Couronne anglaise et pontificat romain - France Catholique
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Marie dans le plan de Dieu
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Couronne anglaise et pontificat romain

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La vive controverse entre Jacques Ier d’Angleterre et le cardinal Bellarmin permet de comprendre la genèse de la souveraineté étatique et les difficultés qui continuent d’affecter la politique moderne.

Le conflit qui oppose deux grands esprits de l’âge classique est au cœur d’un remarquable ouvrage de Bernard Bourdin, docteur en histoire des religions et en théologie, actuellement maître de conférences en histoire du christianisme moderne et contemporain à la faculté de théologie de Lille.

Voici une trentaine d’année, certains professeurs français de droit constitutionnel enseignaient que l’histoire de l’Angleterre était ennuyeuse car les évolutions profondes s’y faisaient en souplesse – alors que les révolutions et les coups d’Etat ponctuaient de manière saisissante les transformations du droit politique français.

C’est là une vision contemporaine, qui vaut pour les deux derniers siècles. Elle conduit à oublier que l’Angleterre accomplit ses révolutions bien avant la France, au milieu du 16ème et tout au long du 17ème siècle : révolution religieuse déclenchée par Henri VIII et confortée par Jacques Ier ; révolutions politiques qui entraînent la fuite de Charles Ier en 1642 puis sa décapitation le 30 janvier 1649, dictature républicaine de Cromwell et, après l’avènement de Charles II en 1660, proclamation de la Déclaration des Droits (Bill of Rights) en 1689.

Notre Grande Révolution de 1789 est donc bien tardive par rapport à la Glorious revolution d’outre-Manche. Mais ce qui se présente rétrospectivement comme un « retard » ne saurait nous faire oublier que la France et l’Angleterre sont comme deux sœurs jumelles : à peu près dans les mêmes périodes, les deux puissances rivales se constituent en royaume, inventent l’organisation étatique et deviennent peu à peu des nations modernes, indépendantes à l’égard des empires et souveraines sur leur territoire.

Le cheminement est parallèle, les soucis politiques sont identiques mais, à l’aube de l’âge moderne, les monarques français et anglais agissent et réagissent de manière différente – tant et si bien qu’on a l’impression que l’Angleterre est extrémiste dans ses choix religieux et dans ses décisions politiques par rapport à une France plus respectueuse des principes qui régissent le monde catholique.

Dans l’ouvrage qu’il consacre à la genèse théologique et politique de l’Etat moderne (1) Bernard Bourdin corrige cette impression première et fait ressortir de l’étude savante des textes une polémique complexe au fil de laquelle apparaissent, en France et en Angleterre, deux systèmes de modération de l’absolutisme royal.

Parallélisme : les légistes français et anglais professent depuis beau temps que le roi est empereur en son royaume ce qui signifie qu’il règne en pleine indépendance dans l’ordre temporel, le pape ayant la charge du domaine spirituel. On sait que le pontife romain, inspiré par l’augustinisme politique, se donne le droit d’intervenir dans les affaires du temps – ce qui provoqua au Moyen Age de rudes conflits avec le roi français. Mais, lorsque débute le 17ème siècle, la France est restée fille aînée de l’Eglise malgré les affrontements avec Rome et au travers des guerres de religion.

La différence anglaise se manifeste brutalement avec Henri VIII qui décide le schisme avec Rome et publie en 1534 l’Acte de Suprématie par lequel il s’affirme « chef suprême de l’Eglise d’Angleterre », titre qui lui est garantit par la « couronne impériale du royaume ». C’est dire que le roi refuse qu’un étranger lui soit supérieur : la souveraineté monarchique s’articule à son domaine territorial et les éléments ecclésiastiques font, selon lui, partie du corps politique dont le roi est la tête.

Plus tard, la reine Elisabeth Ire reprend cette conception, la confirme en 1559 et se proclame, avec plus de modestie que son prédécesseur, « gouverneur suprême de l’Eglise ». Cependant, dans l’esprit de ces deux monarques, la rupture avec Rome n’est pas totale. Bernard Bourdin souligne que « Henri, schismatique, restera catholique jusqu’à sa mort ! » ; Elisabeth ne souhaite pas non plus rejoindre le camp de la Réforme et se montre bienveillante à l’égard des catholiques anglais. Les deux souverains recherchent donc une voie médiane entre l’adhésion aux thèses protestantes et la soumission au magistère romain.

Les actes sont posés, avant que leur justification théologique ne soit publiée. Elle vient dans les dernières années du siècle, à la fin du règne élisabethain, sous la plume de Richard Hooker qui exercera une certaine influence sur le successeur de la reine. Le théologien anglican défend la thèse moniste de l’union de la Couronne et de l’Eglise, et la thèse dualiste des deux règnes : celui du Christ, souverain universel et invisible qui règne sur le corps mystique de l’Eglise, et celui du monarque qui exerce sa souveraineté visible sur l’Eglise conçue comme société politique établie à l’intérieur du domaine royal.

Tel est le contexte théologico-politique, lorsque Jacques VI d’Ecosse succède à la première Elisabeth en 1603 et devient Jacques Ier d’Angleterre. Le royal personnage est d’une intelligence déliée, qu’irrigue une très solide culture. C’est aussi un monarque expérimenté : en Ecosse, il a beaucoup réfléchi sur les luttes religieuses et souhaite rapprocher les puritains et les catholiques de l’Eglise dont il est le chef. Le monarque absolu se pense comme le premier des modérateurs.

De fait, le roi Stuart va avoir besoin de toute son expérience. Dès la première année de son règne, il affronte deux conspirations avant d’échapper en 1605 au célèbre complot des Poudres ourdi par un officier catholique, Guy Faukes. Répression faite, Jacques Ier décide d’imposer à ses sujets un serment de fidélité qui tient en sept affirmations. Outre la reconnaissance de la légitimité de Jacques, il faut jurer que « le pape n’a ni pouvoir ou autorité quelconque de déposer le roi », que le pontife romain ne peut disposer du royaume d’Angleterre, autoriser un prince étranger à l’envahir ou encore délier les sujets de leur serment de fidélité au monarque légitime – même si le pape en vient à excommunier le roi.

Jacques Ier veut contraindre les papistes anglais à l’obéissance mais il ne récuse pas pour autant le pape : le roi a souhaité la tenue d’un concile oecuménique et, en 1604, il a reconnu que l’Eglise romaine était la mère de toutes les églises et que l’évêque de Rome était le premier de tous les évêques. Ce sont là de bonnes dispositions, mais le pape ne peut accepter les termes du serment de fidélité.

Nous voici au cœur de la controverse. Le roi anglais rassemble ses thèses en des écrits rédigés de sa propre main – notamment le Traité des libres monarchies (2). Et le pape Paul V mande contre lui deux prestigieux théologiens :

Francisco Suarez (1548-1617) qui se situe dans la tradition scolastique et plus particulièrement dans la pensée thomiste : pour lui, l’Eglise catholique romaine dispose d’un pouvoir indirect qui lui donne droit d’intervention dans le champ du pouvoir temporel – si ce pouvoir constitue une menace pour le salut des âmes et porte atteinte aux institutions ecclésiastiques. Dès lors, point de compromis possible avec l’anglicanisme.

Robert Bellarmin, cardinal de son état, est un théologien jésuite qui a longuement polémiqué avec les Réformés. Sa puissance intellectuelle est toute entière mise au service de la papauté, dans le droit fil de la pensée scolastique. A Jacques Ier, le cardinal oppose en 1610 son traité De la puissance du pape dans les choses temporelles – qui est d’ailleurs immédiatement interdit par le Parlement de Paris.

Là encore, il faut se garder de tout schématisme. Robert Bellarmin ne défend pas des thèses extrémistes mais se tient, selon ses propres mots, dans « une opinion moyenne commune parmi les théologiens catholiques ; ils enseignent que le pape, en tant que tel, n’a directement et immédiatement aucun pouvoir dans les matières temporelles, mais seulement dans les spirituelles, que cependant, à raison même de son pouvoir spirituel, il a, dans certains cas, indirectement, un pouvoir suprême dans les matières temporelles ».

Pouvoir indirect, dans certains cas : c’est là que se situe le noeud de la dispute théologico-politique et le point d’affrontement entre le défenseur du pape et le roi anglais. Le cardinal Bellarmin n’est pas un théocrate : le Christ n’a jamais possédé de royaume temporel et le pape ne saurait avoir sur terre plus de pouvoir que Celui dont il est le vicaire. Le pape ne peut transmettre aux rois un pouvoir temporel qu’il n’a pas !

De manière encore plus précise, Bellarmin écrit que le pontife romain n’a pas le droit de commander au pouvoir temporel : son intervention dans les affaires temporelles est réduite et strictement délimitée. L’exercice du pouvoir indirect exige en effet qu’il y ait une cause juste et raisonnable et une finalité : le salut des âmes ou la protection de l’Eglise. Hors ces circonstances exceptionnelles, le pape ne peut pas déposer un prince ni édicter une loi civile. Mais l’ordre politique demeure inscrit dans le domaine spirituel : le pouvoir temporel vise le bien commun pour les hommes vivant sur cette terre, alors que l’Eglise vise le bien divin selon la norme universelle de la loi naturelle.

Ainsi établie, la distinction des domaines ne signifie pas qu’il y ait séparation entre le spirituel et le temporel : la béatitude éternelle est anticipée par le bien commun politique et la finalité spirituelle est toujours supérieure au souci des affaires de la cité. D’où la légitimité de l’intervention papale dans certaines circonstances.

Pour Bellarmin, l’Eglise est aux royaumes ce que l’âme est au corps : tout ce qui affecte l’âme retentit sur la santé du corps, et les désordres dans la cité entraînent le trouble des âmes. Le pape est donc fondé à juger et à punir le prince qui menace les intérêts de l’Eglise et corrompt les chrétiens.

Tel est le pouvoir indirect du pape. Il implique qu’il puisse exiger la déposition du prince hérétique, excommunier le roi immoral et délier les sujets de leur serment de fidélité à la couronne.

La question du serment est donc cruciale : elle oppose, cette fois frontalement, le roi Jacques et le cardinal romain qui défendent sur le fond des positions médianes quant à l’exercice de la souveraineté.

On se gardera de tirer ici de roides conclusions : il faut suivre Bernard Bourdin dans son analyse critique des textes sans jamais perdre de vue les enjeux théologiques et politiques qui sont demeurés après le conflit entre Rome et Londres et qui marquent jusqu’à nos jours la modernité politique. A cet égard, le maître mot est celui de souveraineté.

Le cardinal Bellarmin cherchait à maintenir la dialectique des pouvoirs dans l’esprit des théologiens médiévaux et dans un monde chrétien bouleversé par les guerres religieuses. Jacques Ier annonce la doctrine de la souveraineté formalisée en France par Jean Bodin (Les Six Livres de la Républiques sont publiés en 1576.) puis par l’anglais Thomas Hobbes qui publie son Léviathan en 1651. De même, l’ « absoluité » du pouvoir anglais du 17ème siècle est la préface de la « monarchie absolue » pleinement instituée par Louis XIV. Le Grand Roi fut aussi attentif aux thèses de Hobbes que Louis XVI à la décapitation de Charles II…

Le basculement violent de l’Europe dans la modernité politique et le rejet plus ou moins marqué de la transcendance religieuse n’ont pas ôté à la question théologico-politique sa pertinence, comme l’observe en conclusion Bernard Bourdin. C’est pourquoi son livre nous demeurera précieux.

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(1) Bernard Bourdin, La genèse théologico-politique de l’Etat moderne, Presses Universitaires de France, 2004. 32 €. 280 pages.

(2) cf. l’édition critique de ce Traité par Bernard Bourdin, à paraître en 2005 aux Publications de l’Université Paul Valéry – Montpellier III.