Tous les systèmes de morale ont une place à la fois pour l’idée de devoir moral et pour celle de droits moraux. Mais certains systèmes vont mettre le devoir en première place tandis que d’autres vont mettre les droits en première place. Et nous avons donc deux systèmes contrastés selon ce qui a la primauté : une morale du devoir ou une morale des droits.
Une morale de devoir fait dériver les droits des devoirs : si vous avez le devoir de faire X, alors vous avez le droit de faire X. Et le gouvernement et les autres gens ont le devoir de respecter votre droit.
Une morale des droits prend les choses à rebours : si vous avez le droit de faire X, alors le reste d’entre nous, y compris le gouvernement, a le devoir de respecter ce droit.
Durant les deux derniers millénaires, nous, les occidentaux, sommes passés progressivement, parfois lentement, parfois rapidement, d’une morale du devoir à une morale des droits. Le christianisme primitif (et j’ajouterai le christianisme authentique quelle que soit l’époque) enseignait une morale du devoir. Les règles de morales étaient créées par Dieu, et notre mission dans la vie était de vivre dans l’obéissance à Dieu et à ses commandements.
La morale chrétienne était une version quelque peu « adoucie » de la morale antérieure juive du devoir, selon laquelle les juifs dignes de ce nom avaient à obéir à des centaines de commandements.
Précédant l’émergence du christianisme dans le monde helléno-romain, l’influence de l’école de philosophie stoïque avait enseigné une morale du devoir, selon laquelle tous les humains sont tenus à obéir à une loi supérieure non-humaine, qui peut être décrite comme une loi de la Nature,ou de la Raison, ou de Dieu ; car les stoïciens soutenaient que l’Être Suprême pouvait indifféremment être nommé Dieu, Raison ou Nature.
Selon les époques, une morale du droit a été présentée comme une morale exigeant l’obéissance à Dieu, ou à la loi naturelle, ou à la conscience.
Durant le Moyen-Age tardif, les cités, qui avaient été des endroits relativement insignifiants après la chute de l’Empire en Occident, ont expérimenté une croissance rapide. Ces cités étaient commerciales par nature et elles étaient dominées par une classe commerciale, la bourgeoisie. Ces gens affairés étaient très soucieux, et cela se comprend, des droits légaux, par-dessus tout des droits de propriété.
Mais ils étaient également très soucieux des droits politiques, c’est-à-dire de leurs droits politiques en opposition aux droits des rois et des nobles possédant la terre. Inévitablement, ils ont développé une mentalité ayant l’habitude de penser en termes de droits.
Cette façon de penser a reçu une forme peaufinée dans les écrits du philosophe anglais John Locke (1632-1704). Il parle des droits naturels à la vie, à la liberté et à la propriété ; la protection de ces droits étant le devoir fondamental du gouvernement.
Durant le 18e siècle, tout spécialement en Angleterre, en Amérique et en France, cette philosophie des droits « a ruisselé » – ou peut-être devrais-je dire « a déferlé comme un torrent » – des élites intellectuelles vers les masses. L’Age des Droits de l’Homme était sur nous, et y est resté.
Maintenant, Locke avait dénombré un nombre très limité de droits ou de libertés. La République Américaine naissante a significativement augmenté ce nombre, à la fois dans la Déclaration d’Indépendance (qui reconnaissait un droit à la poursuite du bonheur) et dans les dix premiers amendements à la Constitution (Bill of Rights = Déclaration des Droits). Des amendements plus tardifs (particulièrement les 13e, 14e et 15e) ont reconnu des droits supplémentaires.
Au XXe et XXIe siècle, la Cour Suprême des États-Unis a découvert dans la Constitution des droits jusqu’alors insoupçonnés : par exemple un droit à l’avortement (1973), un droit au comportement homosexuel (2003), un droit au mariage unisexe (2015) et un droit à l’identité transgenre (2020). Il n’est pas improbable qu’une future Cour Suprême ne découvre que la Constitution contient un droit à l’euthanasie.
Certains de ces droits sont implicites, c’est du moins ce que soutiennent certains érudits et juges possédant une imagination légale débordante, dans le 14e amendement, et il est fait allusion à tous dans le 9e amendement.
Mais ce n’est pas uniquement une élite de juges et professeurs de loi qui travaillent à élargir le cercle de nos droits. L’homme et la femme de la rue le font tout aussi bien maintenant, et même les gamins dans les écoles et sur les aires de jeu.
Les Américains (tout au moins un grand nombre d’entre eux) ont pris l’habitude de transformer tout ce que nous considérons comme désirable en un droit humain fondamental. Et donc nous avons droit à la contraception gratuite, à l’avortement gratuit, aux soins médicaux gratuits, à l’université gratuite, à l’internet gratuit, à la télévision câblée gratuite et au téléphone portable gratuit. Et si nos ancêtres étaient des esclaves américains, nous avons droit à des réparations.
Et s’il n’y a pas de limites naturelles aux désirs (ce qui est le cas), cette tendance américaine largement répandue de décider que nous avons droit à tout ce que nous désirons ardemment nous conduira finalement à l’anarchie. Car nous désirerons largement plus que ce qui peut nous être procuré.
Et puisque nous croirons que nous avons un droit humain à X,Y ou Z, nous serons scandalisés de ce qui nous semblera la grande injustice de ne pas nous fournir, à nous et nos amis, ce qui nous revient. Et nous ferons ce que font souvent les victimes (réelles ou imaginaires) d’injustice : briser des vitres, piller des magasins, incendier des immeubles et tirer sur nos prétendus oppresseurs. Du moins nous le ferons jusqu’à ce que nos « oppresseurs » commencent à nous tirer dessus en retour.
En résumé, une moralité des droits, portée à sa conclusion logique, conduira à quelque chose ressemblant beaucoup à une guerre civile.
Est-il trop tard pour que l’Amérique revienne à une morale du devoir ? C’est probable. Car elle commence à s’effacer avec la disparition de la chrétienté, devenue désuette, et ne reviendra pas sans le retour de la Foi.
Pour aller plus loin :
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- Affaire Ulrich KOCH contre Allemagne : la Cour franchit une nouvelle étape dans la création d’un droit individuel au suicide assisté.
- Sur le général de Castelnau et le Nord Aveyron.
- Édouard de Castelnau
- La République laïque et la prévention de l’enrôlement des jeunes par l’État islamique - sommes-nous démunis ? Plaidoyer pour une laïcité distincte