L’évolution, c’est comme les plaies d’Egypte, qui suscitent la foi d’Israël et endurcissent le cœur du Pharaon. Pour Teilhard de Chardin, elle chantait la gloire de Dieu et annonçait un mystérieux point oméga. Pour les néo-darwiniens, elle montre que le monde est un désert glacé.
De temps à autre, un vrai savant conscient des limitations de la science mais aussi de ses certitudes l’examine telle que les faits nous la présentent. Alors on se trouve ramené à la réalité. Et la réalité nous dispense toujours le même enseignement philosophique : le monde est plus compliqué que l’entendement humain, et toute explication qui se dit globale est par nature une escroquerie.
Rappelons d’abord quelques lapalissades. « Expliquer » l’évolution, c’est expliquer tout ce qui vit. Pas seulement les petites pois de Mendel, la mouche du vinaigre chère aux généticiens, ou la lignée des équidés, tarte à la crème des manuels. Mais bien tout ce qui vit sur cette terre, de l’algue bleue à la salade et à l’ophrys1, de la bactérie à l’homme et aux papillons, et aux céphalopodes, et à l’araignée.
Des coléoptères par milliers
Il y a d’abord deux règnes, le végétal et l’animal. Et dans ces deux règnes, des millions d’espèces différentes. Chaque règne comprend plusieurs embranchements, qui comprennent chacun plusieurs classes, qui comprennent chacune plusieurs sous-classes, qui comprennent chacune plusieurs ordres. Au niveau de l’ordre, on a souvent encore des centaines de milliers d’espèces2.
250 000 espèces différentes de coléoptères qui toutes ont, non seulement leur anatomie et leur physiologie particulières, mais aussi leurs comportements innés, lesquels sont comme tout autre trait de l’espèce un produit de l’évolution, et doivent donc être expliqués comme tel organe, tel tissu, telle sécrétion glandulaire par le système explicatif proposé !
Ayant cela en tête, méditons le propos de Niko Tinbergen : « Pour connaître un peu le comportement d’une espèce, il faut le travail d’une vie ». Tinbergen, lui, a passé sa vie à étudier le goéland argenté, occupation que l’ignorant aurait tendance à juger frivole, s’il n’avait appris voici quelques semaines l’attribution du prix Nobel de médecine à Tinbergen (en même temps qu’à Lorenz, le spécialiste du canard, et à von Fritsch, de l’abeille3.
L’homme en France et probablement dans le monde qui connaît le mieux cette étendue dans le règne animal, c’est le professeur P. P. Grassé, auteur du monumental Traité de zoologie (a), et qui pendant de longues années dirigea le Laboratoire de l’évolution des êtres organisés4. Il vient, dans un livre magistral (b), d’exposer le résultat d’une vie de réflexion sur le sujet. Une vie de réflexion sur l’évolution, cela ne donne, hélas ! (mais faut-il dire hélas ?) ni de la philosophie ni du journalisme. Si sa méditation a inspiré à Grassé certaines idées philosophiques, ce n’est pas ici qu’il le dit, car il ne pratique pas le mélange des genres (c). Ici, il ne s’agit que de science et d’explication.
Et plus exactement de non-explication. Car le bilan de son livre, c’est qu’aucune explication actuellement admise de l’évolution ne tient debout. Le darwinisme, en particulier, et plus particulièrement le néo-darwinisme contemporain, est en contradiction pure et simple avec les faits. Grassé dresse un catalogue minutieux de ces faits qui, si les néo-darwiniens avaient raison, ne pourraient pas exister5. Comme on ne résume pas un livre de plus de 450 pages, j’exposerai un seul de ces faits impossibles et pourtant avérés.
Comme on le sait, les néo-darwiniens expliquent l’apparition progressive et ordonnée des êtres vivants par l’action exclusive des mutations (qui modifient au hasard le code génétique) et de la sélection (qui favorise le plus apte). En se reproduisant, les êtres vivants donnent naissance à un certain pourcentage de monstres : c’est la mutation ; quand un de ces monstres se trouve par hasard doté d’un avantage quelconque, c’est lui qui survit : c’est la sélection.
Cela était compris, il semble en effet que tout devienne lumineux.
Quand, par exemple, on se promène dans la brousse africaine – vaste étendue d’herbe parsemée de quelques arbres – on constate que de nombreux êtres d’origines diverses paraissent sélectionnés de façon identique par l’avantage que la rareté des arbres donne aux brouteurs dotés par le hasard d’un cou plus long : d’où la girafe, bien sûr, – mais aussi plusieurs espèces d’antilopes aux pattes et au cou démesurés. Ces évolutions parallèles (indiscutables) semblent bien montrer l’action d’une cause identique. Cette cause, disent les néo-darwiniens, c’est l’identique pression de sélection opérée par l’environnement. Des environnements identiques sélectionnent des formes semblables, comme cela d’ailleurs se constate chez l’homme : le monde des avocats favorise l’éloquence, celui des déménageurs les gros biceps, etc.
Examinons maintenant les faits. Considérons par exemple l’apparition des mammifères. Indiscutablement, les mammifères procèdent des reptiles. En classant chronologiquement les fossiles du plus ancien au plus récent, on voit apparaître peu à peu chez les reptiles les caractères propres au squelette des mammifères, tandis que les caractères reptiliens s’effacent. La théorie explique cette lente métamorphose par l’action sélective du milieu.
Quelles sont les causes ?
Seulement, observe Grassé, ce milieu n’existe tout simplement pas ! Dans la demi-douzaine de lignées qui dérivent séparément au sein du sous-ordre des thériodontes, les caractères mammaliens apparaissent à des dates différentes, séparées par des millions d’années, dans des milieux différents, comme si l’évolution en direction du type « mammifère » était programmée. Qu’est-ce qui pousse irrésistiblement et automatiquement le type « reptile » à se transformer en type « mammifère » quels que soient le phylum, le milieu, le genre de vie, bref en dépit de toutes les différences causales observables ? Ces évolutions parallèles exigent des causes identiques. Le darwinisme n’a à offrir que des causes différentes. Il faut donc chercher les causes ailleurs6.
Un lecteur distrait pensera peut-être que les thériodontes, c’est bien vieux. Mais à mesure que se multiplient les découvertes de préhominiens fossiles en Afrique, on se rend compte que l’hominisation s’est elle aussi faite dans des lignées différentes, à des dates différentes, dans des milieux différents. Le livre de Grassé donne sa saisissante évidence à une sorte de facilité de l’évolution : quand on suit ces lignées qui, nous dit-on, jouent à la loterie, on voit apparaître les mêmes numéros dans le même ordre ! Où est le hasard dans cet ordre ? Et s’il y a nécessité, quelle en est la loi ?
Aimé MICHEL
(a) Grassé et collab. : Traité de zoologie (28 volumes parus, Éditions Masson).
(b) Pr P. Grassé : L’Évolution du Vivant (Albin Michel, Paris 1973).
(c) Pr P. Grassé s’est expliqué sur ses idées dans Toi, ce petit dieu ! (Albin Michel, 1971).
Chronique n° 163 parue dans France Catholique – N° 1407 – 30 novembre 1973
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 25 mars 2013
- Sur l’Ophrys, cette orchidée dont les fleurs sont de minutieuses reproductions d’insectes ou d’araignées, voir la chronique n° 125, Une recette pour ne pas penser – Le darwinisme est une machine à escamoter les problèmes (04.06.2012).
- Le texte imprimé était « des centaines de millions d’espèces », ce qui est une coquille manifeste.
- Nikolaas Tinbergen (1907-1988) est l’un des pères fondateurs de l’éthologie, c’est-à-dire de l’étude objective du comportement des animaux. Né au Pays-Bas, il manifesta une attirance précoce pour l’étude de la nature, bien qu’un de ses maîtres d’école le jugea trop inappliqué pour qu’il puisse envisager une carrière de naturaliste ! Il devint malgré tout professeur de zoologie expérimentale à l’université de Leyde de 1936 à 1947 et, par la suite, Alister C. Hardy, le convainquit de venir travailler à l’université d’Oxford.
Tinbergen découvrit en 1940 les activités de substitution (ou de déplacements) qui surviennent lorsqu’un animal a le choix entre des comportements incompatibles, tels qu’approche et évitement, ou est empêché d’atteindre son but. Par exemple, deux mâles rivaux peuvent interrompre brusquement leur combat et se livrer à une activité sans aucun rapport, par exemple un comportement alimentaire. Ceci se produit lorsque l’animal est incapable de résoudre une situation en raison d’informations inadéquates ou contradictoires, et de décider quoi faire ensuite, par exemple lorsqu’aucun des rivaux n’est en mesure de l’emporter. (Ces activités de déplacement peuvent se produire aussi chez l’homme, par exemple dans l’excès de boisson). Tinbergen en déduisit que les instincts sont organisés de manière hiérarchique, que si l’un est bloqué, l’énergie se dépense dans une autre voie de même niveau.
Tinbergen a écrit plusieurs livres dont deux ont été traduits en français, L’étude de l’instinct (Payot, Paris, 1953) et La vie sociale des animaux (Payot, 1967). Un recueil de ses principaux articles en deux volumes a été publié en 1972 sous le titre The Animal in its World. Exploration of an Ethologist (1932-1972). Il révèle l’étendue de ses intérêts, puisque sur les 9 articles du premier volume, 3 sont consacrés à la guêpe Philanthus triangulum, un au papillon Eumelis semele, trois au goéland Larus ridibundus et un au renard Vulpes vulpes. L’année suivante, Tinbergen a partagé le prix Nobel de physiologie et de médecine avec Karl von Frisch, le découvreur de la signification de la danse des abeilles, et Konrad Lorenz.
- Aimé Michel a cité plusieurs fois l’éminent biologiste Pierre-Paul Grassé (1895-1985) dans ses articles. J’ai déjà eu l’occasion de le présenter à l’occasion de la chronique n° 38, La petite lampe de Prague – La relation cerveau-machine (12.04.2010).
- Comprenons bien que ni Pierre-Paul Grassé ni Aimé Michel ne contestent l’évolution. Leurs interrogations portent sur les mécanismes susceptibles de l’expliquer (voir par exemple la chronique n° 100, La bicyclette de Darwin – L’évolution s’observe, s’expérimente et se mesure). Ce point est bien exprimé par Grassé sur la 4e de couverture de son livre L’évolution du vivant : « L’évolution, écrit-il, n’est plus considérée comme une hypothèse, sauf par une poignée de réfractaire, ignorants ou aveuglés par des croyances dogmatiques. Pour l’athée comme pour le catholique pratiquant, pour Lénine comme pour le R.P. Teilhard de Chardin, l’évolution est un fait. (…) Mais le désaccord surgit entre biologistes lorsqu’il s’agit d’en expliquer le mécanisme. (…) Le simple exposé des faits met en évidence que, jusqu’ici, aucune doctrine n’explique le mécanisme de l’évolution. Le néodarwinisme prétend le faire. En cela, il se vante, car devant la complexité du réel, il s’effondre. »
- En résumé Grassé montre que les reptiles Thériodontes ont acquis progressivement en 60 millions d’années des caractères mammaliens. Ce qui est remarquable est que ces caractères ont été acquis indépendamment dans des lignées différentes et que ce ne sont pas les mêmes dans les différentes lignées. « L’arbre généalogique des Thériodontes, écrit Grassé, a un aspect buissonnant et tous ses rameaux, inégaux, se dirigent vers la forme mammalienne selon des modalités différentes. » (p. 92). Il en déduit qu’« Aucun fait caractéristique de la mammalisation n’exige, pour être expliqué, un recours à la sélection. La diversité des sous-types (l’évolution est buissonnante), les grandes distances séparant les populations, les climats différents qu’elles subissent parlent, au contraire, en défaveur de la sélection. »
Grassé critique au passage deux des fondateurs du néodarwinisme, G. G. Simpson et E. Mayr, puis conclut son chapitre sur les Thériodontes par une question ironique : « Mayr fait appel à la sélection naturelle et prétend que la pression de sélection était forte entre les diverses formes de Thériodontes. Qu’en sait-il ? Il émet une opinion qui ne s’appuie ni sur des données démographiques (ignorance des densités de populations, des paramètres écologiques, etc.), ni sur des données écologiques ou climatiques. Nous ignorons à peu près tout des milieux dans lesquels vivaient les Thériodontes. Comment la sélection naturelle a-t-elle pu aboutir à la forme mammalienne alors qu’elle opérait sur des populations habitant des milieux très différents : Asie, Afrique australe, Amérique du Sud ? Les conditions d’environnement changeaient d’un continent à un autre et les climats existaient avec leurs caractères propres au Trias comme au Jurassique. Comment la sélection naturelle, au sein de cette diversité, pouvait-elle favoriser partout les mêmes formes, sans violer le principe néodarwinien “à chaque milieu, son génotype privilégié, celui qui, par hasard, lui est le mieux préadapté” ? Nous posons la question. »
Mais j’entends déjà l’objection : que nous importe ces idées vieilles de 40 ans, ce sont celles d’aujourd’hui qui comptent ! Un instant, j’y viens. Il est vrai que les idées de Grassé sont assez représentatives de thèses qui furent longtemps dominantes en France dans les milieux étudiant l’évolution mais qu’elles étaient déjà minoritaires lorsqu’il écrivit son livre. Il est vrai que les thèses néodarwinistes qui sont nées et ont prospérées dans le monde anglo-saxon (au point de confondre parfois sous la même appellation d’« évolution darwinienne » le fait de l’évolution et son explication théorique), l’ont finalement emporté en France aussi. Le regard porté aujourd’hui sur « ce courant structuraliste et spiritualiste, très hostile au néodarwinisme » (comme le résume fort bien le généticien Yves Carton), bien représenté par Grassé, est donc généralement critique (pas seulement pour des raisons théoriques mais aussi parce que ce courant n’a pas engagé de recherches de terrain sur la génétique des populations, la spéciation et l’évolution ; voir à ce propos Entomologie, Darwin et darwinisme d’Yves Carton, Hermann, Paris, 2011, pp. 180 et sq.)
Néanmoins les critiques minoritaires n’ont jamais complètement cessé, émanant parfois de biologistes connus et respectés. C’est justement le cas actuellement du paléontologue britannique Simon Conway Morris dont certaines idées sont proches de celles soutenues par Grassé et Michel (voir la chronique n° 4, Connaître la Terre pour connaître l’univers, 13.07.2009). On le voit notamment dans un de ses articles récents, dont le titre « L’évolution comme n’importe quelle autre science est prévisible » (Phil. Trans. Royal Society B, 365, 133–145, 2010), est en lui-même un programme en rupture avec la conception aléatoire défendue par la plupart des néodarwiniens. Dans cet article il fait le point de ses réflexions sur l’importance des convergences évolutives, c’est-à-dire le fait que des lignées distinctes convergent indépendamment vers des solutions très voisines, par exemple le type Mammifère dans l’exemple choisi par Grassé. Il y exprime ses fortes critiques des conceptions majoritaires, mais avec une différence essentielle avec Grassé : sa manière de les formuler.
En effet Conway Morris commence par déclarer dès le début de son article : « La réalité de l’évolution n’est pas en débat. Ni non plus la formulation darwinienne, pour laquelle les preuves sont écrasantes » (c’est moi qui souligne). A lire cette déclaration on pourrait croire qu’il s’oppose définitivement à Grassé et Michel. Il n’en est rien car, pour lui, le problème à résoudre est ailleurs : « La question est tout simplement de savoir si la théorie est complète » (ce qui rejoint ma propre interrogation, voir la note 4 en marge de la chronique n° 124, La fin du darwinisme – La transcriptase inverse montre qu’il existe des variations génétiques induites de l’extérieur, 21.05.2012). Certes « Darwin avait vu juste en termes de mécanismes » mais ce n’est pas cela qui est intéressant aujourd’hui. Il faut dorénavant « qu’on s’éloigne de l’obsession pour les mécanismes darwiniens » car « ils échappent à toute contestation » et qu’on s’attache à comprendre « comment des organismes s’assemblent en entités fonctionnelles excessivement complexes ou pourquoi ils naviguent à répétition vers des solutions convergentes ». « Ce dont nous pouvons être sûr, suggère-t-il, est que ces processus sont prévisibles, et cela devrait nous fournir un modeste encouragement qu’il reste du travail à faire. » On reconnaîtra au passage l’art britannique de la litote, qu’on appelle là-bas « understatement » !
Le résumé de l’article est encore plus net : « la théorie de l’évolution ressemble à la physique du XIXe siècle, dans l’ignorance béate de l’arrivée imminente de la mécanique quantique et de la relativité générale. La physique a eu son Newton, la biologie son Darwin : la biologie de l’évolution attend maintenant son Einstein ». Il va même jusqu’à écrire « Il est frappant de constater à quel point le mantra darwinien continue d’étrangler l’innovation ». Ce sont là presque mot pour mot les idées défendues par Aimé Michel car cette double affirmation (que la théorie néodarwinienne ne suffit pas à expliquer l’évolution et qu’elle agit comme un frein qui empêche de rechercher d’autres mécanismes) est au cœur de sa réflexion (voir par exemple les chroniques n° 33, Un biologiste imprudent en physique, mise en ligne le 25.01.2010, et n° 125, http://www.france-catholique.fr/UNE-RECETTE-POUR-NE-PAS-PENSER.html citée en note 1). Il est rare de nos jours qu’un scientifique influent reconnaisse humblement qu’un problème aussi compliqué que celui de l’évolution n’est pas résolu en principe et qu’il y a encore de la place pour de grandes découvertes !