CARITAS IN VERITATE :
La première encyclique sociale de Benoit XVI et la première depuis Jean-Paul II (1991, Centesimus annus), voilà déjà qui fait de Caritas in veritate un événement. Mais ce texte est aussi un grand texte, qu’il faut découvrir en raison de sa richesse et de sa profondeur. S’il est novateur, il se situe en même temps dans la grande tradition de la Doctrine sociale de l’Eglise depuis Léon XIII. De quoi s’agissait-il en 1891 avec Rerum novarum ? D’appliquer les principes fondamentaux, qui, comme le dira plus tard Jean-Paul II, « appartiennent au patrimoine doctrinal de l’Eglise », aux choses nouvelles de l’époque.
Benoit XVI fait la même chose : appliquer les principes, qu’aucun pape ne saurait changer, au monde d’aujourd’hui, celui de la crise économique et financière, de la mondialisation, et surtout de la crise morale. Ne dit-il pas lui-même : « Il n’y a pas deux typologies différentes de doctrine sociale, l’une préconciliaire et l’autre postconciliaire, mais un unique enseignement, cohérent et en même temps toujours nouveau » (§12). Enfin, il faut noter qu’une lettre, fut-elle encyclique, a toujours des destinataires, des évêques aux laïcs. Or, comme Jean-Paul II l’avait fait, Benoît XVI y ajoute « tous les hommes de bonne volonté », car en matière de société il faut s’adresser à tous et depuis saint Thomas d’Aquin, l’Eglise parle de ces questions en utilisant le langage de la foi, mais aussi celui de la raison, qui, lui, est accessible à tout homme de bonne volonté.
77 paragraphes denses, 6 chapitres : il faut faire des choix. On admettra qu’un économiste choisisse quelques thèmes dans son domaine, avec tout ce que le choix a d’arbitraire. Ecartons tout de suite ce que certains avaient annoncé « en exclusivité » : le grand soir, le nouveau manifeste du parti communiste, l’acte de décès de l’économie capitaliste. L’objet n’est pas la révolution, si ce n’est celle des cœurs, mais l’adaptation, l’humanisation et la moralisation des institutions économiques naturelles.
Dès le début, c’est la question de la justice et de la charité, thème déjà abordée dans Deus caritas est. « Toute société élabore un système propre de justice. La charité dépasse la justice, parce qu’aimer, c’est donner, offrir du mien à l’autre ; mais elle n’existe jamais sans la justice qui amène à donner à l’autre ce qui est sien, c’est-à-dire ce qui lui revient en raison de son être et de son agir. Je ne peux pas « donner » à l’autre du mien, sans lui avoir donné tout d’abord ce qui lui revient selon la justice. Qui aime les autres avec charité est d’abord juste avec eux » Et « la charité dépasse la justice et la complète dans la logique du don et du pardon » (§6). Toute réflexion économique devrait commencer par là. Même la société la plus juste ne peut vivre sans charité. Un échange juste, c’est donner à l’autre « le sien » : c’est le cœur de l’économie marchande. Mais la charité, elle, va infiniment plus loin. Toute une partie des problèmes actuels ne viennent-ils pas d’une part des injustices, de l’autre de l’absence de charité ou, comme on dit d’une manière très affaiblie, de solidarité ?
Ensuite, la question du profit, importante pour la survie des entreprises et la rémunération des dirigeants : « le profit est utile si, en tant que moyen, il est orienté vers un but qui lui donne une sens relatif aussi bien à la façon de le créer que de l’utiliser. La visée exclusive du profit, s’il est produit de façon mauvaise ou s’il n’a pas le bien commun pour but ultime, risque de détruire la richesse et d’engendrer la pauvreté » (§ 21). La crise n’a-elle pas pour origine la confusion entre le vrai profit, celui qui rémunère un service utile, rendu par l’entreprise, par exemple pour le client, dans un climat de pluralisme économique, et le faux profit, ou rente, fruit d’un monopole, d’une spéculation sans raison économique, d’une manipulation, d’une tromperie ? De même, s’il est normal de rémunérer l’actionnaire, qui a apporté des capitaux et pris des risques, comment accepter de rémunérer celui qui a échoué ou triché, ou encore celui qui n’utilise pas une part des profits pour le développement futur de l’entreprise ?
Troisième exemple : l’homme est marqué par le péché originel. Comment l’économie échapperait-elle à cette réalité ? « A la liste des domaines où se manifestent les effets pernicieux du péché, s’est ajouté depuis longtemps déjà celui de l’économie » (§ 34). Non que tout acte économique intéressé soit mauvais en soi : il est normal de gagner honnêtement sa vie, d’acheter de quoi faire vivre sa famille ou encore d’épargner honnêtement. Mais l’économie aussi peut être marquée par le péché et la conscience du péché originel est le commencement de la sagesse dans ce domaine. Voilà pourquoi Benoît XVI insiste sur la nécessité d’une éthique économique, qui éclaire les consciences et vise à moraliser autant que faire se peut l’économie. Il faut des hommes justes pour réduire les mauvais comportements. Or le marché en lui-même n’a pas ces régulateurs éthiques : on peut y vendre le bien comme le mal. Le fondement éthique viendra donc de l’Eglise, de l’éducation et des familles. L’économie ne fonctionnera pas sans une éducation à un comportement moralement responsable. C’est pour l’avoir oublié que nous avons connu la crise actuelle.
Autre exemple, le marché. En soi, « lorsqu’il est fondé sur une confiance réciproque et générale, le marché est l’institution économique qui permet aux personnes de se rencontrer, en tant qu’agents économiques, utilisant le contrat pour régler leurs relations et échangeant des biens et des services fongibles entre eux pour satisfaire leurs besoins et leurs désirs » (§35). Mais Benoît XVI ajoute aussitôt : pas de marché sans justice commutative ; et il souligne aussi l‘importance de la justice distributive. Sinon, « sans formes internes de solidarité et de confiance réciproque, le marché ne peut pleinement remplir sa fonction économique. Aujourd’hui, c’est cette confiance qui fait défaut et la perte de confiance est une perte grave ». Ne sommes-nous pas au cœur de la crise actuelle, crise de confiance. Benoît VI vient d’en donner les raisons. Mais il précise aussi que c’est « la raison obscurcie de l’homme qui produit ces conséquences, non l’instrument lui-même » (ici, le marché). « C’est pourquoi, ce n’est pas l’instrument qui doit être mis en cause, mais l’homme, sa conscience morale et sa responsabilité personnelle et sociale » (§36).
Il ne faut pas se méprendre à partir de ces quelques exemples non exhaustifs (l’encyclique en donne des dizaines). L’Eglise n’a pas de solutions techniques à offrir. Mais elle prend la parole comme « experte en humanité » (Paul VI) parce, comme l‘affirme Benoît XVI, « la question sociale est devenue radicalement une question anthropologique » (§75), qui concerne la vie elle-même. L’Eglise doit donc dénoncer les mauvaises institutions (« les structures de péché » selon Jean-Paul II) et montrer à chacun de nous le chemin de la moralisation des comportements économiques, y compris dans nos activités les plus quotidiennes.
Jean-Yves Naudet
Professeur à l’Université Paul Cézanne
Président de l’Association des économistes catholiques.
Lire aussi :
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http://www.libertepolitique.com/vie-de-leglise/5471-caritas-in-veritate-primaute-de-la-morale-