Au cours de ces dernières semaines (décembre 1981), des procès ont été introduits contre plusieurs États du sud des États-Unis par les associations de professeurs, après la décision, annoncée par les autorités, d’inscrire au programme des sciences naturelles « un partage égal du temps consacré à l’enseignement des théories de Darwin et à l’enseignement de l’origine de l’homme tel qu’il nous est révélé dans la Bible » (a)1. Voilà de quoi étonner, venant du pays qui est l’Athènes et l’Alexandrie du XXe siècle en matière de science. À quoi peuvent bien penser ces autorités qui mettent dans le même sac les théories de Darwin et le récit de la Genèse ? En quel siècle sommes-nous donc ?2
Aucun naturaliste, aucun professeur d’histoire naturelle n’enseigne plus depuis au moins un demi-siècle les théories de Darwin, sauf à titre de curiosité (d’ailleurs géniale), sauf comme un moment important des sciences de la vie. Darwin ne comprendrait rien aux discussions actuelles sur l’évolution. Il n’avait jamais entendu parler de la génétique, et pour cause : seul à son époque, un moine autrichien inconnu du nom de Johan Gregor Mendel aurait eu quelque chose à dire de cette science qu’il était en train de fonder de toutes pièces dans le jardin de son couvent, grâce aux fameux petits pois. La seule théorie actuelle de l’évolution, d’ailleurs rejetée par beaucoup de savants, surtout en Europe et au Japon, porte le nom de « théorie synthétique », parce qu’elle fait appel à un peu de darwinisme, beaucoup de génétique3, et par-dessus tout à une certaine conception du monde physique rejetée par les physiciens4.
Il est navrant que des hommes d’État en position de faire des programmes scolaires croient que la connaissance des origines de l’homme soit l’enjeu d’un combat entre une théorie du XIXe siècle et la Bible. La Bible nous révèle qu’à l’origine spirituelle de l’homme il y eut un drame immense et mystérieux, la Chute, que ce drame résulta d’une certaine connaissance de nature spirituelle obtenue en violation d’un avertissement divin, et que ses conséquences durent encore. Quelle trame physique, quelles réalités matérielles (les seules accessibles à la science) exige et suppose le récit biblique ? Mais n’importe lesquelles. Le récit de Darwin ferait l’affaire aussi bien que n’importe quel autre s’il était vrai. Il ne l’est pas, mais ce n’est pas la Bible qui nous le dit, ce sont les petits pois du moine autrichien, entre autres choses.
Cependant, dit-on parfois, avant la Chute, l’homme était immortel. Cela, c’est physique ! Et non, cela n’est pas physique. Chaque jour, des milliards de cellules de mon corps meurent. La mort a déjà obligé mon corps à se renouveler à peu près entièrement un grand nombre de fois depuis ma naissance. Voilà qui est bien physique ! Quand ai-je éprouvé ces morts innombrables ? Jamais. Quand en ai-je été informé ? Quand les savants l’ont découvert. Et cela ne me fait ni chaud ni froid. Les cellules de mon cerveau ne se renouvellent pas5. Celles de mon foie et de ma rate se renouvellent (c’est-à-dire meurent et se reproduisent très vite). En quoi cela me touche-t-il ? Si personne ne m’avait appris que j’ai un foie et un cerveau, je n’en saurais rien et ne m’en porterais pas plus mal.
Mais enfin, la mort complète du corps, son retour à la poussière, c’est bien de cela que parle la Bible ? C’est certainement de cela – tu retourneras en poussière6 – mais un peu de moi-même retourne chaque jour en poussière sans que j’en sache rien. La mort, c’est le sentiment de perdre la vie, n’est-ce pas ? Je n’ai pas ce sentiment lorsque je considère mon corps pris « au détail » Comment considérait-il son corps avant la Chute, notre ancêtre ? Il rencontrait YHWH dans le jardin. Il appartient aux théologiens de nous expliquer cette familiarité divine, mais si Yhwh Dieu était dans mon jardin, je sais bien que la mort de mon corps n’aurait pas plus de sens pour moi que celle des cellules de ma rate. Il appartient aux biologistes de me renseigner sur les mésaventures de ma rate et aux préhistoriens sur celles de mon corps à telle époque du passé7.
Il est une forme de raisonnement à laquelle il faudrait avoir une fois pour toutes l’humilité, ou plutôt le bon sens, de renoncer. C’est celle qui, supposant l’immensité divine mesurée, tire de cette folle présomption des connaissances séculières : « Dieu devait forcément… Dieu ne pouvait pas ne pas… Dieu étant ci ou ça, il s’ensuit que… ». Vraiment ! Mais réfléchissons. Ne serait-il pas affreux que l’incommensurable fût mesuré par une petite cervelle ? Merci, Ô Créateur de toutes choses (y compris de ma petite cervelle) de m’avoir enseigné un Credo où Tu es appelé Père tout-puissant. Merci de m’avoir dit : « Où étais-tu quand je créais les étoiles ? »8 Merci d’être insondable et de ne te montrer à tes enfants que quand il te plaît, et au terme d’une longue nuit.
Le Créateur et la particule
En passant, et à titre d’exercice spirituel propre à apprendre l’humilité, on ne saurait trop méditer un article paru récemment dans Pour la science (b) où il est montré que, pour comprendre une certaine propriété élémentaire d’une particule élémentaire, il faut peut-être fabriquer une nouvelle logique. Il n’y a ni équation ni physique dans cet article, il n’y a que l’humble et terrible effort intellectuel de ceux qui essaient de comprendre un peu pourquoi une particule tourne à gauche plutôt qu’à droite. J’oserai avancer que Celui qui créa la particule est peut-être aussi difficile à comprendre que la particule et que, pour revenir à notre sujet, il n’est peut-être pas très prudent de supposer que, pour créer le corps de l’homme, le Créateur a bien pris garde de ne rien faire qui contrariât mes petites ratiocinations9.
L’abomination cananéenne
Cent ans après Darwin, on appelle évolution la chronologie d’apparition des êtres vivants. Cette chronologie obéit à une logique dont l’explication jusqu’ici se dérobe : on sait produire des mutations, on ne sait pas comment sont produites dans la nature les grandes mutations créatrices. On ignore complètement comment apparaît et se développe la conscience. En 1982, on sait beaucoup plus que ne savait Darwin : on a notamment, en partie grâce à lui, découvert des abîmes qu’il ne soupçonnait pas.
La Bible nous enseigne le passé d’un être créé à l’image de Dieu. Elle nous enseigne avec une longue insistance que cette image n’a rien à voir avec la forme d’un corps, avec l’opposition du pouce, avec les dimensions d’un crâne, avec rien d’imaginable. Elle nous avertit que croire qu’un corps puisse être à l’image du Créateur, c’est l’abomination cananéenne. Tout ce qu’elle nous dit du corps de l’homme, c’est qu’il fut tiré du limon de la terre et qu’il y eut un premier couple.
Aimé MICHEL
(a) Programmes de la Voix de l’Amérique, 1ère semaine de décembre, émission Antenne USA.
(b) R. Hughes : La logique quantique (Pour la science, 50, décembre 1981, p. 36).
Chronique n° 353 parue dans F.C. – N° 1835 – 12 février 1982
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Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 9 février 2015
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 9 février 2015
- En cette fin des années soixante-dix, deux États, l’Arkansas et la Louisiane, édictèrent des lois sur le « temps égal ». De nombreuses associations scientifiques et religieuses, les principales Églises chrétiennes et le Congrès juif attaquèrent la loi de l’Arkansas en décembre 1981. L’affaire fut jugée à Little Rock par le juge fédéral William R. Overton à l’issue d’un procès de deux semaines. Le 5 janvier 1982 il déclara que la loi était contraire à la constitution des États-Unis parce qu’elle obligeait les professeurs de biologie à dispenser un enseignement religieux pendant les cours de science. Pour en savoir plus sur ce procès, son contexte historique et ses suites, le lecteur intéressé pourra consulter les livres de Stephen J. Gould (Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », Seuil, Paris, 2000), Jacques Arnould (Dieu versus Darwin. Les créationnistes vont-ils triompher de la science, Albin Michel, Paris, 2007) et François Euvé (Darwin et le christianisme. Vrais et faux débats, Buchet-Chastel, Paris, 2009). Gould donne un témoignage de première main car il plaida lors du procès en tant que professeur de biologie à l’université Harvard. Il ne tenta pas de démontrer la théorie de l’évolution (les tribunaux ne sont pas faits pour ça) mais se contenta de montrer que « la science de la Création » n’existait tout simplement pas, qu’elle n’était qu’une doctrine théologique partisane dépourvue de tout fondement scientifique.
- Déjà, une dizaine d’années auparavant, Aimé Michel soulignait dans Homo americanus – Le désordre américain prélude à un nouveau classicisme (chronique n° 96, 29.09.2014), les étonnantes contradictions de l’Amérique. Il écrivait « l’Amérique est en train de créer son type d’honnête homme au sens où l’entendait notre siècle classique. J’affirme, en pesant mes mots, que les craquements de l’Amérique sont ceux que fait entendre un grand arbre qui pousse, et que son désordre prélude à un nouveau classicisme. Vienne enfin la paix, et la République fondée par Washington donnera au monde son siècle de Périclès. » Cette comparaison « en matière de science » des États-Unis avec le siècle de Périclès, Athènes et Alexandrie, villes phares de l’antiquité, n’a rien d’exagéré tant l’excellence scientifique américaine est évidente. La contribution et le rôle moteur en presque tous domaines des États-Unis demeurent évidents. Elle explique en partie la domination presque absolue pour la publication des travaux scientifiques de la langue anglaise devenue lingua franca des scientifiques du monde entier. La prégnance du fondamentalisme religieux dans ces conditions peut sembler surprenante mais montre simplement que la société américaine est très inhomogène et contrastée. La même tendance à l’hétérogénéité semble se dessiner en France sous d’autres formes.
- Essayons de préciser ces remarques critiques d’Aimé Michel sur la théorie synthétique de l’évolution, ce qu’elles sont et ce qu’elles ne sont pas, car elles risquent encore d’être mal comprises tant le sujet demeure passionnel pour certains. Elles ne sont pas : – une mise en doute de l’évolution biologique qui est depuis bien longtemps un fait excellemment établi par l’analyse des fossiles et la comparaison détaillée des organismes actuels (anatomie, physiologie, biochimie, génomique) ; – une mise en cause de l’intérêt de la sélection naturelle et de son rôle dans l’évolution ; – une minoration du génie de Darwin et de l’importance de ses découvertes. Par contre, elles sont : – une distinction nette entre le fait de l’évolution et son explication théorique ; – une insatisfaction vis-à-vis de la théorie synthétique (dite néo-darwiniste) fondée sur les mutations aléatoires du génome suivies de leur sélection par l’environnement en tant qu’explication ultime et définitive de l’évolution ; – la suggestion que d’autres mécanismes entrent en jeu qu’il s’agit de découvrir par les voies ordinaires de la recherche scientifique, sans faire appel à quelque cause surnaturelle que ce soit. Ce dernier point n’est que l’application particulière au néodarwinisme d’une thèse générale qui est celle du caractère essentiellement provisoire de toute théorie scientifique. Il est d’ailleurs surprenant de constater que certains darwinistes particulièrement dogmatiques et propagandistes défendent leur théorie comme si elle était la vérité absolue et définitive : ils sont évolutionnistes en biologie mais fixistes en épistémologie ! Cette rigidification se développe sur fond d’une idée curieuse : que tout scientifique digne de ce nom ne peut être qu’un matérialiste au sens métaphysique du terme.
- Aimé Michel a notamment présenté cet argument dans la chronique n° 33, Un biologiste imprudent en physique (25.01.2010). Bien des physiciens ont abondé dans le même sens comme Ilya Prigogine (voir note 5 de la chronique n° 33 ci-dessus), Alfred Kastler (chronique n° 252, Cette étrange matière – Le livre évènement du physicien Alfred Kastler, prix Nobel, 18.02.2013), Bernard d’Espagnat (voir note 1 de la chronique n° 323, « N’ayez pas peur ! » – Nous ne sommes pas abandonnés sur une terre d’exil, 03.02.2014) et bien d’autres.
- Il est vrai que les neurones de notre cerveau ne se renouvellent pas en ce sens qu’un neurone différencié perd toute possibilité de se diviser. Cependant, contrairement à ce qu’on croyait encore à l’époque où Aimé Michel écrivait ces lignes, on sait aujourd’hui que de nouveaux neurones continuent d’apparaître dans le cerveau adulte. Ce changement de théorie est assez caractéristique de l’évolution des sciences et le présent exemple illustre assez bien la manière dont le changement se produit : de manière apparemment soudaine pour les non-spécialistes alors que pour les spécialistes il se déroule sur des temps plus longs, ici plusieurs décennies. L’histoire du neurone commence en 1891 quand Wilhelm Waldeyer énonce la théorie selon laquelle le tissu nerveux est formé de cellules distinctes, les neurones, et n’est donc pas un réseau diffus continu comme beaucoup le pensaient. L’Espagnol Ramon y Cajal (1852-1934) apporta beaucoup d’arguments en faveur de cette théorie qui ne fut pourtant définitivement acquise qu’en 1955 grâce à l’observation de la fente synaptique en microscopie électronique. Cajal soutint également sur la foi de ses observations que les neurones du cerveau ne se renouvellent pas. On appela cette théorie, confortée par de nombreuses études par la suite, le « dogme de la fixité neuronale ». Autrement dit le cerveau posséderait un certain nombre de neurones qui ne ferait que décroître au cours de la vie. Chez l’adulte, seules les connexions synaptiques entre neurones pourraient se modifier et augmenter (un aspect de ce qu’on appelle plasticité neuronale), pas le nombre de neurones. Cette généralisation était audacieuse mais, comme souvent, elle s’est révélée fausse ! En 1965, des chercheurs rapportent des divisions cellulaires dans le système olfactif et l’hippocampe mais on discute leur nature, s’agit-il de neurones ou bien de cellules gliales ? Au cours des années 80 et 90 les observations se multiplient démontrant l’apparition de neurones dans divers cerveaux adultes (oiseaux, poissons, insectes, mammifères). En 1998, Elizabeth Gould et ses collaborateurs décrivent l’apparition de nouveaux neurones (ou neurogenèse) dans l’hippocampe de rat. L’année suivante, Pasko Rakic, spécialiste de ce sujet depuis une trentaine d’années, et David Kornack confirment ces observations dans l’hippocampe du singe macaque et une autre équipe les confirme dans le cerveau humain. Au terme de plus de 30 ans de controverses, le dogme de la fixité neuronale est progressivement abandonné ! La controverse continue néanmoins aujourd’hui sur le point de savoir s’il existe (Gould) ou non (Rakic) une neurogenèse adulte dans le néocortex des mammifères… Quoi qu’il en soit, on comprend que le processus de la neurogenèse se déroule en plusieurs étapes : une cellule souche se divise en deux, l’une reste une cellule souche tandis que l’autre se différencie en neuroblaste ; le neuroblaste migre vers une zone du cerveau où il se transforme en neurone avec un axone et des dendrites ; ce neurone se connecte aux neurones déjà présents ; si le neurone connecté est utile (actif) il est conservé, sinon il est éliminé. Chez les mammifères adultes la neurogenèse se produit principalement dans l’hippocampe et une autre zone dite sous-ventriculaire. Les neurones néoformés de l’hippocampe, principalement excitateurs, joueraient un rôle dans la mémorisation et le repérage spatial (les chercheurs qui ont reconnu cette dernière fonction de l’hippocampe ont été honorés par un prix Nobel l’an passé). Les neuroblastes de la zone sous-ventriculaire après une longue migration se fixent dans le bulbe olfactif où ils forment des interneurones inhibiteurs qui pourraient jouer un rôle dans le codage de nouvelles odeurs, au moins chez les rongeurs. Ces étonnantes facultés de migration et de connexion posent de multiples questions qui aboutiront peut-être à de grandes découvertes sur la formation du cerveau et à des applications médicales pour le traitement de maladies (Alzheimer, Parkinson). Dira-t-on « Souvent théorie varie, bien fol qui s’y fit » ? Oui, en ce sens que les théories scientifiques ne se prétendent pas (sinon chez des doctrinaires) l’expression de la Vérité. On doit cependant les considérer (les théories pas les doctrinaires) avec respect et sérieux car elles sont le fruit d’un énorme travail collectif et, à un moment donné, le meilleur résumé disponible des connaissances humaines. Rien de plus mais rien de moins.
- « Car tu es poussière et tu retourneras à la poussière » (Genèse 3: 19)
- Ces trois courts paragraphes sont d’une grande valeur. Ils résolvent sur un exemple particulier, ici le récit de la Genèse, l’imbroglio séculaire des relations entre connaissance scientifique et foi chrétienne. Ils énoncent clairement et succinctement la légitimé des deux approches et, contre toutes les apparences contraires, non seulement l’absence de contradictions entre elles mais même nient la possibilité d’une telle contradiction. Bien que cette clé essentielle à la compréhension du christianisme ait été maintes fois formulée depuis les Pères de l’Église jusqu’à Galilée (dans sa Lettre à Christine de Lorraine où il cite la célèbre phrase : « Dans la Bible l’intention du Saint-Esprit est de nous enseigner comment on va au ciel et non comment va le ciel ») et plus récemment Gould (voir son principe de non empiètement des magistères dans Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! » cité en note 1), elle demeure insuffisamment connue. Aimé Michel dans cette chronique et dans d’autres en a donné, à ma connaissance, les formulations à la fois les plus concrètes et de plus grande portée. Nous en reparlerons à l’occasion d’autres chroniques.
- « Où étais-tu quand je créais les étoiles ? » est une question inspirée du livre de Job l’un des plus beaux de l’Ancien Testament. Voir la note 4 de L’amour n’est pas une erreur de la nature – Nous cherchons librement notre achèvement dans un monde infiniment compliqué (chronique n° 326, mise en ligne le 03.03.2014).
- On reconnaîtra-là la leçon constante d’Aimé Michel, son rappel incessant à notre ignorance.