Savoir, science, connaissance, trois mots de notre siècle apparemment – trompeusement –synonymes. Commençons par le savoir. J’admire et respecte le savoir du père Hésiode, paysan béotien grattant la terre ingrate de la Montagne des Muses vers 750 avant J.C. en morigénant son chenapan de frère. Comment soigner vaches et moutons, comment survivre au prochain hiver, comment s’entendre avec son voisin, comment deviner le temps en surveillant les Pléiades, voilà le savoir, pur de toute science, discret sur une Connaissance enveloppée de mythes. Transmis par l’expérience de siècle en siècle, j’ai encore vu ce savoir à l’œuvre, tout identique, dans la ferme des Alpes où je suis né, guidant mon père et ma mère. Je lui dois d’être là. De même quand, survolant de très haut les glaces polaires et frissonnant à regarder par le hublot l’enfer éternel du froid, on pense aux Eskimos qui non seulement vivent là, mais y élèvent leur famille, chantant, riant, inventant de belles légendes.
Ou encore quand je vois un mécanicien écouter en fermant les yeux le ronron d’un moteur malade et dire : c’est la troisième soupape qui fatigue1. Voilà le savoir.
Science
La science, c’est bien différent, mais qu’est-ce au juste ? Dieu me garde d’avancer en quelques lignes une définition réfutable par d’autres définitions tout aussi justifiées. Je donnerai plutôt deux exemples sublimes, tels que l’on devrait en enseigner à tout potache rétif dès la classe de 4e.
Une nuit de l’hiver 1610, Galilée pointe sa petite lunette à deux lentilles vers la lune, et pour la première fois depuis qu’il y a des hommes, l’un d’eux découvre en quelques minutes les montagnes, les rochers, les plaines, tout le fantastique paysage minéral du vieil astre, maintenant si familier. La lunette avait des défauts, le paysage était flou et irisé2.
Quelques années plus tard, réfléchissant à ces défauts, Descartes découvre la loi de réfraction de la lumière dans les corps transparents, calcule la correction de ce qu’on appelle l’aberration sphérique et en propose une formule, que l’on appliqua avec succès. Encore quelques années, et Huyghens, l’astronome hollandais de Louis XIV, propose une autre formule de correction tout aussi valable.
Trois siècles passent et le physicien italien Riccardo Levi Civita, dont le violon d’Ingres est la paléontologie, se prend de passion pour les beaux yeux d’une espèce de crustacé disparu depuis près de 400 millions d’années qui peuplait au début de l’ère primaire le fond des mers littorales : le trilobite. On trouve des fossiles de trilobites en abondance un peu partout, et notamment en Allemagne et dans l’Est des États-Unis. Cette bestiole, admirablement conservée, a les dimensions et à peu près la forme d’une pantoufle, ou plutôt de ces chaussons sur lesquels nous sommes parfois requis de glisser pour ne pas ternir l’éclat d’un parquet ciré.
Levi Civita avait une raison de s’intéresser aux yeux des trilobites : il était opticien, et ne comprenait pas pourquoi les lentilles de ces yeux se présentaient sous deux formes différentes. Dans les années 1960, le paléontologiste anglais Evan Clarkson réussit à découper au microscope ces lentilles en fines lamelles et publie ses observations minutieuses que Levi Civita aussitôt étudie. Ce qu’il découvre (le lecteur me précède sans doute) c’est tout simplement que le trilobite s’était muni dès l’ère primaire de lentilles corrigées selon les deux méthodes de Descartes et de Huyghens, combinant les avantages de l’une et de l’autre. La Nature (appelons-la ainsi) avait précédé de 400 millions d’années les calculs de deux savants du XVIIe siècle3.
Si l’on songe à la somme de performances que suppose cette modeste découverte, on ne peut qu’être émerveillé : retrouver un être disparu depuis des temps immenses, le dater, reconstituer son système optique, y reconnaître la préfiguration de Descartes et de Huyghens, que de patience, que d’ingéniosité, que d’obstination à comprendre ! Sans oublier, j’y reviendrai, le génie de (disons) la Nature dans son élaboration de l’œil du trilobite.
Deuxième exemple. En 1923 un jeune Anglais du nom de Dirac passe son bachot de mathématiques, essaie d’entrer à Cambridge, y renonce faute d’argent, cherche un petit boulot correspondant à son petit diplôme, n’en trouve aucun et rentre chômer chez papa/maman ; ce qui nous rappelle quelque chose.
Là, obsédé par les récentes découvertes de la physique (alors en pleine explosion), il se met à réfléchir aux équations d’Einstein et de Heisenberg. En 1928, il remarque que dans une certaine équation d’Einstein l’énergie se présente sous la forme d’un carré, comme 4 est le carré de 2, et une idée lui vient à l’esprit : n’a-t-il pas appris pour son bachot que plus multiplié par plus donne plus, mais que moins multiplié par moins donne plus ? Alors, ne se pourrait-il pas que cette énergie qui est un carré implique la possibilité d’énergies négatives ? Il pousse sa réflexion et établit les lois de cette hypothétique matière chargée d’énergie négative : tout est cohérent. Dirac décrit notamment l’anti-électron (le positron) qui est bientôt cherché par les expérimentateurs, et trouvé par Carl Anderson sur une plaque photo où sont venues s’imprimer les traces d’une arrivée de rayons cosmiques. L’antimatière est découverte. À trente et un ans P.-M. Dirac reçoit le prix Nobel et se voit nommé professeur à Cambridge, au siège même occupé par Newton trois siècles plus tôt.
Peut-être mon résumé donne-t-il à croire que, somme toute, la découverte de Dirac est très simple et qu’il suffisait d’y penser, comme à l’œuf de Christophe Colomb. En réalité Dirac était un profond mathématicien, un esprit d’une prodigieuse concentration. Il en fallait pour découvrir une bombe dans une petite équation où son inventeur (et lequel !) ne l’avait pas remarquée. Le plus difficile en physique mathématique est de savoir contempler le très simple pendant des mois et des années pour y voir ce que personne n’a vu. La taciturnité contemplative de Dirac était d’ailleurs fameuse chez ses étudiants qui avaient inventé une valeur de volubilité appelée le dirac : un dirac est égal à un mot par an.
Ici l’émerveillement est d’une autre sorte qu’avec le secret de l’œil du trilobite : outre le génie de Dirac, il y a la mystérieuse connivence de la Nature avec la logique. Pourquoi faut-il que la Nature soit si docile aux équations ? Einstein s’en étonnait. Il y voyait la plus grande des énigmes, avis d’un connaisseur4.
Connaissance
Mais, et la connaissance ? Quand l’armée de Gengis Khan prit Mossoul, au 13e siècle, le général qui la commandait ordonna que le Khalife fut cousu vivant dans un sac et jeté sous le galop de son innombrable cavalerie.
On sait tout ce que l’on peut savoir sur la mort du Khalife de Mossoul après avoir lu cette phrase.
Mais pour « connaître » cette mort, il faudrait être dans le sac5. Voilà ce qu’est la connaissance. Seul le Khalife sait par voie de connaissance ce que fut réellement sa mort6.
Quand les disciples demandent à Jésus de leur parler du Père, répond-il par des explications ? Le Père n’est pas communicable par un bavardage, si long soit-il, ni par une démonstration, même évidente, même convaincante7. Qui me voit, voit mon Père. Telle est sa réponse. « Regardez tant que je suis avec vous, car je n’y serai pas toujours. » La connaissance n’est ni le savoir ni la science. Elle est d’un autre ordre. Elle est personnelle, et même elle dépasse la personne, car je ne sais pas qui je suis. Et c’est pourquoi saint Augustin dit de Dieu en une phrase latine intraduisible qu’Il est « plus intérieur que mon plus intérieur », interior intimo meo8. Il y a aussi dans saint Paul plusieurs phrases semblables, et chez les grands mystiques. L’erreur des gnoses est de croire que le savoir et la science conduisent à la connaissance, d’où le nom de gnose, ambigu en grec. Nous vivons un siècle de science admirable mais tragique, payant très cher l’illusion que la science conduit à la connaissance et au souverain bien. La science ne peut qu’éveiller notre inquiétude religieuse par ses merveilles, sa puissance s’arrête là, sur une frontière, sur un seuil que seule la grâce franchit, et l’amour inspiré par elle. La nature qu’étudie la science ne nous aime ni ne nous hait. Elle nous fournit un corps très provisoire et nous montre un petit coin de l’infinie pensée, où nous pouvons puiser indifféremment l’orgueil de savoir ou la conscience de ne savoir rien9.
Il y a dans plusieurs langues européennes (l’anglais, le grec…) un mot signifiant « crainte révérentielle », « effroi mêlé de respect et d’admiration »10. La science nous conduit jusque-là et nous y abandonne. Pour aller plus loin il faut « devenir comme des petits enfants »11. C’est vers ce choix que le temps nous pousse : l’enfance ou le néant. Le néant dans ce monde, s’entend.
Aimé MICHEL
Chronique n° 447 parue dans F.C. – N ° 2147 – 11 mars 1988
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 3 septembre 2018
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 3 septembre 2018
- Ce mécanicien est un ami d’enfance d’Aimé Michel, dont il est également question dans la chronique n° 425, Avant que rien ne fût.
- Ces défauts optiques expliquent en partie l’attitude de contemporains de Galilée qui refusèrent d’admettre ses découvertes, les uns en avançant qu’elles n’étaient que des illusions produites par les lentilles de la lunette qu’il avait mise au point, les autres en refusant même de mettre l’œil à l’instrument ! Ainsi, « les 24 et 25 avril 1610 se tinrent dans une maison de Bologne des soirées mémorables au cours desquelles on invita Galilée à faire voir dans sa lunette les lunes de Jupiter. Pas un seul des illustres membres de la compagnie ne se déclara convaincu de leur existence. Le P. Clavius, excellent mathématicien de Rome, n’arriva pas à les voir. Cremonini, maître de philosophie à Padoue, refusa même de regarder dans le télescope ; Libri, un confrère, suivit son exemple. » Arthur Koestler, qui rapporte ces faits dans son célèbre essai Les somnambules, commente : « Ces hommes ont pu être un peu aveuglés par la passion et les préjugés, mais ils n’étaient pas aussi bêtes qu’on pourrait le croire. Le télescope de Galilée avait beau être le meilleur du moment, c’était un instrument malaisé, sans monture fixe, et d’un champ si étroit que le miracle, comme on l’a dit, “ne fut pas qu’on y ait vu les lunes de Jupiter, mais qu’on y ait aperçu Jupiter lui-même”. Il fallait pour manier le tube un métier, une expérience que Galilée était seul à posséder. Parfois une étoile fixe paraissait double. En outre Galilée était incapable d’expliquer comment et pourquoi fonctionnait l’instrument (…). Aussi n’était-il pas absolument déraisonnable de soupçonner que les points troubles que l’on apercevait en écarquillant les yeux contre la lentille fussent des illusions optiques produites par l’atmosphère ou même par le mystérieux appareil lui-même. » (4e partie, chapitre VIII). C’est donc en partie à tort qu’on s’est étonné, voire moqué, de cette attitude : toutes les découvertes de quelque importance, c’est-à-dire venant heurter les préjugés de leur époque, ont donné lieu à des refus et à des controverses semblables. Aucune époque, pas même la nôtre, n’y échappe. Ces controverses sont inséparables du progrès scientifique ; elles illustrent dans certains cas le génie des découvreurs et l’étroitesse d’esprit de leurs adversaires, et dans d’autres, l’erreur des premiers et la prudence des seconds, c’est selon !
- Durant tout le Paléozoïque, ère qui s’étend de −570 à −90 millions d’années, les mers de faible profondeur couvrant une partie des continents grouillent de vie ; on y trouve des éponges, coraux, étoiles de mer et oursins mais les arthropodes typiques sont alors les trilobites, non les crabes, crevettes, écrevisses et homards que nous connaissons aujourd’hui. Les trilobites sont très abondants durant toute cette ère, les derniers ne disparaissant que lors de la grande crise du Permien qui la termine. Ces animaux, dont la plupart vivent sur le fond de la mer en se nourrissant de microorganismes, sont les premiers à posséder de vrais yeux. Ces yeux, situés de chaque côté de la tête, ressemblent à ceux des insectes ; ils sont formés, selon les espèces, de dizaines ou de centaines de lentilles de calcite, disposées côte à côte et recouvertes d’une unique et fine cornée. Toutefois, l’œil de certaines espèces de trilobites, de l’ordre des phacopides, est un peu différent : les lentilles sont très grandes, en forme d’ellipsoïde et chacune est munie de sa propre cornée. Au début des années 60, le paléontologiste Euan N. K. Clarkson, de l’université d’Edinbourg, réalisa des coupes sériées d’yeux de phacopides, les examina au microscope électronique à balayage et fut ainsi capable de déterminer la forme exacte des lentilles (Palaeontology, 9, 1-29, 1966) puis d’établir l’existence de deux formes de lentille différentes, toutes les lentilles d’une espèce donnée étant identiques. Quelques années plus tard, le physicien Riccardo Levi-Setti de l’université de Chicago (et non le mathématicien Tullio Levi Civita, 1873-1941), alerté de cette découverte lors d’une conférence sur les trilobites tenue à Oslo en 1973, se rend compte que ces deux formes correspondent respectivement à celles décrites par Descartes en 1637 (La Géométrie, Livre 2) et par Huygens en 1690 (Traité de la lumière). Mais ce n’est pas tout. On sait que les cristaux de calcite (carbonate de calcium CaCO3, dit spath d’Islande) ont la propriété de transmettre la lumière selon trois axes perpendiculaires. Les deux premiers axes produisent deux images distinctes et superposées du monde extérieur (biréfringence), ce qui n’est pas idéal pour une vision claire. Par contre, le 3e axe ne divise pas l’image : dans cette direction le cristal se comporte comme du verre. Or, le paléontologiste Kenneth Towe (Science, 179, 1007-1009, 1973) découvrit que l’axe de la lentille des phacopides coïncide avec le 3e axe des cristaux de calcite, ce qui élimine le problème de la biréfringence. De plus, l’indice de réfraction de cet axe est le plus grand des trois (n = 1,66), ce qui optimise le recueil de la lumière. Dans son livre Time frames. The rethinking of Darwinian evolution and the theory of punctuated equilibria (Simon and Schuster, New York, 1985, p. 62), le paléobiologiste américain Niles Eldredge écrit à propos de ces découvertes qu’elles confirment « une fois de plus la suspicion séculaire que l’inventivité de la nature est vraiment grandiose – comme sont ingénieux les humains qui peuvent dévoiler de tels mystères anatomiques chez des fossiles vieux de 400 millions d’années »
- Voir la chronique n° 414, Avancer en rechignant – Le renouvellement perpétuel de toutes choses est inscrit au cœur de la Création.
- Cette histoire de calife est également racontée par Paul Misraki dans Ouvre-moi ta porte, (Robert Laffont, Paris, 1983, p. 43) sous une forme un peu différente : « Lorsque la ville de Bagdad fut prise par les cavaliers turcs en 1534, le calife, cousu dans un sac, fut jeté sur le sol au passage des troupes et piétiné par les chevaux ». Mais, peu importe que cette scène pénible ait eu lieu lors de la destruction de Mossoul par Gengis Khan en 1262, ou lors de la prise de Bagdad par Soliman le Magnifique en 1534, ou en ces deux occasions, c’est le test qu’elle inspire à l’auteur que je veux retenir. Ce test le voici : « Tentez d’évoquer cette scène par l’imagination ; comment la voyez-vous ? ». Misraki assure que cette interrogation lui a valu des réponses variées telles que : je ne me sens pas concerné, j’imagine un décor de minarets, je suis dans la foule, je suis un cavalier turc, je suis indigné et j’appelle police-secours… « Ne semble-t-il pas qu’il manque à cet ensemble un angle particulier de prises de vue ? Cette absence n’est ressentie que par une minorité à laquelle j’ai la malchance d’appartenir. Lorsque (…) je tombai sur le récit de ce très ancien fait divers, je fus instantanément cousu dans le même sac que le calife, prisonnier de la toile, manquant d’air, et je sentis l’impact des sabots d’un cheval qui faisaient éclater mes os. (…) En fait, très peu de gens se sentent “dans le sac” ; la plupart se situent dans la foule qui regarde, bien au balcon, ou ailleurs. » Remarque intéressante qui n’a sans doute pas échappé aux psychologues qui étudient l’empathie et, en particulier, les différences entre individus à ce sujet, même si je n’ai pu en trouver confirmation par un rapide survol de la considérable littérature scientifique sur ce sujet.
- Ces trois mots – savoir, science et connaissance – sont mal distingués dans la langue commune. Le dictionnaire Le Robert donne pratiquement la même définition de savoir (appréhender par l’esprit) et connaître (avoir présent à l’esprit), la science étant un cas particulier de savoir approfondi et organisé. L’étymologie éclaire un peu ces définitions. En effet, toujours selon le Robert, savoir vient du latin populaire sapere « avoir du goût, de la saveur », connaître vient de conoscere (en latin populaire) ou cognoscere (en latin classique) qui signifie « apprendre à connaître », « reconnaître » et « connaître charnellement » (comme dans la Bible), tandis que science vient du latin scientia rattaché à sciens (instruit, habile) qui a donné la famille de mots conscience, consciencieux, plébiscite, etc. On devine donc une origine plus sensorielle au savoir, plus active à la science et plus intime à la connaissance. La distinction principale, entre connaissance et savoir + science, bien que souvent ignorée, est mise en valeur par certains chercheurs. Ainsi le site de l’éditeur en sciences humaines et sociales, Open Edition, émanation du CNRS, de l’EHESS et des universités d’Aix-Marseille et Avignon, l’explicite ainsi : « Un savoir est lié à une communauté, une connaissance à un individu ». Il ajoute : « Une connaissance (…) est intérieure à la personne et n’est donc pas stockable. Elle est singulière. Aucun manuel de ne peut référencer des connaissances », alors que « Le savoir c’est ce qui relève d’une communauté qui a statué sur une connaissance érigée alors en savoir. » (https://formation.hypotheses.org/250). Munie de cette clé on comprend mieux les définitions similaires mais moins claires proposées ailleurs (voir par exemple https://philosciences.com/vocabulaire/208-connaissance-et-savoir). Les sciences cognitives viennent à notre aide en cette matière en précisant par d’habiles expériences les bases neurologiques et psychologiques de nos perceptions et de nos actions. Elles montrent que ces dernières sont servies d’une part par des processus automatiques très précis et très élaborés (intelligents en ce sens qu’ils combinent de manière subtile de multiples informations fournies par les sens et les mémoires) et d’autre part par des processus conscients lorsque la situation l’exige, c’est-à-dire excède par sa nouveauté ou sa complexité la capacité des systèmes automatiques. Ces processus sont également appelés implicites pour les premiers (qui forment l’inconscient cognitif à ne pas confondre avec l’inconscient de la psychanalyse) et explicites pour les seconds, parce qu’ils peuvent donner lieu (si explicites) ou non (si implicites) à un compte rendu verbal par le sujet. Remarquons toutefois que cette séparation donne lieu à débat car certains chercheurs soutiennent qu’elle est trop tranchée et qu’il existe des transitions entre le non conscient et le conscient. En outre, l’expression verbale repose elle-même sur de multiples strates non conscientes puisque les mots viennent et s’organisent en phrase logiquement, grammaticalement et syntaxiquement correctes, le plus souvent sans l’intervention de notre conscience, ce qui permet de comprendre la notion importante de pensée sans langage (voir la chronique n° 36). Avec ce vocabulaire, la connaissance peut être associée à la conscience (en tant que vécu intime, « ce que ça nous fait » de le vivre), le savoir aux strates implicites (dans l’exemple du garagiste donné par Aimé Michel, celui-ci serait sans doute bien incapable d’expliquer comment il s’y prend pour localiser le défaut à la troisième soupape, car c’est le fruit d’une expérience semblable à celles que nous avons acquises pour savoir marcher, parler, nager, faire du vélo, etc.) et la science au verbo-conceptuel explicite (ce qu’on est capable d’expliquer en détail à autrui, au moins en principe). On peut également rapprocher ces distinctions de celles opérées par Popper et par Fourastié. Dans les trois « mondes » de Popper, la connaissance est rattachée au monde 2 de la conscience, la science (et le savoir aussi, si on suit la définition d’OpenEdition), au monde 3 de la culture (voir les chroniques n° 30, 86, 311 et 370). Fourastié de son côté distingue le paléocéphale siège de l’instinct et le néocéphale siège de l’intelligence verbo-conceptuelle (voir note 2 de la chronique n° 438). Exprimé dans le vocabulaire des sciences cognitives, l’instinct de Fourastié correspond essentiellement aux actions qui résultent principalement de processus implicites (non conscients), comme le savoir du garagiste, tandis que l’intelligence verbo-conceptuelle correspond aux processus explicites (conscients). Toutefois, les sciences cognitives n’ont pas validé les localisations cérébrales que Fourastié leur donne : certes, le paléocéphale (qualifié plus communément de régions sous-corticales) intervient bien dans les processus implicites mais une grande partie du néocéphale (le cortex cérébral) y participe également. Ces correctifs ne retirent rien à la valeur de ses réflexions et en particulier à son leitmotiv que « le but de l’intelligence est de faire mieux que l’instinct », ce qui implique une ferme distinction entre le savoir rationnel verbo-conceptuel spontané d’un côté, qui n’est en règle générale pas accordé au réel, donc générateur d’échecs et de souffrances, et le savoir scientifique expérimentalement vérifié de l’autre, plus fiable mais néanmoins faillible.
- Ce passage insiste une fois encore sur l’absence d’explications dans les Évangiles (voir également la note 12 de la chronique n° 444 sur le problème du mal). S’il n’y en a pas, c’est parce qu’il ne peut pas y en avoir car certaines choses ne sont pas plus communicables à l’homme qu’elles ne le sont à un chimpanzé ou à une sauterelle.
- Dans une autre chronique, cette inconnaissance de nous-même est signalée en ces termes : « (…), il y a toujours cet abîme intérieur, symétrique de l’abîme astronomique et aussi insondable que lui : notre vérité nous est à nous-mêmes inaccessible. (…) Quand je lis dans l’Imitation que « nul ne sait s’il est digne d’amour ou de haine », je reconnais la jungle où j’erre comme le tigre (…) » (n° 443). La formule intraduisible de saint Augustin, interior intimo meo, revient souvent sous la plume d’Aimé Michel. On la trouve aussi dans les chroniques n° 387, 392 et 475.
- Ce passage, résumé de la méditation de toute une vie, présente la science sous un jour très différent ce qu’on lit habituellement à son propos, très éloigné de l’antagonisme irréductible de la science avec toute forme de religion invoquée par certains. Les propos de nombre de scientifiques célèbres, sans religion, peut-être athées, témoignent d’une émotion suscitée par l’univers où se mêlent admiration et effroi, émotion qui est une forme d’« inquiétude religieuse ». Aimé Michel pensait d’ailleurs que l’athéisme puisait sa source dans la piètre image de Dieu offerte par le « christianisme historique ». « En se proclamant à coups de bûchers et d’autodafés la seule vraie religion, écrivait-il à Paul Misraki en août 1968, il a fait vomir l’idée même de religion. Et voilà pourquoi le monde moderne a perdu toute religion pour des siècles. La science, qui devait mener à Dieu, n’a pu que devenir athée, puisqu’elle ne s’est développée que contre le seul Dieu connu, celui des Chrétiens. Et de même la liberté, la démocratie, et tout ce qui fait l’honneur des hommes. » Cette explication abrupte des origines de l’athéisme, sur laquelle il est revenu sans jamais la renier tout à fait, est évidemment insuffisante. D’une part, d’autres facteurs sont en jeu tels que la méthode scientifique, qui exclut par principe Dieu et le surnaturel comme mode d’explication, et un certain orgueil des scientifiques grisés par leurs indéniables succès ; ces facteurs auraient sans doute conduit à l’athéisme même en l’absence de tout abus des institutions religieuses. D’autre part il parait difficile d’ignorer l’apport positif du christianisme à « tout ce qui fait l’honneur des hommes », voir par exemple la note 11 de la chronique n° 404.
- C’est le mot awe en anglais.
- Sur cette citation évangélique, voir la note 8 de la chronique n° 444.