De l'art du jésuitisme - France Catholique
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Funérailles catholiques : un temps de conversion
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De l’art du jésuitisme

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Au paragraphe 206 de Au-delà du bien et du mal Nietzsche traite du « jésuitisme ». De quoi parlait-il ? Nietzsche tient toujours des propos particuliers, même dans ses aphorismes les plus étranges — par exemple, §132 : « on est davantage puni en raison de ses qualités. » Si nous rappelons les paroles du Christ à propos de ceux qui seront persécutés le plus, cet aphorisme paradoxal semble taper dans le mille. Vérité et vertu sont, en fait, « sanctionnés ».

Selon Nietzsche, dans sa préface, démocratie et « jésuitisme » étaient regardés de haut. La chrétienté était le « platonisme des masses populaires ». Elle tentait de donner à chacun la noblesse que Platon réservait aux élites. Cette formule ne pouvait que créer des tensions dans les esprits des Européens. Et cette « tension » intérieure conduirait à une révolution qui nous débarrasserait des tentatives stupides pour élever le « troupeau » (des citoyens en démocratie) à la noblesse.

Aussi, pour Nietzsche, les Jésuites, avec leur théorie libérale, naguère détestable, de probabilisme, et la démocratie, par la théorie égalitaire, ont empêché cette explosion; car, quoi que fassent les gens, ils ont raison. La différence entre les élites et le peuple est mineure. C’est une contradiction totale avec les idées de Nietzsche.

Dans le chapitre « Nous, les érudits », Nietzsche explique quelque chose qui interpelle nombre d’entre nous : « Pourquoi les érudits sont-ils de tels semeurs de troubles ? » À quoi il répond : « Le pire et le plus grand danger dont nous menacent les érudits provient de l’instinct de médiocrité qui caractérise cette engeance. » Remarque amusante. La race des érudits, qui se croient supérieurs et éloquents n’est en réalité qu’un petit monde de sophistes mineurs et médiocres.

Et Nietzsche ajoute : « Le jésuitisme de médiocrité… œuvre instinctivement à la destruction de l’homme hors du commun et cherche à briser plutôt qu’à détendre tout arc bandé. » L’image de « l’arc bandé » représente la tension causée par l’élimination de la noblesse et du « superman » à venir qui nous protègeront de cette médiocrité à laquelle aspirent les érudits, les tenants de la démocratie et les Jésuites.

Aussi loin que je puisse voir, le « jésuitisme de médiocrité » remonte aux jésuites historiques qui, dans leurs établissements scolaires, voulaient instruire les masses au même niveau que les nobles. Pour Nietzsche c’était un effort illusoire. Ce n’était pas une élévation de niveau, mais un abêtissement. Réduire les tensions — avec délicatesse, indulgence, tout naturellement, amener la sérénité par une pitié importune, voilà le véritable art du Jésuitisme, qui a toujours su s’immiscer en tant que religion de pitié. Que vient faire la pitié là-dedans ?

Dans la tragédie grecque la pitié était la réaction normale des spectateurs assistant à des souffrances ou des punitions imméritées. La chrétienté comprend elle-même la pitié. La pitié est une de nos réactions devant le Christ en Croix. Cependant, selon Nietzsche, la pitié est une faiblesse. C’est la pitié qui a empêché l’élimination des faibles et des incompétents, laissant vivre les inadaptés dans ce monde. En ce sens, c’est une attitude très moderne.

À la lecture de Nietzsche ce serait une erreur de négliger un point de vue flamboyant ou choquant. Nous devrions tenter de penser comme Nietzsche, ne serait-ce que pour voir ce qui le tracassait. Le « jésuitisme » l’obsédait encore vers la fin du dix-neuvième siècle.

Eric Voegelin disait qu’en fait il n’y a rien de nouveau au vingtième siècle. Nous n’avons fait que transposer au vingtième siècle — et, ajouterai-je, au vingt-et-unième — les idées aberrantes formulées précédemment et cristallisées par Nietzsche.

La « pitié » des Jésuites telle que vue par Nietzsche facilite l’élévation des esprits et de la culture d’au moins quelques individus des classes populaires, leur permettant d’accéder aux nobles idées et à la pratique des qualités de l’aristocratie. Au §287 Nietzsche pose la question : qu’est-ce qu’être noble ? Ce besoin de noblesse est un « acte de foi », noblesse qui n’existait pas encore du temps de Nietzsche. Le paragraphe s’achève dramatiquement : « Une âme noble a du respect pour elle-même. » Nietzsche sait bien que cette sorte de hiérarchie heurte « l’antique religion ». Et il sous-entend que lui-même mérite le respect.

Nous lisons dans un chapitre intitulé « Ce que Nietzsche détestait » du livre Nietzsche de Crane Branton : « La doctrine de l’immortalité telle qu’énoncée par la Chrétienté est pour Nietzsche une des plus diaboliques inventions des curés. On ne promet pas aux croyants que la pitié, l’abnégation, la charité, l’ascétisme, leur donneront le bonheur en ce monde. Ils ne tendent pas l’autre joue pour recevoir des caresses mais des coups. Par l’astucieux truc du Royaume des Cieux on leur promet l’entier accomplissement de leurs désirs les plus intenses dans une autre vie.»

Homme moderne s’il en fut, Nietzsche insistait sur la primauté de ce monde tel qu’il est. Paradoxalement, la Chrétienté et le « véritable art du jésuitisme » en font autant. Bien des choses inspirent la pitié dans le monde. Une âme noble révère ce que Dieu a mis en toute âme immortelle de Sa création.

James V. Schall, S.J.

Photo : Nietzsche malade, photographié par Hans Olde (1899).

http://www.thecatholicthing.org/columns/2012/on-the-qart-of-jesuitismq.html