Même force, même discernement en ce qui concerne Dostoïevski, dont Daudet a lu l’ensemble de l’œuvre. À propos de Crime et châtiment : « C’est un chef-d’œuvre, de la taille d’Hamlet et dans la prolongation d’Hamlet. Rodim Romanovitch le criminel, n’a pas la force immorale, ou immoraliste de son crime ; il est pareil à un vase trop frêle pour une liqueur trop forte, et qu’il laisse suinter. La corrosion de son âme par son acte est un des sommets de l’analyse romanesque, et aussi de l’émotion dramatique. Ce qui prouve, entre parenthèses, que la conception forte émeut toujours et que la plus petite fausse note suffirait à briser l’émotion. » À l’encontre du soupçon de provincialisme national, le critique ne cesse de montrer qu’il a tout lu. D’où ses synthèses amples, ses comparaisons qui embrassent toute la littérature européenne. « Quand un personnage de Dickens, qui est le véritable maître de Dostoïevski, change de cadre psychologique, ce changement est amorcé par toute sortes de dégradations successives et de plans, comme dans un tableau de Poussin. Chez Dostoïevski, la transformation lente est presque invisible, et d’une ellipse qui échappe à l’entendement superficiel. »
L’admiration pour l’écrivain est totale, j’oserais dire démesurée. Les références les plus hautes convergent pour qualifier l’altissime, Éschyle et Shakespeare, tous ceux qui sont descendus le plus profondément « dans l’abîme des cœurs et des corps ». Et ce n’est pas tout : « Il arrive à donner, à l’émotion entrecroisée, le chatoiement et la moire dorée de la méditation, et certaines des scènes inouïes, vraisemblables cependant, qu’il imagine, atteignent à l’acuité du Pascal des Pensées, ou du Plotin des Énnéades. Il y a en lui du fourmillement stellaire, comme cela se remarque chez les maîtres des maîtres. »
Ce qu’il y avait chez Léon Daudet, ancien étudiant en médecine, de curiosité insatiable pour les phénomènes somato-psychiques, ne pouvait que se passionner pour ce qui frisait l’anormalité et le pathologique chez l’auteur des Possédés. L’imagination, qui échappe parfois aux prises du bon sens et en relation avec l’épilepsie, et la manie du jeu a même origine. Mais ce qui pourrait être rédhibitoire dans d’autres cas est ici gage supplémentaire du génie, même si Daudet n’admet pas la thèse de Lumbroso qui fait du génie l’effet direct d’une tare physique. C’est « en raison même de son hyperesthésie, de sa sensibilité excessive et aisément pervertie » que Dostoïevski est capable de nous faire accéder à l’esprit slave.
Aucun anti-slavisme ici, même à l’égard de Tolstoï dont Soloviev dénonçait la dangerosité. Mais a-t-il écrit plus explicitement ailleurs sur Tolstoï ? Je constate aussi que, rendant compte de Défense de l’Occident d’Henri Massis, il ne fait aucune allusion à la violente charge qu’il contient à l’égard de l’anti-Occident que serait le monde slave. De ce point de vue, Daudet aurait complètement approuvé le père de Lubac du Drame de l’humanisme athée, s’il l’avait lu comme son ami Charles Maurras plus tard : « Que de lumières projetées sur notre nature à tous, dans ces cas de dédoublement que Dostoïevski multiplie comme pour nous forcer à voir, sous les apparences de l’exceptionnel et de l’anormal, la loi trop réelle de notre propre cœur. »