DANS L’ABÎME DU TEMPS (*) - France Catholique
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Marie dans le plan de Dieu
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DANS L’ABÎME DU TEMPS (*)

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Les Américains, on le sait, viennent pour la première fois d’envoyer un engin vers la planète Jupiter, au-delà de Mars 1 . Et, pour la première fois aussi, une machine fabriquée de main d’homme a atteint la troisième vitesse de libération, échappant à jamais au système solaire (a).

Cet événement fait rêver. Il a fait rêver d’abord les constructeurs de la machine, qui emporte dans l’infini de l’espace une représentation physique de l’homme et de la femme et quelques symboles où l’on peut croire que tout être doué d’intelligence reconnaîtra le génie de notre espèce.
Mais il fait rêver aussi quiconque pense. Se hâtant trop de parler, un savant déclare que cette représentation de l’homme ne sera peut-être pas retrouvée par un être semblable à nous avant deux cents millions d’années. Ce savant pensait à la possibilité qu’il y eût des êtres pensant sur une planète de la plus proche étoile, et que ces êtres pussent capter notre engin au cas où celui-ci atteindrait leurs parages, dans deux cents millions d’années : car c’est le temps qu’il mettra pour y aller, s’il y va ! C’est cela, l’espace.

Le message survivra à l’espèce

Mais il y a là une foule d’extrêmes improbabilités, dont la principale est que dans deux cents millions d’années, Proxima Centauri, l’étoile en question soit encore là où elle est présentement, attendu qu’elle se déplace dans l’espace plus de dix fois plus vite que notre petit porteur de simulacres…

Je trouve pour ma part que ces emblèmes humains destinés à n’arriver jamais nulle part sont bien plus émouvants ainsi. C’est littéralement à l’abîme du temps que, comme à un indestructible Panthéon, les Américains ont confié notre image. L’engin continuera d’errer à travers cet abîme dans des milliards et des milliards d’années, alors que l’humanité aura depuis longtemps accompli sa destinée, quelle qu’elle soit, alors que la Terre et le Soleil auront cessé d’exister, alors que dans ce monde sans bornes, où les étoiles ne cessent de renaître de leurs cendres, nul ne se souviendra plus du bref passage d’une éphémère espèce qui se donna le nom d’humanité…

Oui, je trouve que de tous les gestes faits jusqu’ici par les hommes, j’entends de ces gestes que leur inspire leur cœur prométhéen, aucun jamais n’exprima mieux leur grandeur et leur néant. On sait comment finissent les étoiles de type solaire. On connaît leur espérance de vie. Dans l’immensité peut-être illimitée du temps (si cela a un sens), leur destinée n’est qu’une brève péripétie. Mais en appuyant sur le bouton de mise à feu d’une fusée, des êtres mortels ont su inscrire un message qui leur survivra, qui survivra à leur planète, à leur soleil, à leur ciel. Ce message sera-t-il un jour recueilli ? Je ne sais si les Américains ont pensé à inclure dans l’engin un dispositif capable d’enregistrer par millions les siècles qui maintenant vont passer sur lui (un tel dispositif est possible). S’ils l’ont fait, l’être qui un jour se penchera peut-être sur ce messager d’un passé aboli pourra dire : « Il y a tant de milliards d’années, l’être dont je vois là la forme vivait, pensait, avait assez d’orgueil pour interpeller l’éternité avec la fragile machine que j’ai sous les yeux. »

La découverte de Popper

Grandeur et néant de l’homme, dont le corps est si formidablement perdu dans l’immensité de la matière, mais surtout grandeur et néant de sa science. La science qui peut tout ou presque ne sait rien 2 . Quelques lecteurs, à la suite de mes dernières chroniques, m’ont écrit pour me demander si je n’accordais par une importance trop exclusive à l’expérience, m’objectant qu’on n’atteint pas la vérité seulement par l’expérience. Mais qui parle de vérité ? La science ne prétend plus dispenser la vérité : sa seule prétention est celle d’une certitude mesurée, c’est-à-dire une probabilité plus ou moins grande. C’est là la grande découverte d’un philosophe que les plus grands savants contemporains tiennent pour leur maître (b), l’Anglais d’origine autrichienne sir Karl Popper. Popper a concentré sa réflexion sur la science. Il n’a pas abordé les problèmes de conscience et de mystique, sinon par quelques rares phrases pleines de respect 3. Mais son analyse est assez claire pour qu’un disciple, sans y rien ajouter, puisse en tirer la conséquence qu’il n’y a de vérité qu’intérieure et spirituelle. Le mystique qui touche Dieu intérieurement, comme disent Ruysbroek (c), saint Jean de la Croix (d), saint Alphonse de Liguori (e) et tant d’autres, a le droit de parler de vérité, et sans doute même est-il seul à l’avoir. Le savant, quant à lui, n’a rien à proposer qu’une promesse conditionnelle : « Compte tenu de telle théorie vérifiée par telle, telle et telle expériences, je déclare que si je fais ceci il y a telle probabilité pour qu’il se produise cela. »

C’est bien regrettable

La grande découverte de Popper, qu’il fit vers sa vingtième année à Vienne en 1921, c’est qu’une théorie vérifiée n’est nullement démontrée. L’eût-on mille et mille fois vérifiée qu’on n’a pas pour autant le droit de la dire vraie. En fait, la science ne dispose d’aucun moyen permettant de dire qu’une théorie est vraie. L’exemple le plus frappant est celui de Newton, universellement vérifié pendant plus de deux siècles et maintenant encore vérifiable dans toutes les expériences gravitationnelles courantes, y compris le lancement dans l’espace du testament posthume de l’humanité par la NASA. Cependant la théorie de Newton achoppe sur les faits découverts par Einstein. Est-ce alors la théorie d’Einstein qui est « vraie » ? Pas du tout ! Popper, qui fut son ami, rapporte ce propos d’Einstein : « Ma théorie elle aussi sera un jour réfutée. »

Quand, différant en cela de celle du XIXe siècle, la science moderne se replie sur les faits expérimentaux et sur eux seuls, quand elle admet que ses méthodes n’atteignent pas la vérité mais seulement une prévision plus ou moins probable des mesures fournies par l’expérience, elle rend à la philosophie un patrimoine dont Renan et les rationalistes du siècle dernier prétendaient la dessaisir.

Malheureusement, il semble que, de ce patrimoine recouvré, les philosophes ne veulent plus. Ils préfèrent se réfugier dans le galimatias, et les quelques rares qui se montrent décidés à se mêler de ce qui les regarde (f) sont considérés avec méfiance par leurs collègues. Je n’en démordrai pas : c’est bien regrettable.

Aimé MICHEL

(a) La première est celle qui permet à l’engin de tourner autour de la Terre. La deuxième est celle qui lui permet d’échapper à l’attraction terrestre. La troisième la libère du système solaire.

(b) Tous les livres scientifiques de quelque importance se réclament maintenant de ces méthodes de pensée. Voir, par exemple, dans des domaines très différents : Delinquency and Parental Pathology, de Robert G. Andry (Staples Press, Londres, 1971), dès les premières phrases de la préface ; Assumption and Myth in physical theory, du grand physicien anglais H. Bondi 4 (Cambridge University Press, 1971), dès la page 1 ; Facing reality, du prix Nobel sir John Eccles (New York, 1970), en vingt endroits différents, etc.

(c) Ruysbroek : Speculum, ch. xx.

(d) Nuit, livre II, ch. 23.

(e) Homo Apostolicus, appendix, l, n° 23, etc.

(f) Par exemple Claude Tresmontant ou François Meyer, dont la thèse (Problématique de l’évolution, aux PUF) est une admirable étude philosophique des processus d’évolution dans la nature vivante 5 .

(*) Chronique n° 86 parue dans F.C. – N° 1321 – 7 avril 1972. Reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe, chap. 18 « La science et sa méthode », pp. 477-480.

Les Notes de (1) à (5) sont de Jean-Pierre ROSPARS

  1. Pioneer 10, lancée le 2 mars 1972, s’est approchée à 200 000 km de Jupiter le 3 décembre 1973. Le contact avec la sonde a été perdu le 28 avril 2001. Pioneer 11, lancée le 6 avril 1973, s’est approchée à 35 000 km de Jupiter le 2 décembre 1974, puis à 22 000 km de Saturne le 1er septembre 1979. Pioneer 10, attiré par Jupiter, accéléra jusqu’à 132 000 km/h, sortit rapidement du système solaire et s’éloigne aujourd’hui du Soleil à plus de 44 000 km/h. La mission de Pioneer 11 fut la première officiellement arrêtée le 30 septembre 1995 car la sonde était tombée en panne d’énergie (elle était fournie par un radioisotope). Le dernier contact avec elle survint deux mois plus tard. La mission Pioneer 10 fut elle aussi arrêtée le 31 mars 1997, faute de budget. Les antennes de 70 m de diamètre de la NASA captèrent pour la dernière fois le signal radio de l’émetteur de bord le 22 janvier 2003, 31 ans après son lancement.

    Outre les informations attendues (sur les planètes et le milieu interplanétaire, le vent solaire, les rayons cosmiques, les champs magnétiques etc.), les deux sondes en apportèrent de complètement inattendues. Elles créèrent la surprise quand les spécialistes de la mécanique céleste de la NASA se rendirent compte en 1980 que les sondes se déplaçaient moins vite que prévue. Elles subissaient une décélération de l’ordre de 1 cm/h par heure, ce qui est beaucoup plus que prévue par les lois de Kepler et Newton. Cette « accélération négative anormale » fut observée pendant une vingtaine d’années, période pendant laquelle elle conserva une valeur pratiquement constante. Faute d’avoir pu en rendre compte par une erreur de calcul ou par une perturbation (pression du rayonnement solaire, rayonnement thermique des parois de la sonde ou autre), les spécialistes y voient un indice supplémentaire que les lois de la gravitation ne sont pas parfaitement comprises.

  2. On aura reconnu, comme souvent chez Aimé Michel, un thème pascalien : « Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d’où il est tiré, et l’infini où il est englouti. » Ou encore : « En un mot, l’homme connaît qu’il est misérable : il est donc misérable, puisqu’il l’est ; mais il est bien grand puisqu’il le connaît », etc.
  3. Popper a exprimé ses idées de base sur la conscience dès 1968 (et peut-être avant) dans sa théorie des Trois Mondes. Aimé Michel ne l’ignore pas qui a consacré un an auparavant aux Trois Mondes sa chronique n° 30, La grève du savoir, parue ici le 30 août 2010. « La thèse fondamentale de Popper, écrit-il, c’est que le monde où nous vivons est fait de trois mondes encastrés l’un dans l’autre. Il y a d’abord le monde des phénomènes, c’est-à-dire le monde physique, celui des étoiles, de la terre, de notre corps, y compris notre cerveau. Il y a ensuite le monde subjectif, nos perceptions, notre pensée, nos émotions, nos rêves, nos plaisirs et nos douleurs. Il y a enfin le monde des connaissances enregistrées dans les bibliothèques, et qui fait l’objet de l’enseignement. » Popper insiste sur le fait que ces trois mondes existent réellement, sont autonomes et en interaction (voir ses arguments en note de la chronique citée ci-dessus). Il affirme ainsi son « pluralisme » et son désaccord avec les monistes matérialistes pour qui seuls le Monde I (physique) existe. C’est, à ma connaissance, la critique la plus sobre et la mieux argumentée du matérialisme. Popper a présenté à nouveau sa réflexion sur la réalité de la conscience quelques années plus tard dans The Self and its brain, écrit avec John Eccles (Springer, 1977). Ce dernier a tenté d’aller au-delà de la théorie essentiellement descriptive de Popper en proposant une explication physique et neurophysiologique de l’interaction des Mondes 1 et 2 dans le cerveau. Ses spéculations, qui confèrent au cerveau beaucoup moins (et à l’esprit beaucoup plus) de propriétés que les spécialistes ne sont prêts à lui en attribuer, n’ont pas convaincues.
  4. « Je sais qu’il y a des discussions (que je n’ai jamais bien comprises ni suivies) pour savoir si le mot vérité a une signification quelconque. J’incline personnellement à penser que la science n’a rien à voir avec la vérité » (Assumption and myth in physical theory, Cambridge University Press, 1967). Cette citation de Hermann Bondi sera donnée par Aimé Michel quelques semaines plus tard dans la chronique n° 93, Mythes et mythologues.
  5. Claude Tresmontant (1925-1997) se fait connaître d’un large public par son livre Comment se pose aujourd’hui le problème de l’existence de Dieu (Seuil, Paris, 1966). Dans un style alerte, il y fait le point des connaissances scientifiques et philosophiques sur ce sujet. Dix ans plus tard, à l’occasion d’un autre livre comparable (Sciences de l’univers et problèmes métaphysiques, Seuil, Paris, 1976) Aimé Michel lui consacrera une chronique enthousiaste parce qu’à la différence de nombre de ses confrères, Tresmontant « persiste à dire que la philosophie existe », parce qu’il fonde sa réflexion philosophique sur les faits, en particulier scientifiques, et parce qu’il soutient, arguments à l’appui, que le monde va quelque part (voir la chronique n° 248, Le futur de l’homme est le surnaturel dans La clarté au cœur du labyrinthe, Aldane, Cointrin, 2008, pp. 428-431). François Meyer, également philosophe, non à la Sorbonne comme Tresmontant mais à l’université d’Aix-en-Provence, a les mêmes vertus aux yeux d’Aimé Michel. Son livre, Problématique de l’évolution, est une réflexion sur l’évolution biologique, son accélération au cours du temps et la notion de progrès. Les livres de Tresmontant et Meyer n’ont rien perdu de leur intérêt.