Les yeux du monde sont tournés vers le pape François alors qu’il entame le cœur de sa visite à Cuba. En particulier, le monde séculier se demande s’il parlera ouvertement de la répression politique, sociale, culturelle et religieuse de la dictature marxiste – et s’il rencontrera des groupes anti-gouvernementaux. La réponse semble être oui à la première question (dans quelle proportion, nous n’allons pas tarder à le savoir) et non à la seconde puisque les opposants continuent de réclamer. Mais pourquoi diable visiter ce régime communiste tendance années 60 ? Cela pourrait avoir beaucoup à voir avec la vision globale qu’a Jorge Bergoglio du rôle religieux (et également séculaire) dévolu à l’Amérique Latine au XXIe siècle.
J’étais à Cuba en 1998 quand saint Jean-Paul II s’y est rendu, et c’est un endroit difficile. (En raison des articles que j’ai écrits ensuite, les Cubains ne m’ont plus jamais accordé de visa.) Il n’y a pas de recette parfaite que François puisse suivre – Benoît XVI a également eu des difficultés à choisir qui rencontrer. En raison d’une visite surprise inopportune de Fidel Castro, Benoît XVI semble avoir ressenti la nécessité de changer de nonce apostolique à la Havane immédiatement après son voyage. L’évêque Edward Egan (devenu ensuite cardinal de New-York) m’avait dit à la Havane qu’avant la chute du Mur de Berlin, il avait visité tous les pays communistes à l’exception de l’Albanie, et qu’il n’avait vu nulle part une répression telle qu’à Cuba. Nous étions au Melia Cohiba, un charmant hôtel — comme nombre de ceux nouvellement construits — bâti avec de l’argent espagnol (pour l’essentiel empoché par le régime) pour les touristes d’Europe et d’Amérique Latine. Mais les services secrets cubains ne se donnaient même pas la peine de dissimuler les caméras de surveillance et les agents sur les toits environnants. Les médias dominants parlent maintenant d’un « Cuba qui change », mais en des termes qui signifient que rien n’a beaucoup changé.
Il vaut la peine de rappeler que la visite cubaine est un ajout relativement tardif à l’itinéraire du Pape. A l’origine, il ne venait qu’en Amérique, et uniquement pour participer au Rassemblement Mondial des Familles à Philadelphie, un événement imaginé par le prédécesseur de François, Benoît XVI. François se sentait probablement obligé d’y assister, d’autant plus que l’archidiocèse de Philadelphie, en proie à des problèmes financiers, a fait un effort particulier pour accueillir le Vatican à un moment on ne peut moins favorable.
En raisons de certaines des préoccupations papales, la canonisation de Junipero Serra et le discours au Congrès étaient également programmés, ainsi qu’une allocution aux Nations unies à New York. C’étaient de bons ajouts – et une bonne utilisation du temps du Pape puisqu’il avait traversé l’Atlantique pour être là. Mais pourquoi ajouter Cuba, un pays fort diminué depuis la chute du Mur de Berlin il y a vingt-cinq ans ? Et pourquoi le Pape éprouve-t-il le besoin de négocier la détente des relations diplomatiques entre l’Amérique et les frères Castro ?
Je ne peux que faire des suppositions, mais une chose que peu de gens apprécient chez François est la forte croyance, chez lui et chez beaucoup de ses conseillers, en Argentine et maintenant à Rome, que l’Amérique Latine a une importance historique mondiale à notre époque comme « Église source », ainsi qu’ils l’appellent. Selon cette théorie, à des moments donnés, des Églises particulières jouent un rôle directeur : Antioche et Alexandrie dans l’Église des premiers siècles, L’Italie et l’Espagne à la Renaissance. Déjà depuis la création de la Conférence des Évêques d’Amérique Latine, mais plus encore depuis sa réunion de 1968 à Medellin en Colombie (où « l’option préférentielle pour les pauvres » a émergé pour la première fois), quelques responsables de l’Église d’Amérique Latine ont cru que leurs pays avaient maintenant hérité de ce rôle, unis ensemble dans une « patria grande ».
Pour qui ne fait pas partie de ce mouvement, il est assez exagéré de voir un modèle religieux dans l’Église d’Amérique Latine – ou un guide pour les affaires publiques – puisque l’Église perd ses membres de façon hémorragique et que les pays latins ne semblent pas avoir été beaucoup façonnés par l’Église – ni offrir un nouveau modèle social. Mais Jorge Bergoglio et d’autres leaders religieux d’Amérique Latine croient qu’ayant rejeté la théologie marxiste de la libération, la véritable libération est une teologia del pueblo populiste.
Peut-être qu’une des choses que le voyage cubain est sensé réussir, c’est d’intégrer à la grande patrie latine un membre isolé qui était jusqu’ici une brebis perdue. Cuba n’est pas libre, et a toujours des liens avec le terrorisme international. Pour cela, et pour mille autres raisons, elle a été tenue à l’écart de l’Organisation des États Américains jusqu’à ce qu’il lui soit accordé une dérogation en 2009. François est maître en coups d’éclat. Précédemment, nous avons appris qu’il voulait traverser les USA depuis Mexico — un geste éminemment politique qu’il valait probablement mieux éviter. Mais dissiper les tensions entre deux régimes longtemps opposés pourrait être une partie de ce que les leaders latins considèrent comme leur rôle, se tenir à la pointe de ce qui doit arriver.
Nul ne devrait tirer des paroles que le Pape prononcera à Cuba ou aux USA la conclusion qu’il est « marxiste », comme certaines têtes brûlées américaines l’ont crié sur les toits. Déterminant dans la vision d’ « Eglise source », il y a l’idée que les nations latines ayant rejeté le marxisme à Cuba comme dans les théologies de la libération, tout comme elles ont vu l’échec du néolibéralisme et de ses marchés non régulés, elles ont le potentiel d’offrir une troisième voie enracinée dans une vision de l’homme autre que celle du collectivisme marxiste ou de l’individualisme libéral. Dans son court message d’arrivée hier soir, François a fait appel au sentiment traditionnel cubain d’être un carrefour clef entre les Amériques. Ce n’est peut-être plus tout-à-fait vrai à l’époque des avions de ligne et du commerce par internet. Mais François veut que les Cubains et les autres voient la récente ouverture diplomatique avec l’Amérique comme une part d’une plus large « victoire de la culture de la rencontre et du dialogue », ainsi qu’il l’a précisé.
Une chose qui m’a souvent donné à réfléchir quand je lis ou écoute le Pape est que « les gens [et parfois les réalités] sont plus importants que les idées. » Prise littéralement, c’est une phrase qui se contredit elle-même, puisque « les gens sont plus importants que les idées » est également une idée, une idée importante, indiquant comment nous devons nous comporter nous-mêmes. Mais si nous la comprenons comme signifiant que nous devrions détourner notre attention des fausses théories abstraites pour nous tourner vers un engagement vrai et concret avec les gens et la réalité, les gens et la réalité créées par Dieu, les vérités qu’Il nous a Lui-même révélées, alors nous avons un programme à la fois doctrinalement solide et et pastoralement efficace.
Comme nous regardons le Pape se déplacer dans Cuba — et attirer ses dirigeants et ses habitants — ce ne sont pas seulement ses paroles mais comment ces paroles sont vécues par François lui-même qui nous en diront le plus sur ses espoirs pour les Amériques et le monde.
Illustration : François avec Raul Castro et des enfants cubains