Echapper à l'emprise envahissante du commerce - France Catholique
Edit Template
La Tunique de la Passion
Edit Template

Echapper à l’emprise envahissante du commerce

Copier le lien

Une scène inoubliable l’autre jour à la sortie d’une vente de livres dans une université de Toronto : un vieil homme, un vieux juif érudit dont j’ai fait fortuitement la connaissance il y a trente ans. Il était assis sur un banc sous le porche de la bibliothèque. Il était rayonnant : cela se voyait de loin. A côté de lui sur le banc étaient posés trois ou quatre vieux livres usés par le temps : ses trouvailles dans la vente. De l’autre côté, un petit pain entamé posé sur un sac en papier. Dans ses mains, respectivement, une fourchette en plastique et une boîte de sardines ouverte. Il cassait la croûte tout en fêtant ses trouvailles.

Voilà toute l’histoire : une des grandes joies pour un homme au visage ridé et aux cheveux blancs frisottants, qui vit quelque part tout seul dans une chambre. Il est toujours en bonne santé, il a toujours ce bel entrain que je lui ai connu au cours des années quand je le rencontrais – généralement dans ces ventes de livres d’automne, quand les ouvrages donnés par les générations précédentes s’étalent sur les tables, à très bas prix.

Un peu plus tôt, il m’avait coincé à l’intérieur, alors que je cherchais à voir les livres. Il lui fallait connaître ceux que j’avais sélectionnés et m’interroger à leur propos. Je n’ai pas bien accueilli cette diversion. Il fait toujours ainsi, il n’y a pas moyen d’y échapper, à moins de le rembarrer. Il est solitaire et se languit de conversations.

Une année, il m’a scié avec des nouvelles. Il m’a raconté qu’une connaissance commune – une vieille femme – était morte. En avais-je entendu parler ? (Oui.) Il l’aimait ; il m’a dit qu’il l’aimait, il aimait cette vieille fille qu’il connaissait depuis ses années d’école. Une petite vieille merveilleusement excentrique et généreuse. Qu’y a-t-il à rajouter ?

« C’est la vie » m’a-t-il dit en français, avec un regard d’une mélancolie insondable. C’est la vie ; elle a toujours été ainsi. Il avait toujours ses livres : les morts continuent d’y parler. Et ses souvenirs, toujours intacts.

Et lui aussi disparaîtra. Avant moi ? Après moi ? Nul ne le sait. Tout ce que je peux savoir moi-même, c’est que je n’ai pas assez aimé ; que les temps anciens s’en sont allés et ne peuvent être retrouvés. Que tout se passe dans une terrible hâte. Que l’amour prend son temps. Que les myriades d’existences qu’on a devant soi dans sa jeunesse, se réduisent finalement à une seule – derrière soi.

Combien souvent ceux qui ont perdu un être cher ont dit : « Je ne lui ai jamais dit combien je l’aimais. » Mais s’ils aimaient vraiment, cela s’est vu, pas besoin de réclame. Peut-être qu’il aurait fallu ne pas oublier les mots ; pourtant les mots ne sont que des mots, même si formulés ou écrits dans des livres. Ils pourraient être des mots de feu et de pouvoir – des « paroles ailées » dans le jargon d’Homère – on de simples formalités. Certains sont essentiels ; la plupart sont inutiles. Souvent, le silence dit davantage que des mots.

Notre monde est devenu très bruyant. L’agitation a crû. Les distractions se sont multipliées, le vacarme a augmenté et partout où je pose l’œil, il n’y a que de la publicité. Même les livres défilent sur des écrans, rétro-éclairés et éblouissant l’œil. Et les regards, partout, semblent ailleurs. L’homme, sans Dieu, se précipite vers un Enfer qu’il ne peut même pas commencer à imaginer.

L’imagination elle-même a été « mise à l’ouvrage » pour vendre. M’éloignant après ce moment de grâce, quand j’ai vraiment vu ce vieil érudit, quand j’ai vu ou que je me suis représenté son âme, je me suis senti envahi. Toutes les choses « normales » de l’environnement urbain se présentaient à moi sans que j’aille bien loin. Il m’est soudainement apparu si horriblement anormal : un monde de commerce et de tours de verre. Un tramway m’a frôlé, entièrement recouvert par la campagne publicitaire criarde d’un « nouveau style de vie. » Les gens à l’intérieur : tassés comme sardines en boîte. Chaque voiture qui passe est une déclaration commerciale, chaque hall de bureau est une attraction d’une sorte ou de l’autre. Tout magasin est un panneau publicitaire, tout objet est « de marque. » Tout est à vendre, emballé dans encore plus d’impudente publicité.

Il n’y avait jamais rien eu de mal dans un franc et honnête commerce ; dans ce que les économistes appellent : « le marché ». Pourtant, la chose était autrefois confinée en un lieu précis. On allait au marché acheter et vendre, puis l’on s’en retournait. Et il y a toujours eu, je pense, même dans les cités antiques, de modestes « magasins du coin de la rue ». Mais maintenant, le marché vous suit à la maison.

C’est vrai qu’il y a « des trous » : la partie pédestre du campus universitaire, dans un grand parc, le long d’une avenue résidentielle bordée de maisons à l’ancienne mode. Pourtant tous ces lieux tranquilles, où l’on entend les oiseaux chanter, rétrécissent comme peau de chagrin.

Pour trouver un peu de sérénité, on se tourne vers l’intérieur des églises : j’avais coutume de le faire avant même de devenir chrétien. C’était alors pour échapper au fracas de la ville et être entouré d’art, dans une chorégraphie d’espace et de silence.

Les grandes cathédrales européennes sont maintenant le domaine des touristes et les petites églises paroissiales sont fermées par mesure de sécurité. En Amérique également les églises urbaines sont assiégées, car ce sont des vides commerciaux, et il y a une forte demande pour des immeubles d’appartements, des galeries marchandes, davantage de places de stationnement. Aucune église ne peut entrer en compétition avec le tape-à-l’œil creux mais qui se propage comme un cancer.

Dans cette vente de livres, dans ce marché à l’ancienne ouvert quelques jours chaque année, j’ai acheté quelques livres de poche. Des textes poétiques en français médiéval de l’éditeur parisien Honoré Champion et des grand fascicules de l’édition Monasterium Westfalorum d’Albertus Magnus (assez curieusement sa Super Ethica des transactions, avec la réhabilitation d’une agence de la morale humaine).

La vue de tels ouvrages me donne le frisson : les couvertures unies, la typographie sobre, la promesse d’un défi à l’intelligence donnée par Dieu. Et imprimés pour la plupart il y a longtemps.

Un tel soulagement par rapport aux couvertures à sensation et aux jaquettes des livres faciles à lire et ne valant pas la peine d’être lus ; des livres pour des gens qui ont du temps « à tuer ». Ils ont été à nos côtés depuis que l’alphabétisation est devenue obligatoire, la tonalité morale, esthétique et intellectuelle s’affadissant continuellement depuis plus de deux cents ans, les zones de commerce devenant toujours plus arrogantes.

Quoi que l’on lise, que ce soit sur un banc, avec un petit pain et une boîte de sardines.


David Warren est ancien rédacteur du magazine Idler et chroniqueur de Ottawa Citizen. Il a une profonde expérience du Proche et de l’Extrême-Orient.

Source : https://www.thecatholicthing.org/2016/09/30/escaping-the-constant-sales-pitch/