Il y a plusieurs années, j’ai demandé à un ami qui travaillait à la sécurité pour une importante organisation internationale évangélique de secours ce qu’il disait à des employés chrétiens servant dans des pays menacés par l’extrémisme islamique – où les enlèvements ou la perte de la vie étaient de réelles possibilités. Mon ami me dit que son employeur expliquait à son personnel que dans de telles circonstances, il serait permis d’apostasier verbalement pour survivre, car la relation du chrétien avec Jésus est interne et consciencieuse, et donc inviolable.
J’ai fait remarquer à mon ami que pour les premiers chrétiens, ceux qui faisaient une offrande publique aux dieux païens puis se repentaient de leur péché, devaient subir de sévères pénitences avant d’être rétablis dans la communion avec l’Église. Mon commentaire a suscité un regard vide.
Pour les catholiques, au moins, la chair et l’esprit ne peuvent pas être séparés ni compartimentés, comme si les mouvements du corps n’avaient aucun rapport avec l’âme. En effet, de nombreuses hérésies se sont trompées précisément sur ce sujet, considérant le corps comme un mal. Les gnostiques étaient catégoriquement anti-matière, croyant en une connaissance mystique secrète qui transcendait le monde matériel de base. Le docétisme a enseigné que le corps du Christ n’était pas humain, mais une sorte de fantasme. Ceux-ci ont été condamnés même à l’époque apostolique : « Voici comment vous reconnaîtrez l’Esprit de Dieu : tout esprit qui proclame que Jésus Christ est venu dans la chair, celui-là est de Dieu. Tout esprit qui refuse de proclamer Jésus, celui-là n’est pas de Dieu : c’est l’esprit de l’anti-Christ. » (1 Jean 4 ; 2-3a)
Une grande partie de l’air intellectuel et culturel que nous respirons, ou ce que le philosophe Charles Taylor appelle notre « imagerie sociale », est un descendant indirect de ces premières hérésies dualistes. La nôtre est une époque hyper-individualiste dans laquelle nos « identités » autodéterminées et psychologisées prennent le pas sur le caractère donné du monde, que ce soient nos propres corps ou la société en général. Ce n’est peut-être pas plus facilement identifiable que dans le transgenre. Les personnes transgenres, comme les gnostiques, affirment que leur véritable identité n’a rien à voir avec le corps qu’elles habitent, qui, selon eux, les obscurcit plutôt qu’il ne les définit. De plus, disent-ils, l’ordre social « hétéronormatif », « cisgenre » dissuade, plutôt qu’il ne permet un épanouissement authentique pour les personnes trans.
Carl R. Trueman, professeur d’études bibliques et religieuses au Grove City College, examine attentivement ce phénomène dans son nouveau livre, The Rise and Triumph of the Modern Self: Cultural Amnesia, Expressive Individualism, and the Road to Sexual Revolution (« La montée et le triomphe du Moi moderne : amnésie culturelle, individualisme expressif, et la route vers la révolution sexuelle »). Selon Trueman, une grande partie de l’individualisme et de l’atomisation de la culture contemporaine peut être attribuée à plusieurs penseurs des Lumières et des post-Lumières, qui ont contribué à la naissance d’une « nouvelle compréhension de l’individualité humaine… centrée sur la vie intérieure de l’individu. » Cette transition philosophique commence avec Jean-Jacques Rousseau, qui soutenait que la société et la culture sont le problème, qui inhibent la réalisation de soi-même. Les gens doivent être libres d’exprimer leurs désirs et leurs sentiments d’une manière qui maximise l’authenticité, soutenait-il.
Les romantiques du dix-neuvième siècle se sont appuyés sur ce tournant vers le moi, en détachant l’esthétique des conceptions universelles de l’humanité ou de la bonté, au profit de la pure expression de soi et du plaisir subjectif. La théorie évolutionniste de Darwin – quels que soient ses mérites – a effectivement exclu la téléologie et convaincu beaucoup que rien ne différenciait les hommes du reste de la création. À son tour, Nietzsche a cherché à attaquer la moralité traditionnelle et à promouvoir la réalisation de soi via une volonté sans entrave. Marx se méfiait également des autorités et interprétait l’histoire à travers le prisme de l’oppression, tout en cherchant à politiser toute la vie.
Sigmund Freud a également contribué à ce changement de paradigme en affirmant que la sexualité est le prisme le plus important à travers lequel interpréter l’humanité, et que la civilisation est en constante négociation entre les individus (et leurs pulsions sexuelles) et la société au sens large. Les penseurs marxistes Wilhelm Reich et Herbert Marcuse ont ensuite politisé la philosophie de Freud en associant la liberté sexuelle à la liberté politique, affirmant que les normes sexuelles bourgeoises traditionnelles étaient oppressives et coercitives. Et avec cela, nous arrivons au « triomphe de l’érotique », dans lequel la pornographie est socialisée par Playboy comme une simple expression esthétique de soi, et divers comportements et identités sexuels sont codifiés comme acceptables par les tribunaux.
C’est une triste histoire intellectuelle, et Trueman la raconte bien. Ceux qui ne sont pas familiers avec les différents grands penseurs de la « modernité liquide », comme l’appelle le sociologue Zygmunt Bauman, trouveront que « La montée et le triomphe du Moi moderne » constitue un résumé utile et perspicace des racines de l’esprit de notre temps. Trueman applique aussi habilement la pensée de sommités inestimables comme Philip Rieff, Charles Taylor, Alasdair MacIntyre et Leszek Kołakowski en scrutant sa « galerie de voyous » de la modernité.
Pourtant, savoir comment nous sommes arrivés à un moment culturel qui prétend que « les droits des trans sont des droits de l’homme » tout en sapant activement l’identité et les droits des femmes, ne nous offre que la moitié de ce dont nous avons besoin. Comprendre tout cela est une chose : développer une stratégie pour y résister et le réfuter en est une autre. Trueman propose quelques brefs correctifs et exhortations.
La première consiste à se regarder dans le miroir et à réfléchir à la manière dont les chrétiens encouragent l’auto-indulgence et l’individualisme, y compris la tendance à considérer l’actualisation sexuelle comme essentielle à l’individualité. Une autre est de faire en sorte que nos « croyances et pratiques fondamentales » priment sur l’esthétique subjective et émotiviste. La promotion de solides réseaux communautaires de frères chrétiens en est une autre. Enfin, Trueman, qui est presbytérien, soutient que « les protestants doivent retrouver à la fois la loi naturelle et une vision élevée du corps physique ».
Cette dernière serait certainement la bienvenue, même si je me demande si de telles choses sont possibles étant donné que les protestants, de Luther à Barth, se sont méfiés à la fois de la loi naturelle et de la philosophie aristotélicienne, ainsi que des aspects plus physiques et tactiles du culte et de la piété. En effet, la doctrine protestante de la clarté des Écritures nécessite une sorte de gnosticisme, qui soutient que la Bible est claire sur les vérités religieuses les plus essentielles (par exemple : le salut), bien que seulement certaines personnes (c’est-à-dire : les protestants qui sont d’accord avec moi) l’interprètent réellement de manière correcte.
Donc, même si Trueman dénigre un « triomphalisme catholique » qu’il juge insuffisant pour lutter contre les excès de la modernité, il semble peu probable que le protestantisme ait les ressources internes pour accomplir le projet de revitalisation qu’il propose. En tant qu’ancien séminariste presbytérien, j’ai une suggestion pour l’historien réformé estimé qu’il est, même si je sais qu’il ne l’aimera pas : si vous voulez vraiment dénouer tout ce nœud, allez nager dans le Tibre.
Pour aller plus loin :
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- SYRIE : ENTRE CONFLITS ARMES ET DIALOGUE INTERNE
- Liste des ouvriers pastoraux, Evêques, Prêtres, Religieux, Religieuses et Laics tués en 2011 et 2010
- La paternité-maternité spirituelle en vie monastique est-elle menacée en Occident ?
- Vladimir Ghika : le contexte politique avant la guerre de 1914-1918