de vue de l’aménagement des agglomérations » page 30, fait figurer en seconde position (sur 10) les « lieux de culte permettant à chacun selon ses convictions d’accomplir ses devoirs religieux ».
- Entre parenthèses dans le texte de l’encyclique pour bien faire ressortir cette notion de « bien vivre »
- « Beaucoup de spécialistes sont unanimes sur la nécessité d’accorder la priorité au transport public » § 153.
- « Beaucoup de spécialistes sont unanimes sur la nécessité d’accorder la priorité au transport public » § 153.
- Conseil pontifical « Justice et Paix », Compendium de la doctrine sociale de l’Église, n. 482.