« Heureux, dit Virgile en hommage à Lucrèce, heureux celui qui a pu connaître les causes de la Nature ». (a)
Il faut croire que connaître, ou s’imaginer que l’on connaît les choses par leurs causes n’est pas la source du bonheur, puisque Lucrèce, ayant écrit son magnifique poème sur la Nature où tout en effet est « expliqué », se suicida, comme voulant dire : « J’ai contemplé l’insondable univers des causes, et voici, cet univers n’a pas de but, il est absurde, mon âme inquiète et fragile n’y trouve pas sa place, elle n’y voit que ténèbres, solitude et désespoir ».
Dans un livre comme les médecins avaient alors le temps d’en faire, le Dr Logre tenta jadis de montrer que Lucrèce fut ce qu’on appelle maintenant un maniaco-dépressif (b). S’inspirant d’une brève allusion de saint Jérôme1, il dépeint Lucrèce comme un cyclothymique passant par des alternances d’enthousiasme et de mouron. En haut de la course il écrivait son chef-d’œuvre, en bas il résistait tant bien que mal au vertige du néant. Un jour il renonça à résister.
En fait, Lucrèce est le poète génial2 d’un certain état d’âme qui a par deux fois submergé notre Occident : d’abord l’Empire romain hellénisé, plus exactement hellénistique, puis la fin du XXe siècle, notre époque elle-même.
Quand nos contemporains assis devant leur écran voient se succéder les images de Saturne survolé par Voyager II, les cadavres et les horreurs des quatre coins du monde, les congratulations de politiciens mécaniques et mille autres images incohérentes, que peuvent-ils penser, sinon, comme Lucrèce, que « l’enfant naissant en ce monde est un naufragé jeté nu par la tempête sur un rivage… qu’il fait résonner de ses vagissements lugubres, et combien justement, lui dont la vie ne sera qu’un désastreux voyage… » (c).
De même que Lucrèce avait épuisé l’étude des philosophies sans y rien trouver que Hasard et Nécessité indifférents au destin de l’homme, avec le même vide au cœur, l’homme contemporain croit voir en même temps la puissance formidable de la science, et qu’elle ne peut rien pour lui. S’il est vrai, comme la rumeur le lui ronronne sans cesse, que tout est expliqué, qu’il n’y a pas de mystère, que ce monde-ci n’en cache aucun autre, invisible, où trouveraient leur place les tourments qui l’accablent et aussi ses joies dévorées par la fuite du temps, à quoi riment ces tourments et ces joies ?3
Il ne faut pas croire que nous avons inventé la bof-philosophie. C’est d’elle qu’est morte l’Antiquité, comme on peut le voir jusque sur ses tombeaux, dont les inscriptions expriment un regret sans espoir.
Quand j’entends un éminent universitaire japonais déclarer que « si les Russes débarquent », il les accueillera « avec un drapeau japonais et un drapeau rouge », je pense à tel propos de Sidoine Apollinaire regardant les Barbares s’installer chez lui. Quand on pense ainsi, c’est qu’on n’a plus rien à défendre. Bof !4
L’étrange est que l’on voit cette philosophie envahir la foule au moment où l’absurdité des causes aveugles et du hasard est en train de se muer en signification, et où un anti-Lucrèce pourrait dire « J’ai sondé l’insondable univers des causes et voici, le hasard lui-même s’il existe n’est pas aveugle, il est en marche vers un but, et ce but est pensée, il est de même nature que mon âme ».
Car c’est bien ce que montre l’évolution, non seulement dans l’enfantement de l’homme qu’ici nous étudions ensemble depuis quelques mois5, mais telle aussi qu’on la voit au travail dans l’enfantement gigantesque des mondes.
Bientôt l’observatoire astronomique Spacelab6 gravitera autour de la terre. Selon les prévisions de ses constructeurs le télescope embarqué à son bord permettra de multiplier par dix nos connaissances, et notamment de photographier ce que les astrophysiciens appellent l’horizon cosmologique, c’est-à-dire à la fois la frontière de l’univers et son origine (c’est la même chose).
À un journaliste qui lui demandait ce qu’à son avis montreraient les photos de l’horizon cosmologique, l’astronome Carl Sagan, un des architectes du projet, répondit en riant : « La main de Dieu ». Boutade, mais profonde. Si Einstein et ses continuateurs ne se sont pas trompés, l’horizon cosmologique devrait correspondre au « Grand Boum » qui, selon eux, marqua le commencement du monde. Et même s’ils se sont trompés, c’est l’évolution du monde depuis quelque vingt milliards d’années qui viendra s’enregistrer sur les plaques de Spacelab. (d)
Instant unique dans l’histoire de l’homme, si précieux que les plus sceptiques eux-mêmes se demandent « Que va-t-il se passer ? »
Le monde de Lucrèce et de tous les philosophes et savants matérialistes jusqu’à ces dernières décennies était un chaos jouant éternellement aux dés dans les ténèbres.
Peut-être joue-t-il aux dés, ou peut-être est-ce autrement qu’il s’y prend.
Mais la science, et non plus seulement la Révélation, nous le montre depuis le fond des temps en marche vers cette petite flamme qui s’agite en nous et s’interroge sur elle-même. Comment est-ce possible ! Comment pouvons-nous, pauvres petits primates qui pour la première fois au miocène levâmes notre front vers le ciel, porter le poids de cette immensité ?
Pourtant c’est ainsi. Nous voyons dans l’espace se former les galaxies, dans les galaxies les soleils, et autour du plus proche de ces soleils, le nôtre, tourner la terre où germa et grandit notre race. Tout s’enchaîne jusqu’à nous avec une infinie patience, fruit de l’Éternité7.
La première Antiquité s’effondra sous l’effet de sa lucidité : on avait épuisé les ressources de la philosophie, on était excédé d’hypothèses contradictoires et de vaine réflexion, et le calme désespoir de l’élite, par exemple d’un Marc Aurèle, se communiqua à la société tout entière. Que faisons-nous ici-bas ? se demandait-on. Les frontières croulèrent, et bof ! ça ou n’importe quoi… Certains même durent penser qu’enfin il se passait quelque chose. D’autres dont nous sommes les fils savaient que Vérité égale Espérance. Nous sommes leurs fils parce qu’ils surent traverser l’épreuve, parce qu’ils étaient avertis8.
La deuxième Antiquité, eh bien, ouvrons les yeux, nous sommes en train de la vivre. Quelque chose de très vieux s’en va doucement et disparaît une fois encore, qui bientôt, à nous ou nos fils, semblera aussi lointain que Lucrèce. Une culture, certainement, que l’on pourra vénérer dans le linceul où dorment les dieux morts.
Mais cette deuxième fin d’Antiquité est bien différente de l’autre. Le mystérieux univers où nos pères étaient perdus commence à laisser entrevoir le dessein qui lui donna forme. Pour la première fois dans l’histoire de l’homme, l’homme mesure son histoire, aussi ancienne que le monde. L’enfant jeté sur la plage peut, en ouvrant les yeux, comprendre qu’il n’est pas le naufragé d’une tempête absurde mais le passager d’un long voyage.
Je ne crois pas que le moment d’une telle découverte soit un moment quelconque. Je ne crois pas que le seul esprit de l’homme l’ait conduit jusque-là. Le grand voyage se poursuit, réalisant l’éternel dessein9.
Aimé MICHEL
(a) Deuxième Georgique, vers 489.
(b) Dr Logre : L’Anxiété de Lucrèce, Paris 1946.
(c) Lucrèce, V, vers 222 et la suite.
(d) L’objet le plus lointain actuellement connu est un quasar photographié par un observatoire australien. Distance estimée, quinze milliards d’années-lumière10.
Chronique n° 359 parue dans F.C.-E. – N° 1847 – 7 mai 1982. Elle est illustrée d’un portrait sculpté, de profil, accompagné de cette légende : « Ci-dessus : portrait présumé du poète Lucrèce, qui vécut au premier siècle avant notre ère. L’un des ancêtres de la “bof-philosophieˮ… »
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 19 juin 2017
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 19 juin 2017
- Voici ce qu’écrit saint Jérôme à propos de Lucrèce dans ses Additions à la Chronique d’Eusèbe : « Après avoir été rendu fou par un philtre d’amour et avoir composé quelques livres dans les intervalles de sa démence,… il se tua de sa propre main, à l’âge de 44 ans. » Comme près de quatre siècles séparaient Lucrèce, qui aurait vécu de 96 à 53 avant J.-C., de Jérôme (331-420), il n’est pas surprenant qu’on ait suspecté cette version de n’être qu’une légende. On a fait valoir qu’il était « invraisemblable qu’une œuvre aussi clairement conçue et fortement charpentée » que le De Natura Rerum ait pu être composée par un esprit malade. Cette légende, a-t-on dit, « ressemble à tant d’autres qui ont été imaginées dans l’antiquité pour effrayer l’athéisme et pour servir de leçon à ceux qui seraient tentés d’imiter une audace sacrilège. » Bergson se rallie à cette opinion lorsqu’il écrit « Cette sombre histoire a tout l’air d’un roman… Dans les temps anciens, l’imagination populaire se plaisait à faire punir ainsi l’athée, dans cette vie, par les Dieux qu’il avait bravés. » Tel n’est pas l’avis du psychiatre Benjamin-Joseph Logre (1883-1963), auquel j’emprunte les citations qui précèdent, qui accrédite le texte de Jérôme en rejetant la thèse du mensonge. Il tient que Lucrèce souffrait de psychose intermittente, que l’on appelait auparavant psychose maniaco-dépressive et que l’on préfère nommer aujourd’hui troubles bipolaires. Cette maladie se définit « par la fluctuation de l’humeur, oscillant entre des périodes d’élévation de l’humeur ou d’irritabilité, des périodes de dépression et des périodes d’humeur moyenne » ; elle peut conduire au suicide si elle n’est pas traitée. Or il n’est « rien de plus propice au déploiement et à la vigueur du génie que la légère exaltation de l’hypomanie ou de l’expansion décompressive ». Il relève dans le texte de Jérôme « tous les traits précis d’un diagnostic scientifique » qui s’accorde « à la triste impression que vous produit la lecture du poème » selon l’expression d’un critique qu’il semble bien approuver. Logre ajoute qu’il rejette la thèse du mensonge parce que « le menteur se garde bien de mettre en avant des idées qui ne sont pas reçues dans le public. Or, l’hypothèse d’un fou qui compose, dans les intervalles de sa démence, une œuvre de génie, paraît inadmissible à quiconque n’a pas l’expérience de la psychiatrie : l’attitude, presque unanime, des commentateurs en est la preuve. Mais comment n’ont-ils pas vu que leur incrédulité même réfutait leur opinion et que l’invraisemblance du prétendu mensonge est un signe excellent de sa véracité ? » (L’anxiété de Lucrèce, 1946, p. 25). La remarque d’Aimé Michel sur ce livre « comme les médecins avaient alors le temps d’en faire » n’est guère à propos. En effet le Dr Logre explique dans sa préface : « Traqué, au cours de la guerre, par les persécutions nazies, et réfugié dans les Charentes, j’ai dû suspendre, pendant deux ans, l’exercice de la psychiatrie : je n’avais plus de malade à soigner, ou à présenter, comme jadis, à mes élèves. J’ai alors pris le parti d’aller chercher très loin, dans le passé, un illustre client, qui puisse à lui seul remplacer tous les autres (…). J’ai lu et relu ses sept mille vers (…). Il a été pour moi le compagnon des heures mauvaises qui, grâce à lui, sont devenues souvent des heures très douces. »
- Compte tenu des critiques philosophiques qui suivent, il vaut la peine de remarquer qu’Aimé Michel ne met nullement en doute le génie littéraire de Lucrèce. Voici un passage du livre II de De la nature des choses (vers 1047 et sq.) sur la pluralité des mondes qui peut en donner une idée : « Le grand Tout est sans fin : Ici, là, sous nos pieds, sur nos têtes, l’espace est illimité. Je l’ai dit, et la voix de la nature le proclame. Ainsi, dans l’incommensurable espace qui se prolonge à jamais dans tous les sens divers, si les innombrables flots créateurs de la matière, depuis l’éternité, s’agitent et nagent sous mille formes variées, à travers l’Océan et l’espace infini (spatium infinitum), dans leur lutte féconde n’auraient-ils enfanté que l’orbe de la Terre et sa voûte céleste ? Croirait-on qu’au-delà de ce Monde un si vaste amas d’éléments se condamne à un oisif repos ? Non ! non ! si notre globe est l’œuvre de la nature, et si les principes générateurs, par leur propre essence, conduits par la nécessité, après mille et mille essais infructueux, se sont enfin unis, modifiés, et ont donné naissance à des masses d’où sortirent le ciel, les ondes, la Terre et ses habitants, conviens donc que, dans le reste du vide, les éléments de la matière ont enfanté sans nombre des êtres animés, des mers, des cieux, des terres et parsemé l’espace de Mondes semblables à celui qui se balance sous nos pas dans les flots aériens. « D’ailleurs nul objet ne naît isolé, unique dans son espèce ; il a sa famille, il se classe dans la chaîne des êtres. Tel est le sort de tous les animaux. Tout nous prouve donc que le ciel, l’océan, les astres, le Soleil et tous ces grands corps de la nature, loin d’être seuls semblables à eux-mêmes, sont répandus en nombre infini dans les plaines de l’espace interminable ; leur durée est limitée, et, comme les autres corps, ils ont reçu la naissance, ils subiront la mort… » Cependant ne lisons pas trop vite. Comme le souligne Camille Flammarion dans son livre Les mondes imaginaires et les mondes réels (Didier, Paris, 1865, pp. 200-201, d’où j’ai extrait la traduction ci-dessus), pour Lucrèce et les anciens, « avancer qu’il y a plusieurs mondes, ce n’est pas dire que la Lune, Vénus ou Jupiter peuvent être habités : c’est dire qu’au-delà des limites de notre Monde, au-delà des étoiles fixes, il peut exister d’autres terres comme la nôtre, enveloppées d’autres cieux. » La Terre reste ici au centre du monde et les étoiles ne sont que des feux fixés à la voûte céleste « guère plus grands ni plus petits qu’ils ne le révèlent à nos yeux » (livre V, vers 592). Cette vision de l’univers est donc très différente de la nôtre.
- Dans ce court paragraphe Aimé Michel exprime en peu de mots la racine de la divergence entre ceux qui, dans la filiation intellectuelle de Lucrèce, se disent matérialistes, rationalistes, libres penseurs, etc. (peu importent ici les dénominations et les nuances car elles apparaissent en aval de la divergence) et ceux qui rejettent cette vision du monde. Il vaut la peine d’étoffer ce schéma pour tenter de mieux l’expliquer tant sont nombreuses les conséquences de tous ordres qui en découlent. Quelques mots d’abord sur la conception de Lucrèce, telle que le Dr Logre, qui admire le poète, la résume avec pénétration. « Lucrèce, disciple de Démocrite et d’Épicure, écrit-il, n’est pas le créateur de la philosophie qu’il enseigne ; mais il l’a reprise à son compte, refaite à son image et vivifiée de toute son âme ; il lui a prêté, avec un enthousiasme exubérant, le concours d’un génie littéraire qui semble avoir manqué à ses Maîtres, dont les écrits se sont, d’ailleurs presque entièrement perdus » (ce qui a bien failli être aussi le sort du De Natura : il n’a été sauvé que de justesse puisqu’il n’est parvenu jusqu’à nous que par un seul manuscrit !) « Mais si Lucrèce, – plus grand poète que grand philosophe –, n’est pas le fondateur de la doctrine, il en a été le chantre inspiré. Telle est en effet la signification spirituelle de son œuvre : il nous apparaît, dans le monde ancien, comme le prophète du rationalisme scientifique ; il a préconisé ce système de philosophie et de morale qui, par la connaissance des lois “de la Nature”, et en dehors de toute préoccupation mystique, s’efforce d’assurer au genre humain le maximum de bonheur sur terre. Et ce n’est pas sans raison que Lucrèce, aujourd’hui encore, est honoré comme le lointain précurseur de tous les rationalismes, les matérialismes et les socialismes modernes, animés d’un esprit positif et laïc. » Toutefois, ajoute le Dr Logre, la fougue de Lucrèce, sa haine de la « religion » (mot que ce dernier fait dériver de ligare, ligoter) et des prêtres, naît en partie de son angoisse maladive. Si ce « champion de la libre pensée » a été « l’ennemi des Dieux », « si le poète a mis dans la Raison toutes ses espérances et s’est acharné avec tant de haine contre les Dieux, c’est qu’il avait été lui-même opprimé par la Religion, ou, plus précisément par l’angoisse religieuse : car cette oppression ne pouvait guère venir du monde extérieur en ce dernier siècle avant Jésus-Christ, l’époque la plus tolérante et la moins religieuse de toute l’histoire romaine. » Son poème est donc « le récit d’un drame intérieur », celui d’un militant qui a lutté pour son propre compte, pour sa délivrance – qui, à ses yeux, se confondait avec celle du genre humain. » (op. cit., pp. 11-12). Laissons-là cette ébauche de discussion sur les sources intérieures et extérieures du sentiment d’oppression par la religion, si souvent mentionné, qui nous entrainerait sur une voie secondaire, pour revenir au thème principal, la racine de la divergence de vue. Dans sa correspondance avec Bertrand Méheust, Aimé Michel la présente ainsi (lettre du 20.07.1981, L’Apocalypse molle, Aldane, Cointrin, 2008, p. 201) : « Lucrèce, qui ne savait rien, montre longuement que le mystère n’existe pas. La bonne blague. Il faut justement ne rien savoir pour trouver tout naturel. Méditer cette expression : c’est tout naturel. Il y a de l’abîme là-dedans. Rationnel = naturel. De quelle nature parle-t-on ? De celle que nous montrent nos sens, qui nous cachent la réalité, et même s’il y en a une. Car ils nous la cachent si bien qu’on ne sait peut-être pas s’il y a ou non quelque chose derrière, cf. le livre de d’Espagnat. Amusant de voir Lucrèce suer sang et eau devant le rare, éclipses, etc., son soulagement devant la réduction au quotidien, et au familier. Comme l’a diagnostiqué Logre, Lucrèce était un grand névrosé, un anxieux profond. Son long poème n’a qu’un but : persuader l’auteur que tout est familier. Épouvante qu’il puisse y avoir du non-familier : propre de l’anxieux. » Dans une autre chronique (n° 489, à paraître) Aimé Michel souligne ce point : « on peut sourire de constater que Démocrite et Lucrèce, qui ne savaient rien, qui étaient plus ignares en science (à notre point de vue) qu’un élève de notre cours élémentaire, n’en niaient pas moins bravement l’existence de tout mystère dans la Nature. Leur science illusoire déjà expliquait tout. Lucrèce sait le pourquoi de la foudre, des tremblements de terre, de la croissance printanière, des épidémies. Son savoir est faux, mais il sait. Par exemple les nuages en s’entrechoquant produisent la foudre comme les pierres l’étincelle. Inversement on peut remarquer que la religion du temps de Lucrèce s’indignait de son impiété puisque la foudre manifestait la colère de Jupiter. Le malentendu n’est donc pas univoque. Lucrèce avait tort de s’imaginer savoir, et ses adversaires de confondre superstition et religion. Et même, ne doit-on pas dire que l’on était superstitieux dans les deux camps ? Ne pas reconnaître l’inconnu et le confondre avec le mystère sont un seul et même aveuglement. Prendre l’inconnu pour du connu, c’est se dispenser de chercher : c’est tuer la science. Confondre l’inconnu avec le mystère, c’est empoisonner la source de l’adoration : qui n’est pas dans la Nature. » Ce qu’Aimé Michel reproche à Lucrèce et à sa nombreuse descendance c’est donc de concevoir une nature répétitive à l’infini, sans surprise, banale, morne, « machine à moudre le vide » selon l’expression de Robert Escarpit, où il n’y a rien de plus élevé que l’homme, simple fluctuation du hasard promise à une disparition prochaine, rien au-delà ce que l’on voit, rien d’essentiel que nous ignorerions. « Rien que » est le maître mot. L’infini est accueilli avec joie mais à condition qu’il ne soit que la répétition du même, une infinie banalisation, pas un infini d’ordre supérieur, ce qui exclut comme pures chimères que l’univers puisse avoir un but et receler de l’inconcevable pour l’homme. Certes, il n’est pas question de prouver « scientifiquement » l’existence d’un tel ordre supérieur, mais au moins les apôtres du hasard et de la nécessité ne peuvent plus trouver dans les sciences actuelles de la nature la confirmation unilatérale de leurs vues, comme ce fut le cas à l’époque du scientisme triomphant. Un exemple en est donné en note 9 avec la durée finie de l’univers connu mais, comme Aimé Michel s’attache à le montrer dans presque tous ses articles, de nombreux autres exemples tirés de la physique, de la biologie et de la psychologie révèlent les multiples difficultés auxquelles se heurte le matérialisme classique.
- En contrepoint de ce « bof », Eugène Baret, en 1878, souligne « combien grande était l’indigence, la misère d’esprit de cette vieille société romaine, où tout avait été dit et redit, où tous les sujets étaient épuisés, et qui n’avait plus ni un sentiment ni une idée nouvelle au service de l’écrivain. Sans doute, une grande révolution religieuse était en train de s’opérer ; mais les sentiments nouveaux créés par cette révolution n’existaient pas encore ou n’existaient qu’à l’état latent. » (http://remacle.org/bloodwolf/historiens/sidoine/index.htm). Dans son article « Le vaisseau fantôme » (Planète n° 41, juillet-août 1968) Aimé Michel précise l’attitude de Sidoine Apollinaire : « Quand les Germains s’installent dans l’Empire avec l’intention d’y rester et d’y mettre les choses à leur goût (ce qu’ils font), Sidoine Apollinaire parle avec mépris de cette racaille qui sent le beurre rance. Il ne voit dans leur voisinage forcé qu’une péripétie sans importance. Pour lui, des gens qui ignorent la cuisine à l’huile et la langue de Cicéron ne peuvent que se mettre au courant de ces connaissances essentielles ou disparaître bientôt comme des ombres. Ce sont d’ailleurs des ombres et c’est à peine si, en se forçant, il les distingue. » Sidoine Apollinaire, mort vers 486, dix ans avant le baptême de Clovis, fournit par ses écrits, les poèmes de sa jeunesse et les lettres de son âge mûr, un témoignage précieux sur la situation politique, sociale et littéraire de la Gaule au moment où elle est en train de tomber aux mains des Barbares. Membre de l’aristocratie gallo-romaine – son arrière-grand-père, son grand-père, qui s’est le premier converti au christianisme, et son père étaient préfets du prétoire des Gaules – il se fait rapidement connaître comme poète. Il est choisi comme poète officiel par son beau-père, proclamé empereur à Arles, puis par le successeur de celui-ci. En 468, il est préfet à Rome où le peuple souffre de famine car la prise de Carthage par les Vandales prive la ville du blé africain depuis trois décennies. L’année suivante, malgré ses réticences, il est élu évêque de Clermont (Arverna) dans une situation difficile : les Wisigoths, qui plus est convertis à l’hérésie arienne, font le siège de la ville durant quatre ans puis la prennent. Durant le siège, Sidoine fait preuve de qualités humaines et d’une foi sincère. Après avoir mangé des chats, la chute de la ville l’oblige à composer « avec ces géants grossiers dont l’haleine pue l’ail et l’oignon des ragoûts qu’ils mangent dès le matin ». Libéré mais humilié il se retire sur ses terres et y meurt prématurément. Canonisé, il est fêté le 21 août.
- La présente chronique est la dernière de la série intitulée « Les sciences et la genèse » consacrée à « l’enfantement de l’homme ». Commencée en novembre 1981, elle inclut les treize chroniques suivantes : n° 347 (25.04.2016), n° 348 (09.05.2016), n° 349 (23.05.2016), n° 350 (06.06.2016), n° 351 (20.06.2016), n° 352 (04.07.2016), n° 353 (09.02.2015), n° 354 (23.01.2017), n° 355 (20.02.2017), n° 356 (27.03.2017), n° 357 (24.04.2017), n° 358 (09.03.2015) et la présente, n° 359. D’autres chroniques ultérieures portent sur le même thème mais sans appartenir à cette série.
- Spacelab était un laboratoire réutilisable conçu par l’Agence Spatiale Européenne. Plusieurs instruments d’observation astronomique ont été utilisés à son bord. Installé à demeure dans la soute de la navette spatiale il a été placé plus d’une vingtaine de fois en orbite entre 1983 et 1997. Depuis cette date il est remplacé par la Station Spatiale Internationale. Par ailleurs, le télescope spatial Hubble réalisé par la NASA avec une participation de l’ESA a été lancé en avril 1990. Depuis lors il a été réparé et modernisé lors de plusieurs opérations de maintenance effectuées lors de missions des navettes spatiales, la dernière ayant eu lieu en mai 2009. Malgré la fatigue de certains dispositifs de pointage, il est toujours opérationnel et toujours aussi demandé (plus d’un millier de demandes par an dont environ 200 sont honorées). L’an dernier la NASA a annoncé que le télescope serait maintenu en service jusqu’en 2021 au moins. Son successeur, le télescope James Webb, fonctionnera uniquement dans l’infra-rouge, en raison notamment des énormes progrès réalisés sur les télescopes au sol. Il sera lancé par une Ariane 5 et sa mise en service est prévue pour 2018.
- Aimé Michel insiste par ailleurs sur le caractère purement factuel de cette description de l’évolution cosmique. « Si incompréhensible que cela soit, notre monde a commencé, puis a évolué vers la vie et la pensée comme un œuf en couveuse. C’est ainsi que les choses apparaissent à l’observation. Cela ne découle d’aucun raisonnement, cela n’implique aucune hypothèse, aucun système. C’est ainsi, tout simplement. C’est à cela qu’il faut adapter ses théories et ses croyances, si l’on tient à en avoir. Toute idéologie qui suppose autre chose est dans l’erreur. Elle se heurte aux faits, elle les nie, elle est donc promise au sort des rêveries sans fondement. » (« « Le Grand Dessein ou une nouvelle vision de l’Homme dans l’univers », Question de, n° 7, 2e trim. 1975, p. 62).
- L’effondrement du monde antique est un des sujets de méditation favoris d’Aimé Michel. Il lui a consacré de nombreux articles et préfaces de livres, comme par exemple les chroniques n° 246, Les ruines d’Athènes – L’effondrement de la civilisation antique et l’irrationnel dans la Nature, 07.09.2015 et n° 247, Il n’y a pas de raccourci – Sectes et scientistes tentent de délivrer l’homme du mystère du monde, 14.09.2015. À ses yeux, c’est un sujet toujours actuel, car rien n’exclut que notre civilisation puisse elle aussi s’effondrer si le « désenchantement du monde », tant vanté par les modernes descendants de Lucrèce, venait à s’imposer car il porte en lui la ruine de tout désir de comprendre un univers absurde et d’y perdurer. La note positive sur les chrétiens, dont le rôle dans l’effondrement est souvent débattu, n’exclut pas l’existence d’un versant plus sombre. Ainsi dans un article intitulé « Voir avec les yeux d’aujourd’hui la fin de l’Empire romain » (le nouveau Planète, n° 1, sept-.oct. 1968), Aimé Michel décrit l’incompréhension qu’un homme du siècle des Antonins aurait manifesté à l’égard de l’Apocalypse de Jean s’il l’avait lue : livre absurde d’un inconnu illuminé, écrit dans un grec barbare qui vomit Rome et ne se réfère à aucune valeur admise : l’humanité, le Bien, le Beau, le Vrai.
- Cette conclusion s’oppose frontalement à celle des matérialistes tant pour le passé que pour l’avenir de l’univers : Pour le passé, « les arguments des matérialistes de toute époque, Jacques Monod, par exemple, (…) partent de la même idée (reprise d’ailleurs des Grecs, d’Héraclite surtout) : l’âge et probablement les dimensions de l’univers sont infinis ; dans ce double infini, tous les hasards, inévitablement, se produisent ; et entre autres hasards, la vie, la pensée, l’homme. Nous sommes donc fils du hasard et de la nécessité. Il était inévitable que, entre autres événements, tout aussi improbables mais, eux aussi, inévitables à force d’infini, l’homme apparût et se trouvât tout surpris d’être. Et je me suis dit : n’est-il pas étonnant que notre vision globale des choses se fonde encore sur une vue de l’univers forgée il y a plus de deux mille ans par des hommes qui ne disposaient d’aucun instrument scientifique ? N’avons-nous donc rien appris depuis sur ce ciel des étoiles d’où les Grecs tirèrent l’idée d’un univers éternel ? » (« Le Grand Dessein… », op. cit., p. 52). Rappelons simplement que plusieurs arguments tirés de l’observation, détaillés par Aimé Michel dans cet article, montrent que l’univers a commencé : « plus on en sait et plus l’idée d’une permanence quelconque est frappée d’irréalité ». Quant à l’avenir : « l’angoisse du matérialisme naît de son absence d’avenir. Et en effet, quel sens accorder à la vie fugitive de l’homme dans un monde éternel ? Quelle valeur ? Nous ne pouvions espérer de la science nulle révélation plus bouleversante que celle-ci : le monde n’est pas éternel, il est un travail qui s’accomplit, qui s’achemine vers un but. Ce travail a commencé et s’est développé jusqu’à nous en laissant des traces que la science décrypte. Tout donne à penser qu’ailleurs, dans l’environnement des étoiles plus anciennes que le Soleil, l’immense et mystérieux projet des choses est plus avancé qu’ici. Nous ne sommes pas seuls. La condition surhumaine où nous courons existe déjà ailleurs. Notre aventure a une signification, elle s’inscrit dans un dessein. Et nous savons que ce dessein est bon, puisque c’est l’homme, dernier produit de cet enfantement, qui a lui-même produit toutes les valeurs morales. Elles étaient donc inscrites dans le Grand Dessein. Elles sont un de ses buts. “Tu ne douterais pas de moi sans l’esprit que patiemment je t’ai créé. C’est Moi, dit la Pensée antérieure à toutes choses, c’est Moi qu’en doutant tu attestes.” (op. cit., p. 63).
- Aujourd’hui on considère que les quasars sont des galaxies qui possèdent un trou noir très massif en leur centre. Le quasar le plus lointain observé à ce jour a été découvert en 2011 avec le télescope européen VLT. Sa lumière a mis 12,9 milliards d’année à nous parvenir compte tenu de son décalage spectral z de 7,1 où z = (λobs – λ)/λ mesure le décalage entre la longueur d’onde λobs d’une raie spectrale mesurée sur la galaxie qui s’éloigne de nous du fait de l’expansion de l’univers et la longueur d’onde λ de la même raie mesurée au laboratoire. L’éclat de ce quasar est tel qu’il doit être alimenté par un trou noir de 2000 milliards de masses solaires. On se demande comment une telle masse a pu se former en si peu de temps, 770 millions d’années après le Big Bang. L’objet astronomique le plus lointain actuellement connu est une petite galaxie, 25 fois plus petite que la Voie Lactée, située dans la constellation de la Grande Ourse qui a été découvert par une équipe américano-néerlandaise en 2016. Il a un décalage spectral z de 11,1 (le précédent record était de 8,68 pour une galaxie située dans le Bouvier). On estime que sa lumière a mis 13,4 milliards d’année à nous parvenir. On voit donc la galaxie telle qu’elle était environ 400 millions d’années après le Big Bang à une époque où les galaxies commençaient à se former. La distance différente donnée par Aimé Michel s’explique par l’affinement, depuis 1982, de la constante de Hubble qui mesure l’expansion de l’univers (la distance d’un objet s’obtient à partir de cette constante et de z.)