Aux deux extrémités de la Révélation, se dressent deux portails, celui de la Création et celui de la nouvelle Création : la Genèse et l’Apocalypse. Ainsi, toute l’histoire du salut englobe, non seulement l’homme qui est la prunelle de l’œil divin, mais aussi tous les autres êtres, et également les éléments inertes, la terre et tous les astres.
L’homme, toujours un peu égoïste, est allé au plus pressé et s’est surtout soucié de son sort et de sa destinée durant tous ces millénaires. Pourtant, dès la naissance de l’Église, des voix se sont levées – pas toujours entendues – pour rappeler que le plan divin s’applique à l’intégralité des êtres et des choses créées.
Il faut reconnaître que la plupart de ces voix n’étaient point des théologiens de métier mais d’abord des saints, des mystiques, des spirituels, des poètes. La porte est ainsi entrouverte et ce chemin attend patiemment d’être emprunté plus largement, car le flou dans ce domaine risque d’entretenir bien des erreurs et des dérives.
Le christianisme est pourtant à l’avant-garde pour reconnaître à chaque partie de l’univers créé son rôle particulier dans le Salut. La Création n’est pas l’effet du mal mais sa victime, comme le rappellent Hélène et Jean Bastaire dans Le Chant des créatures. Toute la Création est victime de la chute, et, en son sein, les animaux, êtres privilégiés de la compagnie des hommes – pour le meilleur et pour le pire. Est-il donc possible de parler de leur salut, et si oui, en quel sens ? Participent-ils à l’expression de la foi en Dieu, au moins en certaines circonstances ? Sont-ils promis, eux aussi, à l’éternité ou bien en sont-ils privés ?, etc. Nombreuses questions qui mériteraient un vaste traité.
Le serpent des origines
Dès le commencement, l’homme – homme et femme, Adam et Ève – a été confronté à l’animal, mais un animal détourné et défiguré par Satan : le serpent. Comme punition pour avoir induit l’homme en tentation, le reptile en perdra ses membres et devra ramper sur le sol. Ici, point de glorification de Dieu, mais déjà le signe que l’animal tient une place dans la dramatique humaine et divine. Les premiers siècles de l’Église seront secoués par des hérésies multiples, souvent héritées d’un néo-platonisme considérant la nature comme uniquement peccamineuse. Difficile dans ce cas de réfléchir posément à l’ordre réservé à l’animal.
Pourtant, saint Irénée de Lyon, zélé pour la défense de la vérité, insistera, dans son ouvrage Contre les hérésies, sur une restauration globale à la fin des temps, d’abord dans un paradis terrestre, puis dans une Jérusalem céleste où toutes les créatures, sans exception, trouveront leur place.
Se référant à la tradition reçue des Apôtres, ce Père et désormais Docteur de l’Église développe aussi la notion de « croix cosmique », développée plus tard au IIIe siècle dans une célèbre homélie pascale anonyme : « Le Fils de Dieu a été crucifié pour tout, ayant tracé ce signe de croix sur toutes choses. Car il était juste et nécessaire que Celui qui s’est rendu visible amenât toutes les choses visibles à participer à sa croix » (Démonstration de la prédication apostolique, 34).
Guérison universelle
Saint Irénée et, par la suite, bien des auteurs chrétiens, souligne donc la guérison universelle qui régénérera tous les êtres et tous les éléments du cosmos, sans exception. Ce retournement s’opère sur la Croix et s’achèvera lors de la Parousie. Voilà pourquoi le Christ se fait Agneau immolé et met un terme aux sacrifices d’animaux du Temple de Jérusalem, pratique répandue dans toutes les religions païennes. Les anachorètes et moines des premiers siècles comprirent cela et vécurent une convivialité étonnante avec l’animal, y compris les bêtes sauvages. Nombreux sont les témoignages qui rapportent une geste très riche, celle des relations de l’homme de Dieu avec l’animal capable lui aussi de Dieu, selon son espèce propre.
Tel cet épisode de la vie de saint Macaire l’Égyptien : « Une hyène lui apporta un jour son petit qui était aveugle. Macaire le prit, lui cracha sur les yeux, fit une prière : sur-le-champ, l’animal retrouva la vue. Après l’avoir allaité, la mère le remporta. Mais elle revint le lendemain pour faire cadeau au saint de la toison d’une grande brebis » (Pallade, Histoire lausiaque, 18). Nul ne sait si le moine apprécia ce présent, un peu empoisonné, lui qui se nourrissait uniquement des produits de la terre et qui se vêtait de feuilles de palmier !
En tout cas, cette guérison est le signe de l’harmonie retrouvée de la fin des temps, comme d’ailleurs l’annonçait le prophète Isaïe : « Le loup et l’agneau paîtront ensemble. Le lion et le bœuf mangeront la paille, et pour le serpent, la poussière sera son pain. Ils ne nuiront point et ils ne tueront point sur toute ma montagne sainte, dit le Seigneur » (Isaïe 65, 25).
Préfigurations de la nouvelle Création
De telles histoires, miraculeuses, préfigurations de la nouvelle Création, figurent à foison chez les Pères du désert. Les animaux sauvages servent les ermites, non point comme des esclaves mais comme des disciples, et ils sont appelés « frères ». Saint François d’Assise ne sera que le continuateur de cette admirable épopée homme-animal où ce dernier se voit bien reconnaître une individualité et non plus simplement l’appartenance à une espèce. Une intuition identique se retrouvera chez Paul Claudel, justement pétri de lectures patristiques, et attentif à l’allégorie qui annonce, en la voilant, une réalité supérieure : « Il ne faut pas dire le rat, le chien, mais tel rat, tel chien. Chacun d’eux a une personnalité et un nom propre. Chacun d’eux se développe dans les limites d’une charte qui dépasse la nécessité utilitaire. Chacun a à réaliser son propre poème, à jouer son propre personnage, à se servir pour son compte des moyens de la tribu » (Bestiaire spirituel).
Claudel regarde le monde moderne comme « désaffecté », car s’y est opéré le « licenciement » des animaux domestiques qui « ne travaillent plus avec nous alors que nous les mangeons toujours davantage ». Selon le poète, cette trahison révèle la disparition de Dieu rejeté par l’homme.
Dans la ligne de saint Irénée, il écrit magnifiquement : « Si le Paradis est un chœur, si le service que nous aurons à y remplir est un office, comment imaginer le sanctuaire sans un lutrin et le lutrin sans un livre ? Ce livre, ce sera la Création tout entière maintenant achevée, réunie et reliée, administrée par les Anges dans le mouvement des encensoirs » (Au milieu des vitraux de l’Apocalypse). Ainsi comble-t-il le vide laissé par l’Église qui n’a guère prescrit de devoirs envers les animaux et s’est toujours montrée discrète quant au statut animal, même si les paroles et les gestes de bienveillance n’ont pas manqué tout au long des siècles.
Leçons étonnantes
Il faut reconnaître qu’à force sans doute de fréquenter les saints, certains animaux ont fini par en partager la vie de foi et à donner parfois à l’homme des leçons étonnantes de sens du sacré et de crainte de Dieu. Une odeur de Paradis s’élève de cette cohabitation. Saint Isaac le Syrien nous a laissé la description du véritable homme de Dieu : il est celui que les fauves approchent pour lui lécher les mains et les pieds car « ils ont senti, émanant de lui, cette odeur qu’exhalait Adam avant la transgression et que Jésus nous rend par son avènement » (Œuvres spirituelles, 20e discours ascétique). Ce moine priait en larmes pour les animaux, tout comme son disciple saint Jean de Dalyatha qui relève de la même façon le fait que les animaux sentent s’exhaler d’un homme juste « l’odeur de leur Créateur » (Sur l’amour et la dilection, 23e homélie).
Cela signifie bien que l’animal est capable de foi, c’est-à-dire de reconnaître et de louer Dieu. Inutile d’ailleurs de remonter aussi loin dans le temps pour le constater.
Ces dernières années, il a été rapporté l’attitude d’un chien sauveteur dressé pour sentir la présence humaine dans des décombres qui, s’étant introduit dans une église, s’arrêta spontanément devant le Saint-Sacrement et refusa d’en partir. Parmi les nombreux fioretti de la vie de saint Antoine de Padoue, est également rapporté le cas de la mule de Bonvillo, un hérétique de Rimini, qui refusa le fourrage après trois jours de jeûne et s’agenouilla devant le Corps du Christ que venait de consacrer saint Antoine en célébrant la messe.
Inutile de dire que Bonvillo et tous les autres hérétiques avec lui tombèrent en adoration à l’exemple de la mule, qui fut donc ce jour-là un véritable témoin de la foi. Un ami ermite m’a certifié – et je n’ai aucune raison de mettre sa parole en doute –, que feu son chat passait de longues heures en présence du Saint-Sacrement dans son oratoire.
Catastrophique cartésianisme
Nos réticences modernes en ce domaine proviennent essentiellement de la catastrophique philosophie cartésienne qui a mis fin à seize siècles de christianisme cosmique. La philosophie des Lumières enfoncera le clou : l’animal est une horloge, une machine. Paul Claudel relève très justement une nuance essentielle de vocabulaire dans le Livre de la Genèse :
« Dans le récit de l’Exode, il y a un mot bien remarquable. L’écrivain sacré ne dit pas cuncta animalia mais cuncta animentia. […] On devrait donc traduire non pas “tous les animaux”, mais “tous les animants”, tout ce qui fait partie de notre âme, tout ce qui l’aide à passer à l’acte et à l’expression, et lui donne mouvement, figure et vie. C’est tout cela, quand nous perdons la notion de Dieu, qui perd sa raison d’être. L’âme perd ce qui l’anime, le bœuf travailleur, l’âne héroïquement résigné, le chien aimant, le chameau contemplatif et sobre, la poule fureteuse et gloutonne, l’agneau du sacrifice, la brebis féconde et chargée de laine, le porc lui-même hilare et savoureux, tout cela est désaffecté, tout cela a perdu son intérêt, tout cela est mort, il n’y a plus que des machines utiles, des magasins vivants de matière première que nous manœuvrons d’une main molle et dégoûtée. Les serviteurs de l’âme sont morts. Elle n’est plus servie que par des cadavres vivants » (Bestiaire spirituel).
Comme les Pères du désert et les mystiques médiévaux, Claudel redécouvre l’animal dans son individualité, dans sa personnalité, et non point dans ses espèces multiples mais indifférenciées. Saint François d’Assise établit une relation personnelle avec le loup de Gubbio qu’il amadoue et rend docile et contemplatif. Cette bête possédait-elle un « appétit d’être perpétuel », au-delà du « désir de permanence de l’espèce », pour reprendre les termes de saint Thomas d’Aquin qui n’accorde pas, justement, aux animaux cet élan (Somme contre les Gentils, II. 82, 3) ?
Une poule et ses poussins
Cette appréciation réductrice de l’être de l’animal ne repose, en tout cas, sur aucun texte révélé. Notre Seigneur n’hésite pas, dans l’Évangile, à se comparer à une poule qui rassemble ses poussins sous ses ailes (Matthieu 23, 37), image favorite de saint François de Sales – qui fut opposé à la chasse à courre et qui protégea même un cerf venu se réfugier sous ses fenêtres. Quant à saint Martin de Porrès, il regarde les animaux comme ses frères en détresse et va jusqu’à se faire obéir des souris de la communauté qui mettaient en danger ses maigres victuailles.
De son côté, le capucin Séraphin de Montegranaro attire les poissons d’un lac dans les manches de son habit pour qu’ils échappent à la pêche. Lorsqu’il les rejette en lieu sûr, il leur laisse cette admirable recommandation : « Allez vite, créatures de Dieu, et rendez grâce à Celui qui vous a faits si beaux » (cité dans La Légende dorée des Capucins). Les moines irlandais du VIIe siècle sont parmi ceux qui réalisèrent le plus parfaitement cette cohabitation fraternelle : saint Moling était ami avec un roitelet, un chat et… une mouche qui suivait mot à mot les textes sacrés que l’anachorète lisait, et qui le réveillait lorsqu’il tendait à s’endormir.
Rien ne permet donc d’affirmer que l’individualité n’existe pas chez les animaux et que le désir d’éternité leur est inconnu. Si l’Église demeure extrêmement timide et silencieuse à ce sujet, c’est qu’elle a oublié en partie son héritage et qu’elle a subi l’influence des mécanistes des XVIIe et XVIIIe siècles. Puisque un animal peut être un témoin de la foi, il mérite aussi sans doute d’intégrer le Royaume. Les confusions contemporaines qui gâtent la relation de l’homme avec l’animal proviennent d’abord du rejet de Dieu et de son geste créateur. Or la terre n’est pas une mère, elle est une sœur. Les animaux ne sont ni des enfants, ni de la chair à canon en série pour notre estomac, ils sont des frères.
Le cardinal Pierre de Bérulle, qui souffrait constamment de la souffrance des bêtes, rabroua un jour un religieux qui avait frappé un chien semant le trouble : « Pourquoi l’avez-vous frappé ? Voyez, il crie et s’en plaint à Dieu par la voix de la nature. Les animaux ont droit de chercher leur vie suivant l’instinct naturel que Dieu leur a donné » (cité dans La Vie du cardinal de Bérulle, par Germain Habert de Cerisy, 1646). Un homme habité par Dieu ne peut pas regarder le monde animal avec indifférence, mépris ou dégoût. Il ne se laisse pas emporter par la violence arbitraire et utilitaire qui a peu à peu empoisonné notre relation avec l’animal depuis que nous nous sommes éloignés de Dieu.
Pas de sacralisation de l’animal
De même, il ne peut sombrer dans le paganisme contemporain qui tend à diviniser et à sacraliser l’animal au lieu de le respecter et de l’aimer pour ce qu’il est : lui aussi est une créature. L’homme qui hait l’animal et abuse de lui, et l’homme qui le déifie, se retrouvent ensemble dans une même incompréhension de la beauté et de l’unité de la Création, résultats opposés et pourtant semblables. Voilà pourquoi les saints, les mystiques et, parfois, les poètes, sont les seuls à conserver en eux cette harmonie originelle qui sera restaurée au dernier jour, aube victorieuse où se glisseront sans doute, parmi les louanges des justes et les clameurs des damnés, les mille cris des êtres qui, sans parole, louèrent et servirent Dieu selon les caractéristiques de leur espèce.
Sainte Hildegarde de Bingen écrivait : « Comment saurait-on que Dieu est vie, sinon par ces créatures vivantes qui le glorifient ? Il a donc placé ces étincelles ardentes pour éclairer son Visage » (Le livre des œuvres divines, Quatrième vision). Il serait dommage de négliger toutes ces étincelles, ou de les piétiner puisqu’elles indiquent à leur façon le chemin de la Lumière.
À lire
Les compagnons de sainteté, Jacqueline Kelen, éd. du Cerf, 2020, 18 €.
Animaux dans l’Évangile, Tugdual Derville, éd. Ecclesia, 2010, 19 €.