L’actualité politique de ces derniers temps va vite : Brexit, élection de D. Trump, primaires surprenantes de la droite avec l’inévitable débat tacticien qui s’ensuit, focalisé sur les épouvantails du libéralisme et du conservatisme, et même les remous bien exagérés suscités par le document du Conseil permanent de la Conférence des évêques de France 1 font réfléchir sur une chose essentielle : notre rapport à la démocratie. Depuis de nombreuses années en effet, notre comportement politique se partage entre deux attitudes qui creusent le divorce entre la classe politique et le peuple : « Le moins de gens qu’on peut à l’entour du gâteau, C’est le droit du jeu, c’est l’affaire. », d’un côté ; de l’autre, le rat de la fable du même La Fontaine, qui entend profiter, tranquille dans son fromage. Vue myope de toute évidence car, à force de manger et de ne rien faire, il est inévitable qu’il n’y aura plus ni gâteau ni fromage à la fin de l’histoire. Blocage des réformes par les corporatismes et les échéances électorales, tyrannie idéologique des représentants de la majorité, désintérêt des classes les moins instruites et des jeunes pour les élections et la politique en général, ridicule, médiocrité et scandale de la scène politique qui aboutissent, ici comme ailleurs, à un rejet d’un personnel politique qui n’a d’autre métier et source de revenu que la politique : nous ne cessons de ressasser et d’amplifier ce constat que la démocratie ne trouve plus en elle ses remèdes, ou ne trouve plus que des Trump, hommes nouveaux qui ne nous semblent pas recommandables et dont l’avenir dira ce qu’ils valent. Mais le peuple parle, il ne s’en laisse pas compter, et c’est le signe que la démocratie n’est pas morte, qu’elle peut redevenir, de système de conquête du pouvoir qu’elle est devenue, un système de gouvernement pour le bien de tous, c’est-à-dire un système républicain.
C’est encore le moment de réfléchir posément à ce qu’est la politique, avec ceux qui veulent un peu de sens commun et non du sens dessus dessous, comme l’ont montré le maire de Caen Les Républicains Joël Bruneau et le député écologiste de Bayeux Isabelle Attard que nous avons pu réunir le 10 novembre dernier au Café théologique de Caen. Un peu de recul nous laisse penser que le système n’est pas nécessairement mauvais, mais que c’est la manière de le faire fonctionner qui l’est : ce qui paraît désirable ou non à ses acteurs, en un mot leur esprit. Que l’esprit général change et l’on sortira du fatalisme et de l’immobilisme qui minent toutes les dimensions de notre existence publique.
En effet la politique n’est pas la description de ce qui est, mais l’invention de ce qui doit être. Nous subissons dans ce domaine le contrecoup de l’invasion des sciences sociales : les prétendues sciences politiques nous ont habitués aux enquêtes, aux sondages ainsi qu’à une rhétorique fondée sur les seuls lieux communs audibles par l’opinion publique dans sa plus grande généralité, alors que la rhétorique devrait être au service de la philosophie politique comme le disait déjà Aristote, voire de la théologie. La plus grande partie de nos hommes politiques sont formés à cette école qui n’apprend rien pour le bien commun de la république ; et la révolte tant commentée des classes moyennes n’est pas seulement celle du déclassement, c’est celle d’une opinion instruite qui ne veut plus de ce discours vain qui cache incurie et corruption. Il n’y a là nulle tentation des extrêmes contrairement à ce que l’on répète, les évêques en dernier lieu (op. cit., p. 56) – l’avenir le dira. Isabelle Attard, qui n’a rien d’une extrémiste, nous décrivait le spectacle lamentable des séances de l’Assemblée nationale et le travail ubuesque que lui imposent ministères et commissions. Comment fonctionner ainsi et comment ne pas être choqué ? L’apparent féminisme des discours de cette femme courageuse, par exemple, ne découle que de la grossièreté des mœurs qui règnent dans une oligarchie sans profession réelle qui prend l’habitude de fonctionner sans témoins.
Si l’on parle politique, paradoxalement, le gouvernement et la majorité parlementaire sortants en ont vraiment fait, mettant le pays à feu et à sang en initiant un vrai changement de civilisation 2 . En quoi consiste-t-il ? Instituer l’idée que chacun individuellement décide de tout, quelles que soient les conséquences pour le tout. P. Manent écrit que la fonction de l’Etat est désormais de « valider des droits sans cesse étendus » garantir des « dispositions qui permettent de vivre ensemble sans avoir rien de commun » 3. Autrement dit et malgré les discours sur la solidarité, on a enfoncé définitivement l’idée de république, la chose commune (res publica) qui nous réunit et qui produit du bien (ibid., p. 27) et non la chose qui seulement gère des biens communs, comme l’approche écologiste le pense.
Car il faut distinguer. L’argument de campagne d’une Hillary Clinton ou d’autres sur la compétence et l’expérience politique est-il bien légitime ? Le propre de la démocratie, c’est ce pari que tout citoyen est capable de voter au-delà de ses intérêts particuliers pour le bien commun, plus largement encore, qu’il est apte à la politique. La question fondamentale à laquelle nous nous trouvons confrontés tient donc à la définition de ce que nous entendons par politique : gérer ? ou gouverner, c’est-à-dire piloter avec un gouvernail ? Gérer suppose des compétences juridiques, administratives, économiques, scientifiques, une fonction publique formée dans un système élitiste et responsable, et je crois que nous avons encore en France une fonction publique de cette qualité-là. La gestion est dans le présent et le court terme d’entreprises et de réalités qui ne sont pas éternelles, alors que la société, elle, l’est. C’est de cette organisation de la cité (polis) que s’occupe la politique. Quand elle abandonne cette perspective longue pour prendre la place de l’administration, elle risque toujours de donner dans le cas particulier et l’affekt. Comment ne pas voir que notre pratique politique se réduit à cette course en avant perpétuelle d’interpellation en interpellation ? Le Mariage pour tous a été symptomatique de la consécration du droit individualiste mais aussi de cette confusion des genres : l’amour de deux homosexuels avait-il tant besoin d’une loi pour se sentir légitime qu’on ne s’interrogeât ni sur ce qu’est une loi ni sur ce qu’est l’institution du mariage pour la république, laquelle n’a pas à s’intéresser aux sentiments personnels des gens ? Isabelle Attard comme Joël Bruneau se trouvaient d’accord pour dire qu’il y a trop de lois qui devraient être du domaine de la réglementation, voire des échelons inférieurs et qui confisquent les initiatives personnelles, notamment celles des familles, trop de lois qui empiètent même sur les libertés individuelles et la liberté de conscience. Le principe de subsidiarité énoncé par Léon XIII en 1891 dans Rerum novarum, réaffirmé récemment par le pape François, connaît un regain de faveur sous d’autres noms. Ce mouvement se nourrit certes du rejet des politiques, mais il redonne sa confiance et sa dignité au citoyen et à la liberté.
Il n’empêche que le niveau supérieur est nécessaire et que la politique est bien cette réflexion qui pilote l’ensemble, voit où l’on va et évite les écueils. Elle peut certes être éclairée par des spécialistes, mais elle est surtout accessible à toute personne de bonne volonté, moyennant une éducation nationale dont le bon état est un préalable indispensable. N’importe qui doit pouvoir se préparer à remplir un mandat électif. Ce fut l’expérience d’une Isabelle Attard, archéologue puis conservatrice du patrimoine. Pour analyser les situations présentes et discerner les décisions à prendre pour l’avenir, il faut une culture (quand l’histoire de France commence-t-elle pour nos ministres actuels ? quelle est la différence entre démocratie et république ?), il faut une forme de pensée un peu rationnelle qui sache ce que les mots veulent dire, qu’on peut remonter à des causes lointaines et que toute action s’insère dans un schéma logique de cause/conséquence. Je ne crois pas qu’il soit naïf de dire avec Descartes que le bon sens est la chose du monde la mieux partagée, mais il faut le cultiver. Nous incriminons souvent la mondialisation culturelle, Internet et les réseaux sociaux. Mais c’est que nous n’avons pas encore appris à nous en servir : parce que nous sommes débarrassés de la tâche d’acquérir des connaissances il faut d’autant plus nous faire un devoir de l’intelligence de ces connaissances qui sont mises à notre portée ; parce que tout ce que nous disons est inscrit sur le marbre virtuel de la toile nous devons d’autant plus faire attention à penser avant de parler. Pour l’instant, nous ne faisons qu’un spectacle de tout cela.
Qui ne voit que le christianisme a quelque chose à apporter à cette intelligence du monde ? Quand je fais remarquer, dans le cadre du café théologique, à quelqu’un qui se dit chrétien, que la charité est précisément cette manière de regarder le monde à partir d’autre chose que soi, que l’histoire du salut c’est celle du temps long, que Dieu fait confiance à la liberté de l’homme et que celui qui veut être le premier doit se faire le serviteur (Mt. 20, 26-27, Luc 22, 26), il est inquiétant qu’on ne retienne qu’un seul mot, celui de charité, et qu’on en fasse un bon sentiment pour les gens naïfs. Les chrétiens ont du travail pour expliquer ce qu’est la pensée chrétienne. Cela devrait être la tâche des évêques de France qui, dans leur document, ont manifestement cherché à imiter l’encyclique du Saint Père Laudato si’, sans sa dimension prophétique et, si j’ose dire, sans sa dimension chrétienne. Autant je ne vois guère d’injonction au multiculturalisme dans ce texte qui s’attache manifestement à ménager la chèvre et le chou et se borne à brosser un tableau de notre société comme si on était à Sciences-Po ou à la télévision, autant je partage la perplexité de M. Rollet (F.C. N° 3514), quand il se demande où sont passées théologie, Bible et Révélation. Quand donc les chrétiens comprendront-ils que, à la pêche aux bons sentiments, il y a meilleur qu’eux – les promoteurs du Mariage pour tous par exemple ? Que non seulement ils se ruinent, mais qu’ils ruinent le Christ dont ils sont les canaux ? Ce n’est pas avec de la communication creuse qu’on fait voir la radicalité de la réalité et de la vérité. Nous avions organisé au C.E.T.H. de Caen en 2013 avec Jean-Luc Marion et Vincent Carraud un colloque sur l’apologétique auquel participaient également Mgr Batut et Mgr Wintzer, qui n’a malheureusement pas eu l’écho qu’il méritait. Ses grandes tendances et ses conclusions suggéraient déjà l’orientation à prendre pour la communication ecclésiale : il n’y a pas d’autre apologétique que rendre compte de l’espérance qui est en nous comme le disait l’apôtre Pierre (1P 3, 15) 4. On voit bien le calcul des évêques : il faut d’abord se faire entendre. Mais les calculs, c’est ce qu’on apprend à Sciences-Po, quand on n’est pas dans les mathématiques, ils s’appellent de la sophistique : personne ne peut recevoir la Révélation avant d’avoir appris à écouter et à obéir à meilleur que soi. Comment y parvenir quand on est éduqué à ne pas écouter, à contester tout savoir, à n’obéir à la loi que quand elle plaît ? L’idée même de révélation est devenue totalement incompréhensible pour beaucoup de nos compatriotes ; il y a un long travail d’éducation avant de pouvoir la leur expliquer. En se retirant du plan de l’instruction, on n’apprend pas à apprendre et on abandonne ceux qui en ont le plus besoin. En s’adressant à l’intelligence naturelle des gens, au contraire, on la stimule, on les intéresse parce qu’on les respecte. La leçon vaut pour les politiques aussi.
Que les chrétiens cessent d’avoir peur de l’intelligence et qu’ils cessent d’avoir une conception magique de la grâce et des lendemains qui chantent, c’est dire la même chose. Le règne de Dieu est au milieu de vous (Luc 17, 21). Tout est déjà donné pour qui se donne au théo-logal : Dieu parle, il faut se laisser l’écouter ; se convertir. La foi, ce n’est pas connaître un catalogue de valeurs toutes faites, c’est connaître Dieu par Dieu et non par nos raisons ou nos besoins. L’espérance, c’est regarder le temps et l’enchaînement des événements au-delà de la mort, au-delà du déluge, avec le regard de Dieu. La charité, c’est regarder tout ce qui existe avec le regard de Dieu : Dieu voit toute réalité dans ce qu’elle a de particulier, mais il voit aussi toute la réalité. Le privilège évangélique du pauvre n’est que le privilège de ce à quoi nous ne prêtons pas attention ou ne voulons pas prêter attention – or il est beaucoup de formes de pauvreté. Et si l’on se demande quel est le regard de Dieu, le Christ, médiateur unique et manifestation visible de Dieu, nous le montre, il suffit d’ouvrir l’Évangile. En disant ceci, nous ne sommes pas dans le sentiment et les lieux communs catholiques, nous affirmons la vertu intellectuelle des religions, du christianisme en particulier : qui peut nier que ce point de vue théologal n’élargisse beaucoup notre intelligence des choses ?
Nicolas PEROT 5
- Dans un monde qui change, retrouver le sens du politique, Bayard, Mame, Cerf, 2016.
- Que l’anthropologie soit soumise au vote, comme le disent à juste titre les évêques de France (op. cit., p. 57) n’est pas anodin, mais n’est pas non plus anti-politique, loin de là.
- Situation de la France, Paris, DDB, 2015, p. 129.
- Actualité de l’Apologétique, Etudes réunies par Nicolas Perot, Parole et Silence, 2014. Communications de V. Carraud, N. Reali, J.P. Batut, Ide Lévi, V. Holzer, H. Michon, X. Bisaro, N. Richard, N. Perot, C. Marion, M. Schmitt, P. Glaudes, I. Saint-Martin, P. Wintzer, M. Mathien, M.F. Baslez et J.-L. Marion.
- Café théologique
Des invités prestigieux et des débats animés sur des sujets qui engagent les chrétiens dans le monde, en dialogue avec la pensée actuelle.Au café Mancel, entrée libre (majoration des consommations de 1 € reversée à l’association Théophile
Possibilité de dîner (réservation recommandée au Café Mancel 02.31.86.63.64 –
Vous pourrez retrouver un extrait des soirées sur RCF Calvados-Manche, 94.9 Mhz dans l’émission Conviction
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