Étant par goût et par profession lecteur assidu des pages Idées de nos journaux, notamment quotidiens, je pourrais presque chaque jour utiliser cette tribune pour en faire le commentaire. Le respect et la pitié pour mes auditeurs m’en gardent heureusement, car il n’y a pas que les opinions qui comptent, il y a la vie avec toute sa richesse et toutes ses couleurs. Mais quand surgit un débat qui a tout de même des résonances essentielles, je serais coupable de me dérober. Ainsi dans Le Monde d’hier après-midi, j’ai lu dans la même page deux interventions qui m’ont fait réagir. La première que j’ai trouvé remarquable est signée d’un philosophe musulman, Abdennour Bidar, qui met l’accent sur l’absence de spirituel qui caractérise notre société et qui explique les dérives faussement religieuses. Certes, il y aurait lieu de discuter pour creuser le discernement, mais j’adhère volontiers à la proposition qui consiste à « donner à chaque être humain les moyens de cultiver sa propre part d’infini ».
En contraste, la contribution signée Laurent Bouvet et André Grjebine dans la même page ne donne pas une très haute idée de ce souci spirituel. Je ne puis malheureusement en résumer la démonstration qui consiste à fonder la supériorité de la science sur la croyance, mais le caractère polémique du propos est transparent. Il s’affirme de la façon la plus truculente dans une proposition qui fleure bon son rationalisme soviétoïde. On nous assène que la société fermée, par opposition à la société ouverte de la modernité, « se définit par référence à une révélation » et que « les individus y sont soumis à des forces magiques censées provenir d’une source extérieure à la société ». Une telle proposition se réfère à une sorte d’échelle dégradée qui part de la science, glisse vers l’opinion et se perd dans le marais des croyances. Je ne contredirai pas nos deux auteurs sur la dignité de la science et des disciplines diverses qu’elle circonscrit. Mais je mettrais en doute cette conception qu’ils ont de la croyance, dont on déduit qu’elle concerne les esprits faibles, dominés par la magie.
Au fond je trouverais ça assez drôle, car l’histoire de la pensée permet de comprendre que presque toujours c’est le rationalisme pur qui suscite l’irrationalisme et la fascination de l’occultisme. C’est patent avec les Lumières. Faut-il expliquer que la foi, c’est tout autre chose, et que pour en avoir une idée, il faudrait par exemple se référer à La grammaire de l’assentiment du cardinal Newman ? Mais il faudrait alors fendre l’armure d’un rationalisme si clos sur lui-même.