On a beau savoir que la science, ça marche, que les éclipses arrivent à la seconde annoncée, que Voyager, à des centaines de millions de kilomètres, nous envoie des photos de Neptune1, qu’il suffit d’appuyer sur un bouton pour entendre une voix qui parle de Pékin, on a beau être habitué à tout cela, on n’en est pas moins stupéfié de découvrir que quelquefois des esprits ingénieux trouvent le moyen de prédire avec certitude, à plus de dix ans d’avance, des événements aussi inattendus que ceux qui se passent présentement à l’Est.
Telle Mme Hélène Carrère d’Encausse, auteur de cet Empire éclaté2. La plupart des lecteurs de ce livre l’accueillirent jadis avec curiosité mais scepticisme, mais M. Perfiliev, porte-parole du Gouvernement soviétique, disait l’autre jour : « Nous connaissons bien ce livre ici (à Moscou), nous l’avons étudié… mais (après un silence) l’URSS n’est pas un empire ». Non ? Qu’on appelle l’URSS comme on voudra Mme Carrère d’Encausse en avait prévu l’évolution après avoir identifié l’un des seuls moyens scientifiques capables de donner des réponses exactes à la question qu’elle se posait, dès les années 70, sur l’avenir politique de l’empire Brejnev : la démographie.
La démographie s’appuie sur l’arithmétique et la statistique.
Elle n’est d’ailleurs qu’une des variables de l’Histoire, capitale sans doute, mais pas forcément prépondérante : voyez la puissance du Japon, dix fois moins peuplé que son voisin chinois.
Ce fut d’ailleurs la seule objection que l’on fit à ce livre divinateur : « Vous avez prouvé que tôt ou tard la locomotive slave de l’Empire sera numériquement débordée. Mais si la Russie conserve sa suprématie culturelle et technologique ? Si la dynamique des plans quinquennaux fait d’ici là émerger l’Empire du goulag au premier rang de la puissance industrielle ? »
C’est pourquoi un autre livre dont on parle moins mérite là aussi notre admiration, celui que publia en 1976, il y a 14 ans ! un autre féru de statistiques et de calculs exacts, M. Emmanuel Todd, sous le titre pourtant on ne peut plus clair de : La chute finale, Précis de décomposition de l’Empire Soviétique (Robert Laffont éditeur).
Pourquoi n’accordera-t-on pas au raisonnement suivi par Emmanuel Todd la même attention ? Parce que, je crois, il était trop bien écrit, et qu’une thèse scientifique souffre d’un trop bon style. Les chiffres étaient là, mais comme dans un pamphlet. « Pour être pris au sérieux soyez em…ts » (Guitry).
Cependant l’argumentation de Todd était on ne peut plus concluante, et à l’époque je la citai ici plusieurs fois3. Je la résumerai une fois de plus, en souhaitant que ce livre soit relu comme une magistrale leçon d’histoire prédictive − genre périlleux entre tous. Et que cette leçon soit retenue.
Le gouvernement soviétique, disait en substance Emmanuel Todd, publie chaque année de nombreuses statistiques économiques démontrant que la croissance économique de l’URSS est très supérieure à la nôtre.
Mais la presque totalité de ces statistiques ne mentionne que des pourcentages et très rarement des valeurs absolues : 6% d’accroissement de la production électrique, mais on ne sait pas sur combien de watts, etc.
D’ailleurs, soulignait-il, même quand les valeurs absolues sont données (tant de millions de tonnes, tant de paires de chaussures, etc.), l’opacité du système est telle que ces valeurs sont incontrôlables, et dès qu’un certain contrôle est possible les résultats paraissent contestables.
Comment sortir de ces incertitudes ? Comment réconcilier les publications triomphalistes de l’État Soviétique avec l’air de pauvreté respiré par tous les visiteurs ? Y a- t-il quelque chose à répondre aux thuriféraires du système qui expliquent cet air de pauvreté par l’élimination de la classe riche et la juste répartition de la richesse générale dans l’abondance et l’excellence des biens sociaux, écoles, hôpitaux, crèches, transports, chômage nul, etc. ? Où est la vérité scientifiquement vérifiable ?
La vérité, Todd la déterra au terme d’une patiente arithmétique fondée sur les seules certitudes contrôlables de l’économie soviétique : l’analyse quantitative de son commerce extérieur.
Un régime enfermé derrière son rideau de fer peut cacher tout ce qu’il veut, tout sauf ses échanges internationaux. Or le commerce extérieur est une image fidèle, classique en économie, de l’état et de la nature des activités économiques internes.
Todd étudia donc minutieusement ce commerce extérieur de l’URSS, enregistré et publié par les États et les organismes internationaux, mais jusque là à peu près inexploité pour une interprétation de l’économie interne.
Et il s’avéra que l’URSS avait indiscutablement une économie de même type que les pays du tiers monde, malgré certaines différences.
Si son avance économique avait été celle que donnaient à entendre les statistiques officielles, elle aurait importé beaucoup moins de biens d’équipement (je renvoie au livre pour les détails). De même, le rapport de ses exportations eût été inversé. La démonstration était irréfutable, et, de plus, conduisait inéluctablement à établir un « précis de décomposition », expression empruntée à Cioran parlant de métaphysique.
Elle conduisait à ce que nous voyons quatorze ans plus tard. C’est (avec le livre de Carrère d’Encausse) une des seules prédictions économiques à longue échéance confirmée par l’histoire4. C’était en fait plus que cela : la condamnation de l’économie planifiée5.
Cette condamnation n’avait aucune vraisemblance et ses attendus encore moins.
Comment croire que l’économie soviétique était de type tiers mondiste alors que les Russes réussissaient aussi bien et parfois mieux que les Américains dans l’aventure spatiale et que l’Armée rouge démontrait partout sa suprématie ? Il y avait là une contradiction. Todd devait se tromper quelque part.
Mais non.
La contradiction est clairement compréhensible en 1990, après coup : un système entièrement planifié échoue fatalement là où l’on ne peut réussir que par l’initiative personnelle et statistique, mais il peut très bien triompher dans les entreprises où cette initiative est au contraire gênante, là où tout marche selon un ordre décidé d’en haut. Où il suffit d’obéir. Ce qui est évidemment le cas pour l’espace et l’armée6.
Encore faut-il que l’économie générale (statistique) puisse supporter les dépenses de l’espace et de l’année.
C’est probablement ce que comprit Reagan quand il lança son I.D.S. ou « guerre des étoiles », qui obligerait l’adversaire déjà saigné à blanc à tout reprendre à zéro. « Ils me prennent pour un cow boy borné, aurait-il dit au moment de son remplacement par Bush, mais c’est moi qui ai trouvé le truc pour gagner la guerre froide ». Qui en douterait maintenant ?7
Ce retour sur le passé n’est utile que si nous en tirons la leçon. C’est-à-dire s’il devient aussi clair à nos yeux que ce l’est, et à quel prix ! aux yeux des peuples de l’Est : planification par le haut égale gaspillage, pagaïe et pénurie.
La France porte sur ses épaules une tradition qui remonte à la Révocation de l’Édit de Nantes et à Colbert : l’État commet des erreurs, mais veut les corriger lui-même (je n’envisage de la Révocation que son aspect économique).
C’est, hélas, devenu chez nous un réflexe : quand il ne pleut pas sur nos récoltes, quand la neige n’est pas au rendez-vous des vacances, on écrit au député et tout finit par de nouveaux salaires d’État payés à d’inutiles « experts ».
Ce n’est pas ainsi que font les Allemands, ni les Américains, ni les Japonais… Si nos partis politiques avaient un peu de hauteur, ou au moins l’un d’entr’eux, le mot « politique » n’évoquerait plus seulement dans nos pensées le Bebêt’Show, mais la vraie révolution culturelle qui ne fut pas faite il y a deux siècles… Laissons là le bicentenaire8.
Aimé MICHEL
Chronique n° 473 parue dans France Catholique − N° 2244 − 16 février 1990.
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 1er juillet 2019
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 1er juillet 2019
- La sonde Voyager 2, conçue et réalisé par le JPL à Pasadena en Californie, a été lancée le 20 août 1977 de Cap Canaveral en Floride. Elle a profité d’une configuration particulière des quatre planètes géantes qui ne se reproduit que tous les 176 ans pour survoler successivement Jupiter le 9 juillet 1979, Saturne le 25 août 1981, Uranus le 24 janvier 1986 et Neptune le 24 août 1989. Elle est toujours en fonctionnement à ce jour, 41 ans après son lancement, grâce à ses générateurs thermoélectriques au plutonium. Elle se situe actuellement à plus de 119 fois la distance de la Terre au Soleil, soit 18 milliards de km ou environ 17 heures-lumière (à titre de comparaison, l’étoile la plus proche, Proxima du Centaure, est à 4,2 années-lumière). À la vitesse de 15 km/s par rapport au Soleil, elle vient d’échapper à la bulle de plasma créée par le Soleil pour entrer dans l’espace interstellaire en novembre 2018. C’est la seconde sonde à sortir du système solaire ainsi défini (il existe une autre définition fondée sur l’influence gravitationnelle du Soleil dont la frontière est beaucoup plus éloignée), mais la première à mesurer directement la densité et le plasma du milieu interstellaire. Elle a été précédée par Voyager 1, lancée en septembre 1977, qui a franchi l’héliopause en août 2012 et se trouve actuellement à 145 fois la distance de la Terre au Soleil (plus de 20 heures-lumière) : c’est la sonde la plus éloignée de la Terre.
- L’Empire éclaté d’Hélène Carrère d’Encausse (Flammarion, Paris, 1978) a connu un immense succès. Toutefois, comme le laisse présager Aimé Michel, la thèse défendue par ce livre s’est révélée fausse. Comme chacun sait, l’empire soviétique ne s’est pas écroulé sous la pression démographique de ses républiques musulmanes dont les populations seraient devenues majoritaires au détriment des populations d’origine russe formant l’essentiel de la classe dirigeante (parti, armée, économie). Il s’est écroulé en raison du délabrement de son économie (voir chronique n° 217, et pour l’agriculture, n° 232) et de la pression des populations d’Europe de l’Est : Pologne, pays baltes (voir note 2 de n° 368) puis Allemagne de l’Est (note 1 de n° 469).
- En 1976, Aimé Michel a fait une recension très élogieuse du livre de Todd, peu après sa parution, dans la chronique n° 270, « C’est la “chute finaleˮ ». Qu’en ces années-là, l’effondrement de l’URSS fût une prédiction risquée est illustré par le fait que d’autres auteurs tenaient pour possible la généralisation à l’ensemble de la planète du « cancer » soviétique (cf. note 3 de cette même chronique).
- Que Todd ait réussi « une des seules prédictions confirmées » n’est que trop vrai. Toutefois, il y a une autre « prédiction économique à longue échéance confirmée par l’histoire » que j’ai déjà signalée (cf. note 2 de n° 217) et qui est plus brillante encore. C’est celle de l’évolution générale des productions et de la structure de la population active formulée par Jean Fourastié peu après la fin de la Seconde guerre mondiale. Cette évolution a été décrite notamment dans son livre publié en février 1949 : Le Grand Espoir du XXe siècle. Il y explique que l’énorme accroissement de la production au cours des deux derniers siècles a été rendu possible par les grands accroissements de productivité résultant du progrès technique. « Ainsi, le nombre d’heures de travail humain nécessaire pour obtenir un kilo de blé battu, qui était resté pratiquement stable depuis des millénaires jusqu’en 1800 aux alentours de 2 heures, a été abaissé en cent cinquante ans à moins de 10 minutes (y compris le travail nécessaire à la construction et à la livraison de la moissonneuse-batteuse). » Les exemples peuvent être multipliés dans de très nombreux domaines, ce qui a rendu possible la société de consommation (et de gaspillage) dans laquelle nous vivons. Cette idée peut sembler évidente aujourd’hui mais à l’époque elle ne l’était pas du tout ; comme Fourastié l’écrit une quinzaine d’années plus tard : « la plupart des hommes politiques, la plupart des hommes d’action, des chefs d’entreprise même, à la suite des plus grands économistes » ne pensaient pas que le progrès économique était possible ! Pour eux, « le niveau de vie élevé et la puissance de production des États-Unis étaient expliqués par les ressources naturelles de ce pays, la faible densité de sa population, son régime de culture extensive, et par quantité de facteurs propres à ce grand pays ; on le décrivait d’ailleurs comme parvenu à son faîte, à sa maturité. Quant à nous, vieilles nations d’Europe, on nous représentait comme ayant depuis longtemps accompli notre “révolution industrielle” ; nous n’avions plus rien à attendre qu’une succession ininterrompue de “cycles économiques”, crises suivies de reprises, au cours desquelles chaque classe sociale essayait d’améliorer sa part du gâteau, fluctuant à court terme, constant à long terme » (Les 40 000 heures, Laffont-Gonthier, Paris 1965, p. 22) Toutefois, seconde idée essentielle de Fourastié, le progrès technique n’est pas le même dans tous les domaines : il est moyen en agriculture (secteur primaire), fort dans l’industrie (secteur secondaire) et faible dans les services (secteur tertiaire : commerce, administration, enseignement, professions libérales, nombreux métiers manuels). En France, vers 1700 avant la révolution industrielle, ces trois secteurs occupaient respectivement 80%, 10% et 10% de la population active, mais lorsqu’il écrit son livre, vers 1947, le secteur primaire a été réduit de plus de la moitié (36%) tandis que les deux autres secteurs ont triplés (30% et 34%). Ces évolutions divergentes sont la conséquence des progrès techniques : comme il faut moins d’agriculteurs pour nourrir la population, il s’est produit un exode rural au bénéfice de l’industrie et des services. Tout changement de la productivité du travail dans une activité, quelle qu’elle soit, implique donc des changements de proche en proche, notamment dans la structure de la population active, mais pas seulement, si bien que le progrès technique engendre un déséquilibre. « Ce déséquilibre se répercute de la production à la consommation, et, inversement, de la consommation à la production. Il provoque ainsi la migration de la population active ; et l’instabilité s’étend aux prix, au niveau de vie et au genre de vie, à la durée du travail, au commerce extérieur, en somme à peu près à tous les phénomènes économiques. » La « crise » devient permanente (voir la chronique n° 209, Réflexions sur la crise). Ayant compris ces mécanismes fondamentaux, Fourastié a pu se livrer à des prévisions précises, notamment sur la structure de la population active. Un graphique du Grand Espoir (p. 148) résume l’évolution passée (depuis 1800) et celle qu’il prévoit (jusqu’en 2000) du nombre de personnes employées dans les trois secteurs, à savoir : diminution dans l’agriculture (de 80 à 10%), augmentation (de 10 à 40%) puis diminution (de 40 à 10%) dans l’industrie, enfin augmentation dans les services (de 10 à 80%). Telle est la transition qu’il prévoit entre l’économie traditionnelle à base agricole et l’économie future à base de services. En conclusion, il commente (dès 1948 répétons-le) : « Le sens général de l’évolution actuelle se manifestera bientôt avec une netteté incontestable et dans peu d’années apparaîtront en pleine lumière les caractères généraux de la civilisation tertiaire. L’avenir verra en effet le secteur tertiaire, qui résiste au progrès technique, envahir toute l’économie ; les activités à grand progrès techniques, limitées par leur succès même, n’absorberont plus qu’une faible partie de la population active. (…) Le capitalisme se trouvera entièrement détruit par le progrès technique ; les terres cultivables auront perdu presque toute leur valeur (…) ; les investissements primaires et secondaires ne donneront plus (…) de rentes appréciables (…). Par contre, les biens tertiaires (œuvres d’art, collections), ou générateurs de services tertiaires (sites touristiques, et commerciaux, terres agréables pour l’habitation) conserveront tout leur prix. » (pp. 361-363). (Si le capitalisme n’a pas été « détruit » c’est parce que le progrès technique a été plus intense que ne le prévoyait Fourastié et que le capitalisme s’y est adapté en créant quantité de produits nouveaux et en modifiant fortement les produits anciens, par exemple les voitures d’aujourd’hui sont beaucoup plus élaborées que celles de 1948). Cette « théorie générale de l’évolution économique contemporaine » s’est trouvée si bien vérifiée par les faits que Jean Fourastié a pu écrire par la suite : « Le Grand Espoir du XXe siècle est réimprimé chaque année, et je n’ai à en modifier le texte que pour ajouter aux tableaux statistiques les chiffres les plus récents, qui confirment à toute outrance les thèmes fondamentaux du livre » (Les 40 000 heures, op. cit., p. 23). Cet ouvrage classique est actuellement disponible dans la collection Tel de Gallimard (édition de 1989, avec une postface de l’auteur). L’état ultérieur de la pensée économique de Fourastié est présenté dans La réalité économique et Les Trente Glorieuses (expression aujourd’hui courante pour désigner la période 1946-1975 sans qu’on se souvienne toujours qu’il en est l’auteur), et synthétisé dans Productivité et richesse des nations (textes choisis et présentés par Jean-Marie Harouel, coll. Tel, Gallimard, 2005 ; on trouvera quelques compléments à ce propos dans la chronique n° 346 sur le chômage). Son analyse a été actualisée par Jacques Marseille pour la période 1973-2003 dans La guerre des deux France. Celle qui avance et celle qui freine (Plon, Paris, 2004). Il est regrettable que cette remarquable réussite de Fourastié, qui fut pourtant longtemps le plus célèbre des économistes français, en France et à l’étranger, ne soit pas mieux connue (même A. Michel ne semble pas la connaitre) et honorée – on en devine la raison : il décrit des phénomènes élémentaires d’une manière claire et accessible au grand public, ce qui est assurément impardonnable pour certains spécialistes universitaires ! Mais il en est d’autres : ses prises de position en matière de société, de philosophie, de religion sont fermes et profondes mais à contre-courant, ce qui ne pardonne pas.
- Dans une autre chronique (n° 433), Aimé Michel exprime de manière parlante les obstacles auxquels se heurte une économie totalement planifiée : « j’essaie d’imaginer, écrit-il, une administration unique s’étendant de la frontière allemande à l’Océan Pacifique et au Pôle, détentrice des épiceries, des trains, des cafés, de la Police secrète, de la justice, des champs de carottes, des Postes, des mines (notamment de sel), des hôpitaux (notamment psychiatriques), de la presse. Détentrice de tout, et tellement submergée de paperasses contradictoires depuis 70 ans que plus personne en ce monde n’est plus capable d’y comprendre goutte : car telle est l’URSS. » Le problème est d’ajuster en permanence la production d’innombrables biens et services à leur consommation, sans rupture d’approvisionnement. Il n’a jamais pu être résolu correctement dans les pays s’imposant un contrôle centralisé où les biens sont produits sur commande administrative pour répondre à un besoin défini par l’administration. Les marchandises arrivaient de manière discontinues sans forcément répondre à la demande (par exemple les chaussures n’étaient pas de la pointure souhaitée ou ne convenaient pas à la saison), d’où files d’attente, troc, marché noir, gaspillages, etc. (voir par exemple la chronique n° 220 et la note 5 de la 398). Même avec les possibilités offertes par l’informatique actuelle, il n’est pas évident que l’adéquation entre production et consommation pourrait être respectée sous la contrainte de centralisation administrative. Remarquons au passage que c’est l’abandon du tout-État par la Chine de Deng Xiao Ping qui lui a permis d’obtenir les résultats économiques que l’on sait sans que se relâche l’emprise du parti communiste (voir chronique n° 321), ébréchant au passage la thèse qui lie le libéralisme économique au libéralisme politique (voir note 11 de la 465).
- Dans son livre Anatomie d’un spectre. L’économie politique du socialisme réel (Calmann-Levy, Paris, 1981), Alain Besançon montre que les réussites de l’URSS dans les domaines de l’armement et de l’espace (secteur I) proviennent de l’adoption de règles différentes du reste de l’économie (secteur II). Le secteur I est réaliste : « Il faut, par exemple, que tant de tanks soient produits, présentant telles performances. Les buts sont limités, clairement définis, déterminés par des exemples étrangers déjà réalisés : aucun secteur soviétique n’échappe autant à l’utopie » ; il est également prioritaire sur le secteur II. Ce dernier est irréaliste en ce sens qu’il est « attelé à une tâche indéfinie et indéfinissable » qui est la construction du socialisme, en se fondant sur une planification qui ignore les prix objectifs, donc illusoire. « Les gaspillages immenses, grands travaux inutiles, mépris des règles les plus élémentaires de la gestion, trouvent dans la construction du socialisme à la fois des motifs et des excuses. » En pratique, le secteur II est sauvé par le secteur I : « Une usine géante pourra relever de la construction du socialisme pur, dans ce qu’il a de plus irrationnel, de moins rentable, de plus appauvrissant pour l’ensemble de la population. Mais elle peut se rattacher à la rationalité de la production de puissance si l’acier qu’elle produit, quel(s) que soi(en)t son prix de revient (…) est utilisable par l’industrie de guerre. » Voilà pourquoi l’URSS, son économie « sociale », sa société « sans classe », qui a fait rêver tant de générations, a échoué et ne fait plus rêver aujourd’hui, ce qui ne signifie évidemment pas que les rêves qui l’on fait naitre ont disparu des esprits. Ceux qui font passer ces rêves avant la dure réalité des comptes, ne voient-ils pas que c’est la peine des hommes qu’ils oublient de compter ?
- L’ « Initiative de Défense Stratégique » (IDS), lancée en 1983 par Ronald Reagan et aussitôt appelée « Guerre des étoiles » par les journalistes, a été abandonnée par Bill Clinton en 1993, peu après la chute de l’URSS ; elle fut alors renommée « Organisation de défense (contre les) missiles balistiques ». La cause fondamentale de la dissolution de l’URSS en 1991 est l’inadéquation de son modèle économique et l’échec de sa réforme tentée par Gorbatchev. Cette cause première se manifeste par de multiples difficultés qui se renforcent les unes les autres. L’une d’entre elles est l’incapacité de l’URSS à rester dans la course technologique imposée par les États-Unis. Le complexe militaro-industriel soviétique engloutit des ressources considérables au détriment du secteur civil (cf. note précédente) mais sans parvenir à se maintenir au niveau occidental. Au demeurant, le projet initial d’un bouclier anti-missiles total était au-delà des possibilités techniques et financières des États-Unis eux-mêmes et donc, a fortiori, de l’URSS (les aspects techniques de l’IDS sont présentés dans la note 5 de la chronique n° 396 ; voir aussi la note 8 de la n° 390).
- Il est vrai que la notion d’État tel que nous la comprenons en France n’a pas d’équivalent dans les deux premiers pays cités. Le citoyen américain a une surprenante méfiance à l’égard de l’État fédéral et de tout ce qui vient de Washington. L’Allemagne n’a trouvé son unité qu’au XIXe siècle : c’est une fédération de régions (länder) qui n’a jamais connu la centralisation à la française. Par contre, le Japon a été longtemps un pays extrêmement centralisé et je ne sais pas à quelles attitudes des Japonais Aimé Michel fait allusion ici.