J’ai rencontré Olivier Clément en 1962 au lycée Condorcet où il était professeur d’histoire géographie en terminale. Ce fut tout de suite un choc, c’était la première fois que je rencontrais un homme de cette stature. Il ne faisait pas mystère de sa foi, il nous parlait déjà du christianisme, comme de la « religion des visages », mais loin d’entraîner une quelconque fermeture, cette position lui conférait au contraire une singulière aptitude pour rejoindre toute situation d’humanité. Avec lui, le monde s’éclairait littéralement : la Chine, l’Inde, les Etats-Unis étaient autre chose que des taches de couleur sur la carte, c’étaient des peuples vivant une aventure chaque fois unique, dont sa sympathie nous faisait sentir la grandeur et les risques. Je pris l’habitude de le rencontrer en dehors des cours avec un ami, et, malgré la méfiance que lui inspiraient sans doute mes convictions maurassiennes de l’époque, il se prêtait avec bonne grâce à nos questions de potache et nous partageait cette sagesse qui semblait sourdre de lui. Devenu quelques années plus tard khâgneux à Louis le Grand, j’eus la joie de le retrouver au quartier latin et ce furent d’autres entretiens qui jalonnèrent ces moments où je me rapprochais insensiblement de la foi de mon enfance. Je gravis quelques fois les escaliers de son domicile parisien sur les hauteurs de Ménilmontant, où il se sentait mieux que dans la froideur des beaux quartiers. Je le perdis en suite de vue pendant des années, non sans lire de temps à autre tel de ses livres toujours marquants (Questions sur l’homme sur longtemps un de mes livres de chevet). Il y a cinq ans ou un peu plus, j’eus la joie de le revoir, marqué déjà par l’âge et la maladie, mais l’esprit toujours alerte. Il avait accepté de nous recevoir, Samuel Pruvot et moi pour une interview dans France Catholique. Je me souviens surtout de sa façon de nous présenter ces deux hommes de paix, transcendant les frontières, qu’étaient à ses yeux Athénagoras et Jean-Paul II. Je retrouve dans son dernier livre l’Essor de l’Orient cette même liberté souveraine pour aborder les questions contentieuses entre l’Orient et l’Occident chrétiens, capable de voir les ponts possibles, de communier en profondeur avec une tradition théologique différente, sans rien perdre de la richesse qu’il avait découverte, il y a plus d’un demi siècle, à l’école de Wladimir Lossky.
Henri Cazelles fut d’abord pour moi l’interlocuteur providentiel qui me permit de réconcilier ma passion pour l’Égypte ancienne et la religion de la Bible que j’étais en train de découvrir à la suite de ma conversion. Cet homme était un savant dont tout le monde s’accordait à reconnaître la compétence, non seulement dans les études bibliques, mais dans l’histoire des civilisations du Proche-Orient. Lui aussi se prêta avec bienveillance aux questions d’un débutant, avide de tout comprendre. Certaines de ses explications m’illuminent encore. Je me souviens par exemple de sa réponse à ma question sur la vision du Péché Originel dans la Bible qui laisse le sentiment d’une irrémédiable décadence de l’humanité subséquente, alors que l’histoire qu’on nous enseigne nous habitue à l’idée de progrès depuis des origines très frustes. C’est lui qui me fit sentir que le progrès technique, au demeurant incontestable, ne veut pas dire automatiquement élévation de la conscience, il me citait le cas de populations encore très archaïques, comme les Pygmées, mais dont la finesse et la compréhension est sans commune avec le niveau de civilisation où il sont parvenus. Par la suite, il m’accueillit comme séminariste au Séminaire des Carmes et étudiant à l’Institut catholique. J’ai encore le souvenir du cours extraordinaire où il commenta le livre de Jérémie en situant chaque oracle dans le contexte politique et international de l’époque. Sans doute espéra-t-il un moment faire de moi un professeur de sciences bibliques et pourquoi pas son successeur, mais ma manière de réagir à l’enseignement théologique dispensé en ces années-là choqua l’homme d’institution qu’il était ; il était loin d’approuver tout ce qui se disait alors, mais il estimait qu’on avait toujours tort de s’opposer à ceux qui sont officiellement mandatés par l’Église. Néanmoins il me permit de travailler sur un dossier qui lui tenait à cœur : les traces du séjour des Hébreux en Égypte. C’est ainsi qu’il me confia l’article « Ramsès » du Supplément au Dictionnaire de la Bible. Par la suite, je restais en lien plus espacé avec lui, mais il ne refusait pas de temps à autre une conférence, comme celle qu’il fit dans les années 90 pour la rédaction de la revue Résurrection. Cet homme qui avait réussi à intégrer parfaitement la théorie dite « documentaire » sur l’origine du Pentateuque (quatre documents de base, combinés peu à peu pour faire un seul récit) au point d’en faire un auxiliaire de la compréhension théologique de l’Ancien Testament eut sur le tard la pénible surprise de voir cette théorie battue en brèche et pratiquement abandonnée de la plupart des spécialistes. Ses recherches se tournèrent désormais dans d’autres directions, mais il y avait laissé quelque chose de lui-même…
Ces deux hommes laissent chacun dans leur genre une place vide qu’il ne sera pas facile de reprendre. S’il y aura toujours des spécialistes de sciences religieuses (bibliques ou patristiques), il faut appeler de nos vœux la présence d’hommes et de femmes animés de cette foi communicative qui met le savoir au service de la connaissance savoureuse du mystère de Dieu.
Michel GITTON