L’affaire Dieudonné a eu un retentissement considérable et elle demeure comme en suspens. Le coup d’arrêt à un spectacle diffusant un message clairement antisémite n’a pas mis fin à un phénomène qui produira, à coup sûr, d’autres rebondissements. L’antisémitisme n’est pas né avec Dieudonné et avec Soral, on le sait bien. Il se réclame d’une très longue histoire, avec des étapes marquantes du point de vue de la conceptualisation de la peur et de la haine des juifs. Ainsi a-t-on parlé de Voltaire au cours de cette affaire à propos de la liberté d’expression. Curieusement, on s’est abstenu de rappeler son antisémitisme qui était d’une virulence extrême et se rapportait plus généralement à celui des Lumières qu’un Léon Poliakov avait étudié pour en marquer l’originalité, avec la naissance du racisme au sens moderne du mot, qui se réclame de la science et de la biologie.
Dans ce registre intellectuel qui nous situe dans un autre espace que celui de l’humoriste-agitateur, il y a en ce moment un renouveau de la querelle à propos de l’antisémitisme du philosophe Martin Heidegger. La publication en Allemagne de son journal personnel intitulé Les cahiers noirs suscite émoi et controverse. Cela relance la discussion à propos de l’adhésion du penseur au national-socialisme. Un ouvrage d’un des spécialistes de Heidegger sur son adhésion au mythe de la conjuration mondiale des juifs précise bien l’objet de la discussion. Son auteur, Peter Trawny, s’en est expliqué dans un entretien à l’hebdomadaire Die Zeit, dont Le Monde a publié la traduction française. Il ne fait pas de doute qu’Heidegger a adhéré à ce mythe d’un complot de domination mondiale des juifs, même s’il répugnait par ailleurs à un racisme d’ordre biologique. Peter Trawny ne soutient pas un réquisitoire à charge, il est nuancé dans son désir d’être au plus près de la vérité.
Cet événement éditorial pourrait être l’occasion d’une élucidation des causes et de la nature de l’antisémitisme, pour qu’on puisse lucidement le combattre, en se gardant de tout un climat équivoque où se complait le trouble tourment de la haine.