Plusieurs personnes m’ont récemment demandé comment lire Dante. J’ai écrit à ce sujet un livre, qui prend Dante pour ce qu’il est et n’essaie pas d’en faire un moderne gourou thérapeutique. Nous avons l’habitude d’offrir sur Libertas University un cours en direct sur toute la Divine Comédie – une chose que j’espère reprendre un jour. Beaucoup par ailleurs pourrait être fait pour faire mieux connaître le plus grand poète catholique, et son poème ambitieux, qui vous saisit depuis le moment où vous êtes perdu dans la forêt obscure du péché pour vous conduire à la vision béatifique.
Il n’y a rien dans la toute la littérature mondiale qui lui soit comparable. J’ai écrit ici que nous désirons redonner de l’importance à notre mission culturelle à l’approche du 10e anniversaire de The Catholic Thing le mois prochain. Pour qui sent l’urgence de retrouver une culture chrétienne – non pas seulement la théologie, la philosophie, et l’éthique (aussi importantes soient-elles), mais des moyens de penser et de sentir qui insufflent un feu vivant dans la logique chrétienne – la familiarité avec un poème comme la Divine Comédie doit être au premier plan, à la fois pour la puissance poétique et pour sa portée inégalable.
L’œuvre de Dante ne néglige pas la logique formelle et les catégories théologiques ; il a étudié avec l’un des premiers étudiants de Thomas d’Aquin, Remigio dei Girolami, O.P. à Santa Maria Novella à Florence. Et sa maîtrise de plusieurs disciplines apparaît dans la science, l’histoire, la théorie politique, l’esthétique, la philosophie et la théologie de son poème. En fait, une des meilleures plaisanteries dans la Divine Comédie repose sur un raisonnement moral strict.
Guido de Montefeltro, l’original des futurs Guidos de la mafia, se trouve dans L’Enfer (Chant XXVII) parmi les « conseillers frauduleux ». Il a passé la plus grande partie de sa vie comme une sorte de Machiavel avant Machiavel, en conquérant les villes par traitrise. Tard dans sa vie, il est devenu religieux et est entré dans un monastère pour faire pénitence. Le pape Boniface VIII (Dante est sûr qu’il est lui aussi promis à l’Enfer) arrive et dit (je résume) :
« Vous devez m’aider à m’emparer d’une ville de plus. ‒ Ne faites plus ce genre de choses. ‒ Ne vous inquiétez pas je suis le pape, je vous pardonne d’avance. ‒ Vous pouvez faire cela ? ‒ Je suis le pape. Bien sûr. »
Mais quand Guido meurt, saint François d’Assise vient le trouver, mais un diable dit clairement la vérité, une vérité qu’il vaut la peine de rappeler aujourd’hui encore :
Later, when I was dead, St. Francis came
to claim my soul, but one of the Black Angels
said: “Leave him. Do not wrong me. This one’s name
went into my book the moment he resolved
to give false counsel. Since then he has been mine,
for who does not repent cannot be absolved;
nor can we admit the possibility
of repenting a thing at the same time it is willed,
for the two acts are contradictory.”
Miserable me! with what contrition
I shuddered when he lifted me, saying: “Perhaps
you hadn’t heard that I was a logician.”
(traduction de John Cardi) – 1
Pour ses desseins le Diable non seulement peut citer l’Ecriture, mais il connaît la théologie morale mieux que certains haut placés dans l’Eglise.
Dans d’autres parties de la Comédie, on doit suer quelque peu pour trouver son chemin dans l’histoire, la géographie, et même l’astronomie qui entrent dans cette vision – et absorber le tableau aristotélicien/thomiste des vices et des vertus qui fournit la structure du monde de Dante (le petit livre de C.S.Lewis, The Discarded Image tire tout cela au clair admirablement.)
La Divine Comédie est une sorte de Somme poétique, mais vous pouvez simplement trouver plaisir – et votre profit – à lire l’histoire pour la première ou la centième fois :
Midway upon the journey of our life
I found myself within a forest dark,
For the straightforward pathway had been lost.
Ah me! how hard a thing it is to say
What was this forest savage, rough, and stern,
Which in the very thought renews the fear.
So bitter is it, death is little more;
But of the good to treat, which there I found,
Speak will I of the other things I saw there. 2
C’est la célèbre ouverture dans la traduction légèrement fleurie mais encore lisible de Longfellow. Et il y a John Cardi (cité plus haut) et notre Anthony Esolen avec de simples notes pour les étudiants et les commençants. Les étudiants avancés chercheront des commentaires plus complets chez le professeur d’Esolen, Robert Hollander.
Cette lecture n’est pas toujours facile. Mais si vous pensez réellement que c’est un besoin vital aujourd’hui de retrouver la tradition, vous devez être prêt à y travailler pour cela, comme vous le faites pour tout ce qui le mérite. Il est aussi crucial de savoir ce qu’est la tradition. Le grand poète moderne T.S.Eliot a écrit :
« Si la seule forme de tradition, de transmettre, consistait à suivre les chemins de la génération qui nous précède immédiatement dans une adhésion aveugle ou timide à ses succès, la « tradition » devrait être absolument découragée. Nous avons vu beaucoup de ces courants se perdre bientôt dans le sable… la tradition est un sujet dont la signification est beaucoup plus large. On ne peut en hériter, et si vous la voulez v il vous faut l’obtenir par beaucoup de travail. »
Pourtant, il y a beaucoup de plaisir pur dans l’œuvre de Dante. Et si vous préférez l’approcher avec des guides plus immédiats, plus vivants, Esolen a une bonne collection de textes enregistrés ainsi que Giuseppe Mazzotta – tous deux des catholiques sérieux.
En 1837, Ralph Waldo Emerson dans son discours à la société Phi Beta Kappa3 3 se plaignit de ce que les Américains fussent trop concernés par l’héritage du passé. Imaginez ! Cela dura encore un bon bout de temps, spécialement pour Dante. Longfellow et toute une série de gens de la Nouvelle Angleterre étaient fascinés par la Divine Comédie. L’austère Vermontois Calvin Coolidge en fit une traduction pour sa fiancée en cadeau de mariage.
Aucune personne sérieuse ne peut espérer cela aujourd’hui. Nous souffrons de l’extrême opposé : nous avons peine à savoir qu’un passé – n’importe quel passé – puisse jamais exister. Mais il y en a un, et il offre une richesse infinie, inépuisable, non seulement pour le passé mais pour le futur aussi bien. Dante couvre un large champ des mondes biblique, classique et médiéval – comme je le dis, c’est une autre Somme. Lisez-le, et vous serez sur la voie de comprendre bien des parties des plus importantes de la civilisation occidentale et de l’Eglise.
Source : https://www.thecatholicthing.org/2018/05/21/from-the-dark-wood-to-the-beatific-vision/
Robert Royal est rédacteur en chef de The Catholic Thing, et président du Faith & Reason Institute à Washington, D.C. Ses livres les plus récents sont A Deeper Vision: The Catholic Intellectual Tradition in the Twentieth Century (Ignatius Press) ; The God That Did Not Fail: How Religion Built and Sustains the West, maintenant disponible en livre de poche chez Encounter Books.
- « Ensuite, quand je fus mort, François me vint chercher, mais un des anges noirs lui dit :
‒ Ne l’enlève pas, ne me fais pas tort.
En bas, parmi mes serfs il doit venir, parce qu’il donna le conseil frauduleux, depuis que je le tiens aux crins.
« Absous ne peut être qui ne se repent, et à la fois vouloir et se repentir ne se peut, à cause de la contradiction, qui point ne le permet. ‒
« Ô malheureux ! comme je tressaillis lorsqu’il me prit, disant ‒ Tu ne pensais pas, peut-être, que je fusse logicien.
- « Au milieu du chemin de notre vie, ayant quitté le chemin droit, je me trouvai dans une forêt obscure.« Ah que ce serait dur de dire combien cette forêt était sauvage, épaisse et âpre, la pensée seule en renouvelle la peur ;
« Elle était si amère que guère plus n’est la mort, mais pour parler du bien que j’y trouvai, je dirai les autres choses qui m’y apparurent.
(traduction de Félicité de Lamennais) - Une des nombreuses sociétés ou fraternités d’étudiants, se distinguant par leurs brillants résultats.(Philosophia Biou Kubernetès : « la Philosophie est maîtresse de vie »)