Oui, cher père Montaurier (a), la priorité des priorités, c’est bien l’amour. Et cette connaissance que vous puisez dans votre cœur de prêtre, un regard approfondi sur la Nature le confirme, comme on le voit chez les anciens sages qu’aucune Parole n’éclairait1 et dans ce que nous suggère une science qui opère son grand virage, souvent à l’insu des savants eux-mêmes2.
Chez les anciens sages, on pense bien sûr d’abord à Socrate et Platon, en qui les premiers pères ont vu parfois des précurseurs. To Kalon, que l’on traduit peut-être trop littéralement par la beauté, c’est dans le Banquet la Beauté suprême, objet de l’amour absolu, excellence morale manifestée dans la beauté naturelle. C’est une philosophie qui sans doute ne tient guère compte de la faiblesse humaine, comme le montre Festugière dans les dernières pages de son admirable Socrate (b).
Mais regardons plus loin dans le temps, chez ces présocratiques qu’on appelait physiciens parce qu’ils cherchaient la vérité dans les phénomènes, avant que Socrate, comme dit Cicéron, eût fait descendre la Sagesse du ciel sur la Terre.
Ce que disait déjà Empédocle…
Le mystère des choses, ils croyaient comme les savants modernes, qu’on le trouve plus directement dans la contemplation et l’étude des astres et de l’univers. L’histoire leur a donné raison, comme le prouvent l’échec de la philosophie antique et le succès des sciences mille ans plus tard. Or, que disait par exemple un Empédocle ? Que « les choses ne cessent d’alterner, se faisant par l’Amour et se défaisant par la Haine » (fragment 17, 6-8) ; qu’« à mesure que les êtres se constituent, la Haine se retire » (fragment 36) ; que l’évolution du monde s’opère à mesure que l’Amour suprême établit sa suprématie (résumé du fragment 35). Ainsi parlait cet homme né vers 492 avant le Christ. Ne trouve-t-on pas dans ses propos comme un écho anticipé de saint Jean, qui nous dit que rien n’a été fait sinon par le logos, qui est Dieu, qui est Amour ?
Dans de précédents articles, j’ai exprimé l’idée que les lois de la nature vivante ressemblent à une sorte d’Anti-Décalogue3. Et il est vrai que le monde animal obéit à la loi du plus fort, du plus malin, du plus impitoyable, qu’il prospère par la rapine et la prédation, qu’il ignore le respect que nous estimons dû à la faiblesse, à la vieillesse, à la parenté (quoique sur ces derniers points pas toujours) (c).
Les vrais problèmes de l’homme
Mais ce tableau n’est vrai que si nous oublions l’origine terrestre de l’homme.
(Il me vient, en relisant ce début d’article, un doute : est-il raisonnable de réfléchir sur la nature humaine vue du fond des millénaires, à travers une science apparemment lointaine, indifférente en tout cas à l’actualité ? Au lieu de spéculations sur ce que j’appelais plus haut le mystère des choses, le lecteur n’attend-il pas plutôt qu’on lui parle du chômage, de l’éducation, de l’Iran, de la Chine, de la crise ? C’est curieux, mais je crois que non. Je suis incliné par une expérience à croire que la plupart des hommes sont plus intéressés de savoir ce qu’ils sont, d’où ils viennent, où ils vont, que par le tohu-bohu, même dangereux, où le quotidien les brinquebale. Jamais je n’ai entendu parler avec plus de ferveur de ces choses-là, « vaines » à en croire les idéologues, que pendant les veillées de guerre et de maquis, la main sur l’arme, quand la mort menaçait. Les idéologues nous rabâchent que ce genre de réflexion nous « détourne des vrais problèmes ». Eh bien, ce sont au contraire les vrais problèmes de l’homme : tous les autres, nous les partageons avec les bêtes. Et nous voici revenus au fil interrompu)4.
J’étais en train de remarquer que l’homme fait partie de la nature ; non seulement il en fait partie, mais il la culmine, il la résume, il en est le suprême effort, sur la terre du moins5. « Dieu, dit Maître Eckhart, a créé la nature de telle façon qu’elle devienne ce qu’elle est ». On devrait s’émerveiller qu’un mystique, puisant toute sa science dans la contemplation divine, ait vu si profondément dans les ressorts de l’univers, même matériel.
Quand on feuillette un livre sur les origines de l’homme, surtout s’il est bien illustré, on est frappé par cette espèce de fatalité, et plus exactement par cette Providence infaillible qui, à partir de la fin de l’ère tertiaire, a lentement modelé quelques lignées en direction de l’homme, puis en a choisi une, d’où l’homme est sorti.
La création de l’homme est inscrite dans ces millions de fossiles de la lignée humaine recueillis depuis surtout un demi-siècle. Bien entendu, ce mot de « lignée » n’implique aucune hypothèse sur la façon dont tout cela s’est réellement passé, et il est piquant de voir, dans les derniers textes scientifiques publiés, l’échec total des théories dont un Monod, au début de cette décennie, disait qu’elles avaient tout expliqué. On n’a aucune idée sur la façon dont ces êtres maintenant réduits à leurs squelettes fossiles ont pu se succéder. Les récentes découvertes sur la polymorphisme humain montrent que tout homme est absolument unique, et si elles prouvent quelque chose, ce serait plutôt que l’évolution est impossible ! Il faudra encore bien d’autres découvertes pour comprendre un peu que cette succession d’êtres a quand même pu se produire en dépit de toutes les théories.
Tant pis donc pour les obscurités du polymorphisme, bon courage aux valeureux savants qui se retroussent les manches pour pénétrer dans cet océan de difficultés, et restons-en aux faits avérés, à ces fossiles que nous pouvons poser sur une table pour les examiner et mesurer sous toutes leurs faces : ils prouvent que, selon l’idée profonde de Maître Eckhart, la Nature est telle qu’elle a pour ainsi dire couru vers l’homme6 comme vers le but qui lui était depuis toujours assigné.
Mais alors, l’Anti-Décalogue de la jungle qui précéda l’homme se trouve très exactement retourné.
Si notre espèce, sortie de la jungle animale par le jeu de lois posées dès l’origine, découvre vers 1200 ans avant le Christ que son cœur, en ce qu’il a de plus humain, se trouve en plein accord avec le Décalogue annoncé par Moïse, si dix-sept siècles plus tard, saint Augustin peut remarquer que tout homme naît « naturellement chrétien », bref, si la Loi d’Amour est très exactement ce qui nous comble, c’est bien que nous avons été créés pour qu’il en fût ainsi. Créés comment ? Écoutons Maître Eckhart : par les ressorts de la Nature telle que Dieu la fit. Dès sa lointaine origine, la nature où naquit l’homme était en marche vers l’amour. S’il n’en était ainsi, nous ne souffririons pas de tout ce qui persiste en nous de la loi de la jungle.
Comme les pèlerins d’Emmaüs
La blessure d’être homme, si profondément ressentie avec leurs seules lumières par les premiers sages et poètes grecs, c’est sa double nature, où le poids du passé animal s’identifie mystérieusement avec le Mal originel7. Notre différence avec ces sages, c’est, comme le souligne Festugière, que de ce mal nous connaissons la nature et la défaite finale.
Notre regard porte au-delà de lui, jusqu’à l’amour personnifié où nous conduit le Temps.
Dès lors, qu’importent les dangers, les menaces, qu’importe même que la Nature, qui se laisse scruter de toutes autres façons, cache dans un total mystère cette moitié d’elle-même que nos cœurs anxieux désireraient par-dessus tout connaître, le Futur ? Ainsi marchaient les pèlerins d’Emmaüs, tandis qu’un Autre marchait à leurs côtés. Puis la lumière se fit, et ils Le virent8.
Aimé MICHEL
(a) F.C.-E. n° 1674, 12 janvier 1979, page 14.
(b) Au Seuil.
(c) Un livre ici est vivement recommandé : Des fourmis et des hommes, de Rémy Chauvin (éd. France-Empire).
Chronique n° 324 parue dans F.C.-E. –N° 1681 – 2 mars 1979. Reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe, Aldane, Cointrin, 2008 (www.aldane.com), pp. 622-624.
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 10 février 2014
- Aimé Michel pense surtout aux sages de la Grèce antique qui ignoraient le Dieu de Moïse et des prophètes. Sa passion pour ces philosophes affleure dans nombre de ses textes.
- Ce « grand virage » qu’opère la science est surtout, pour l’instant, celui de la physique avec le recul du réalisme naïf qui avait court jusqu’au début du siècle dernier. Les autres sciences, surtout la biologie, sont moins avancées dans cette voie. La présente chronique poursuit ainsi la réflexion commencée dans celle de la semaine dernière, n° 323, « N’ayez pas peur ! ».
- Sur cet anti-décalogue voir la chronique n° 257, Le Dieu des savants – Les horreurs de la nature et la loi morale dans un univers animé par une pensée, mise en ligne le 25.02.2013, où Aimé Michel écrit : « La nature tout entière est fondée sur le meurtre, le mensonge, la déprédation, l’écrasement du faible, le triomphe cynique du plus malin et du plus fort. La loi de nature, c’est, avec une méticuleuse précision, l’antidécalogue. C’est-à-dire que le Décalogue révélé à Moïse et qui fonde encore toute loi morale, est très précisément le contraire de ce que fait la nature. ».
Voir aussi la chronique n° 262, « Miaou ». et tout est dit ? – Ce monde mystérieux et cruel vient de l’amour et y retourne (08.04.2013).
- Cette longue parenthèse explicite une idée essentielle : contrairement à une opinion fort répandue les vrais problèmes de l’homme ne sont ni politiques ni économiques mais métaphysiques et religieux. Cette idée affleure dans d’autres chroniques, par exemple les n° 6, Zadig, La rose et les imans de Babylone, mise en ligne le 20.07.2009, et 189, Plus loin que la vie et la mort, 25.05.2009.
- La restriction « sur la terre du moins » est bien sûr inspirée par la conviction d’Aimé Michel que la vie, la vie intelligente en particulier, ne peut qu’être répandue à profusion dans l’univers. Voir par exemple les chroniques n° 103, Avant l’homme et au-delà – Un univers infiniment peuplé de créatures intelligentes, parue ici le 12.02.2012, et n° 165, Des signes dans le ciel – Pourquoi les étoiles sont-elles inaccessibles à l’homme ? (20.11.2012). Ces réflexions qui pouvaient passer pour extravagantes il y a 35 ans sont aujourd’hui le lot quotidien d’un nombre toujours croissant d’astronomes, de biologistes, d’ingénieurs et de philosophes, à mesure que les immensités stellaires peuplées d’innombrables planètes aux tailles variées se découvrent à nos moyens d’investigation. C’est cet univers-là qui sert de toile de fond à toutes les réflexions scientifiques, philosophiques et théologiques d’Aimé Michel et lui confère son actualité et sa valeur pérenne.
- Entendons le niveau cognitif humain, non l’espèce Homo sapiens avec toutes ses particularités. Cf. « La pensée dont l’homme n’est qu’un maillon » (chronique n° 420, Cet univers où nous passons, in La Clarté au cœur du labyrinthe, op. cit., p. 695).
Aimé Michel est profondément évolutionniste. Sa critique du darwinisme et de sa présentation par Jacques Monod (développée dans la chronique n° 33, Un biologiste imprudent en physique, 25.01.20100) n’est donc une remise en cause ni de la réalité de l’évolution biologique (voir par exemple la chronique n° 100, La bicyclette de Darwin – L’évolution s’observe, s’expérimente et se mesure, 28.11.2011), ni même du génie de Darwin (n° 125, Une recette pour ne pas penser – Le darwinisme est une machine à escamoter les problèmes, 04.06.2012). Elle n’est que l’expression d’un sain esprit de doute à l’égard de théories trop sûres d’elles-mêmes et qui voudraient nous faire croire qu’on a tout compris alors que tant d’aspects du développement des organismes restent à éclairer…
- Pour plus de détails sur cette interprétation du Mal originel, voir la chronique n° 257, Le dieu des savants (25.02.2013) citée plus haut. Le problème du mal dans la nature avant même l’apparition de l’homme a toujours préoccupé Aimé Michel même s’il n’en a pas toujours eu la même conception comme l’atteste sa Lettre à François Mauriac sur le mal fossile de 1957 : sa vision alors était désespérée (ou du moins est-ce ainsi que je la ressens, voir la note 8 de cette chronique).
- Cet épisode célèbre de l’apparition du Christ ressuscité à Cléophas et un autre disciple qui n’est pas nommé n’est rapporté que par Luc (chap. 24, 13:33) dans un récit dense d’une grande beauté littéraire qui a inspiré de nombreux peintres. C’était au lendemain de la Pâque juive de l’an 30, au soir du premier jour de la semaine (notre dimanche) suivant l’exécution de Jésus… On en trouvera une analyse historique précise dans le chapitre II, « L’apparition aux disciples d’Emmaüs », au tome 2 (Les apparitions de reconnaissance) de l’ouvrage de Thomas Kowalski, Les témoins de la résurrection de Jésus. Du tombeau vide à l’ascension, éditions Parole et Silence, 2002. Aimé Michel en a fait un commentaire pour « nous autres, abreuvés de sciences », dans la chronique n° 373, Dans le Grand Soir de Pâques : l’instant sacré, in La Clarté, op. cit., p. 678.