Voici matière à réflexion. « Le Messie » de Haendel n’est que pour un tiers sur la naissance du Seigneur ; les deux autres tiers traitent de sa Passion, de sa Résurrection et de Son Retour. Pourquoi les orchestres le programment-ils et les foules se pressent-elles pour l’écouter uniquement dans le temps de Noël et non dans le temps pascal ?
Voici un autre sujet de cogitation. Pourquoi n’y a-t-il pas d’œuvres musicales associées à la Résurrection du Christ alors qu’il y en a tant associées à Sa naissance ? (On pourrait de même s’interroger à propos de la peinture : pourquoi l’absence d’œuvres d’art célèbres dépeignant la Résurrection mais la multiplicité de Crucifixions et de Descentes de Croix?)
Les mélomanes parmi vous pourraient demander: et l’Oratorio de la Passion de Bach, alors ? Mais n’est-ce pas l’exception qui confirme la règle ? De plus, cet « oratorio » est en réalité une cantate – fort belle mais non exceptionnelle – et, quand même, un compositeur d’église qui a écrit plus de 300 cantates en aura forcément écrit une pour le dimanche de Pâques.
Ah, mais la Seconde Symphonie de Mahler, la « Symphonie de la Résurrection » ? direz-vous. N’est-ce pas une grande œuvre pour le temps pascal ? Et si elle ne jouit pas dans notre culture du même statut que « Le Messie » de Haendel, peut-être qu’elle le devrait.
Eh bien, faisons une pause et n’hésitons pas à affirmer que la Seconde Symphonie de Mahler est réellement une très grande œuvre de musique classique, un morceau qui semble saisir toute la condition humaine. Plusieurs excellents musiciens de ma connaissance ont passé un an ou deux de leur vie complètement sous son emprise, l’écoutant en permanence, fascinés par elle, obsédés par elle. Quand la BBC a un jour demandé à des chefs d’orchestre, ceux qui devraient avoir la meilleure connaissance, de classer les plus grandes symphonies, la Seconde Symphonie de Mahler était dans les cinq premières.
Vous ne la connaissez pas ou vous voulez un conseil ? Selon moi, l’interprétation en direct d’Andris Nelson en décembre dernier avec l’Orchestre Philharmonique de Berlin est la meilleure. Mais il vous en coûtera environ 8 dollars – cela vous ouvre également pendant une semaine toutes les archives de l’orchestre. Sinon, regardez gratuitement sur internet les interprétations de Rattle avec l’Orchestre Symphonique de Birmingham, de Jansons avec le Royal Concertgebouw Orchestra ou de Dudamel avec son orchestre de jeunes pour les Proms de Londres (NDT : saison de concerts de 8 semaines en été).
Mais qu’il soit clair que cette « Symphonie de la Résurrection » n’a pas pour sujet la résurrection du Christ mais la résurrection générale, ce que Mahler cherchait. Ce n’est pas forcément une mauvaise chose du moment que nous sommes au clair là-dessus et que nous lisons ici correctement les « signes des temps ».
Mahler a écrit des notes de programme pour la symphonie, notes qu’il a plus tard retiré. Les grands compositeurs, comme les grands poètes, parce qu’ils écrivent par inspiration et non par technique, ne sont généralement pas les meilleurs interprètes de leurs propres œuvres, comme Platon l’a fait remarquer il y a longtemps de cela. Mais les commentaires de Mahler donnent au moins une bonne idée de la structure de la symphonie.
Elle commence avec un mouvement de 25 minutes intitulé « Todtenfeier » (rites mortuaires), une méditation sur la réalité inévitable de la mort. « Nous nous tenons près du cercueil d’une personne aimée. Sa vie, ses luttes, sa souffrance, son ambition, passent une dernière fois devant nos yeux spirituels… Pourquoi as-tu vécu ? Pourquoi as-tu souffert ? Tout cela n’est-il qu’une sinistre plaisanterie ?… Tout ceci n’est-il qu’un songe terrible, ou cette vie et cette mort ont-elles un sens ? »
Ainsi, Mahler. Il a même enseigné aux chefs d’orchestre de marquer un arrêt de cinq minutes pleines après ce mouvement avant de poursuivre, vraisemblablement pour laisser le fait de la mort pénétrer.
Les deux mouvements suivants soulignent l’absurdité d’une vie débouchant sur la mort. Le second évoque les temps de l’innocence perdue et des jours simples et heureux, avec son élégante mélodie dansante, un ländler (pensez au capitaine et Maria Von Trapp dansant gentiment au clair de lune).
Le troisième souligne l’apparent non-sens de la souffrance : « si vous regardez une danse depuis une certaine distance à travers une fenêtre » commentait Mahler, « n’entendant pas la musique, les évolutions des couples vous semblent étranges et dénuées de sens parce que l’élément clef, le rythme, est absent. C’est ainsi que vous devez imaginer quelqu’un qui est démuni et malheureux : à une telle personne, le monde apparaît comme dans un miroir déformant, tordu et fou ».
Donc, Mahler nous dit que tant les joies que les peines de ce monde demandent une solution par-delà la mort. Il a sûrement raison à ce propos. Et il présente le problème avec élégance. Ensuite, le quatrième mouvement, un mouvement choral, donne sa clef de la solution dans la ligne : « je viens de Dieu et je retournerai à Dieu ! »
Pourtant, ici, le chrétien voudra intervenir et dire deux choses, en manière d’avertissement et de correctif. D’abord, nous ne pouvons retourner à Dieu par nous-mêmes, parce que c’est un destin qui dépasse nos aptitudes – contrairement aux affirmations de l’hérésie nommée néo-pélagianisme. Deuxièmement, le simple fait de notre nature spirituelle ne garantit pas un tel retour parce que nous sommes éloignés de Dieu par le péché – contrairement aux affirmations de l’hérésie double du néo-gnosticisme.
Mais le choral final de Mahler présuppose ces deux hérésies. Le livret commence plutôt bien, en usant des lignes d’un poème sur la Résurrection de Friedrich Gottlieb Klopstock :
Relève-toi, oui, relève-toi,
Veux-tu, ma poussière,
Après un bref repos !
La vie immortelle ! C’est la vie immortelle
qu’Il te donnera, Lui qui t’appelle.
.
Vous avez été semés pour refleurir !
Le Seigneur de la moisson vient
Et rassemble, comme des gerbes,
Tous ceux qui sont morts.
.
Ici, notre résurrection est présentée, correctement, comme un don et non comme un droit de naissance, puisque nous sommes seulement de la « poussière » venue de Dieu. Elle prend également place sous les yeux du « Seigneur de la moisson » qui va sûrement séparer le bon grain de l’ivraie.
Mais les dernières strophes, écrites par Mahler lui-même, dérapent : « Avec les ailes que je me suis gagnées/ En luttant avec la violence de l’amour/ je vais m’envoler très haut/ Jusqu’à la lumière que nul n’a contemplé ! » Nous voyons même la nostalgie contenue, d’un sentimentalisme trouble, évoquée plus tôt dans la structure de la symphonie : « O crois, mon cœur, crois : rien n’est perdu pour toi ! »
Est-il trop sévère d’affirmer voir naissant en Mahler le « sentimentalisme qui conduit aux chambres à gaz » ? Mais de sûr il part d’hérésies qui tiennent les autres, et peut-être nous-mêmes, loin de reconnaître pleinement que nous avons besoin d’un Sauveur – et donc loin d’exulter vraiment d’en avoir un.
— –
Michael Pakaluk, féru d’Aristote et ordinaire de l’Académie Pontificale Saint Thomas d’Aquin, est doyen intérimaire de l’école de commerce et d’industrie Busch, à l’Université Catholique d’Amérique. Il vit à Hyattsville (Maryland) avec son épouse, également enseignante dans le même établissement, et leurs huit enfants.
Illustration : « Gustav Mahler » par Emil Orlik, 1903 [MET, New York]
Source : https://www.thecatholicthing.org/2019/04/30/music-for-easter/