Est-il vraiment possible d’échapper à la polémique ? Et d’abord, est-ce souhaitable ? Oui, si l’on entend par polémique la démolition de l’adversaire, qu’il s’agit de disqualifier par tous les moyens. Mais alors, c’est sur un constat bien désagréable que l’on est obligé de conclure. Notre univers mental, politique, médiatique, n’est que polémique. Ne parlons pas des réseaux sociaux ! C’est accablant. L’agressivité s’y déploie sans cesse, sans trêve. Il faut d’ailleurs reconnaître que c’est cette agressivité qui donne son sel à la controverse, son piquant. Le dialogue courtois serait-il condamné à la mièvrerie ? Peut-être pas, s’il s’y déploie une certaine élégance de style, mais reconnaissons que ce n’est pas le genre des échanges habituels. Si quelqu’un poursuivait le projet d’ouvrir un espace dont la seule règle serait la courtoisie, rencontrerait-il quelque succès ? On peut en douter.
Mais il faut revenir au fond du problème. Le piège de la polémique – le mot l’indique assez – c’est la guerre. Dans une guerre, il s’agit de battre l’adversaire. C’est le seul objectif. Analogiquement, lorsqu’il s’agit de la parole, le but recherché est une sorte de condamnation morale de l’adversaire. C’est ce qu’explique clairement Marilyn Maeso dans un essai consacré à cette impasse contemporaine (Les conspirateurs du silence, Éditions de l’Observatoire). Elle souligne que le fait d’enfermer l’interlocuteur dans une étiquette, et ainsi de l’essentialiser, est le moyen privilégié d’empêcher toute discussion véritable. Et de citer Albert Camus : « Par la grâce de la polémique, nous ne vivons plus parmi des hommes mais dans un monde de silhouettes. »
Dieu sait si, en son temps, Albert Camus eut à souffrir des invectives que lui valut sa dénonciation du totalitarisme, singulièrement dans son livre L’homme révolté. Mais d’une certaine façon, la postérité lui a rendu justice. Et cela en dépit du dédain de ceux qui voulaient le faire passer pour un « philosophe de classe terminale », c’est-à-dire un penseur de second ordre. On sous-entendait, quand on ne le disait pas carrément : Sartre, c’est un vrai philosophe, Camus un essayiste. Mais voilà, aujourd’hui on ne lit plus guère le philosophe Sartre et Camus est apprécié pour son élégance d’écrivain mais surtout pour sa sagacité politique. Ainsi, au bout du compte, ce n’est pas forcément la polémique haineuse qui l’emporte, mais parfois le respect de l’autre qui s’accorde avec le sens de la vérité.