Comme son père avant lui, Eric McLuhan devait s’occuper du « tsunami d’information » généré par ce qui est devenu un univers médiatique de sept milliards de canaux. Il n’était pas bon à cela, et personne ne peut l’être. La plupart de ces canaux gaspillent notre temps.
Comme destinataire de ses courriels, j’ai remarqué que les sujets qu’il relevait sur internet étaient rarement subversifs. Il repérait une bonne plaisanterie, ou un jeu de mots involontaire mais révélateur, tout cela scandaleusement inoffensif. Il était nul dans quelque obscure recherche sur un sujet n’intéressant personne d’autre que lui. Ce n’est qu’occasionnellement qu’il faisait observer, en passant, que notre monde se précipitait en Enfer, et il trouvait une façon légère de l’exprimer.
Il était le collaborateur et l’héritier de Marshall McLuhan, dans ce que l’on pourrait appeler l’entreprise familiale de « décodage des médias ». Son propre fils Andrew, qui était avec lui quand il est décédé à Bogota en Colombie la semaine passée – après une conférence très remarquée – doit reprendre le flambeau.
A propos, Andrew fuit les courriels. Il préfère envoyer et recevoir des lettres manuscrites, insérées dans des enveloppes timbrées.
Cela a été une famille très catholique. J’ai rencontré Eric pour la première fois (il est mort à 76 ans) alors qu’il était jeune collègue de mon père dans ce que tous deux considéraient comme une institution éducative canadienne douteuse. Il était déjà, à environ 30 ans, une mine de « faits et débats » jubilatoires.
Apprenant sa disparition, j’ai évidemment fait des recherches sur internet, découvrant de vieux enregistrements de conférences et d’interviews de son père dont je n’avais jamais entendu parler jusque là. Fermant les yeux, je pouvais imaginer que c’était Eric qui parlait, transféré de l’époque présente aux salles de conférences exotiques et aux studios radiophoniques des années 60. Rouvrant les yeux, j’apercevais un monde que j’avais partiellement oublié, un monde rempli de jeunes étudiants sérieux extrêmement attentifs et posant poliment des questions réfléchies.
La dernière fois que j’ai parlé à Eric, je l’ai trouvé toujours dans ce monde-là. Il était sur des charbons ardents en raison de ses lectures de récits médiévaux sur les expériences sensorielles. Les « modernes » ont tout casé dans cinq sens matériels, mais les médiévaux ont perdu le compte vers vingt sept. J’aurais voulu en savoir plus.
Une mort peut être non seulement triste mais également frustrante – tant de connaissances et d’expérience précieuses perdues pour le monde. Qui prendra le relais ? Qui mettra en ordre tous les vestiges, comme Eric l’a fait si longtemps avec l’imposante bibliothèque personnelle de son père et ses notes (maintenant transmises à la bibliothèque Fisher de Toronto).
Laquelle a rempli un hangar à la maison de campagne d’Eric ; pas moins de quatre copies de « Finnegans Wake » (NDT : œuvre majeure de James Joyce), toutes quatre fourmillant d’annotations.
Car les McLuhan père et fils appartenaient à une espèce en voie d’extinction. Ils étaient ce que j’appelle des « vestes de tweed ». Tout leur travail sur la nature des médias a commencé comme la recherche d’un professeur de littérature excentrique, de Winnipeg parmi tous les endroits froids. Finalement, Eric est devenu également une « veste de tweed », enseignant toujours les grands auteurs, quand il le pouvait, à des étudiants de moins en moins désireux de les lire.
Tout comme son père, c’était une personne magnifiquement rétrograde. Ils étaient sur une mission essentiellement scientifique, donc, dans ce sens, rationnelle ; les « lois des médias » étaient étudiées dans le même esprit que la physique à ses débuts. La critique de ces lois était par conséquent hors sujet. La question était plutôt : « quelles sont ces lois ? »
McLuh an Senior était parfois condamné à cet égard comme trop chaste. Les journalistes l’interrogeaient gravement sur ce qu’il pensait de notre environnement fièrement électrique. (C’était avant qu’il ne devienne électronique.) Et McLuhan Junior, comme son père, éluderait souvent la question.
Pourtant, si questionné avec suffisamment de précision, il fournissait une réponse. Ils en étaient horrifiés.
« Le village global est une petite ville ou chacun met avec malveillance son nez dans les affaires des autres. Inévitablement, vous n’avez pas d’harmonie. »
De telles remarques analytiques, on pourrait déjà suspecter une attitude négative envers cela, pourtant, à ce jour, comme Eric l’a souvent fait remarquer, les développements les plus apocalyptiques pourraient toujours être pris comme une preuve plus désinvolte du progrès, et la personne les prédisant toujours être prise pour un prophète.
La malchance d’Eric, alors qu’il poursuivait cette recherche, a été de vivre dans une génération sur laquelle la « Satire Ménippée » (qui concernait les situations et non les personnes) a perdu son précaire pouvoir. La réalité a distancé la plaisanterie, maintenant remplacée par une ironie cynique. C’est seulement avec le recul que nous pouvons voir que la description faite par Marshall au milieu des années soixante de la façon dont fonctionnerait internet – une fois que les ordinateurs l’auraient rendu possible – était parfaitement maîtrisée, franche et exacte. La seule mise à jour possible est : « vous n’avez encore rien vu jusqu’ici ».
Tel père, tel fils – tous les deux, incidemment étant des catholiques parfaitement traditionnels, dont le premier recours était leur missel latin.
«Je suis résolument opposé à toute innovation, à tout changement » disait Marshall il y a plus d’un demi-siècle, au cours d’un interview avec le journaliste culturel canadien Robert Fulford.
« Mais je suis déterminé à comprendre ce qui arrive parce que je ne choisis pas de m’asseoir et d’attendre que le poids lourd me roule dessus. A l’heure actuelle, beaucoup de gens semblent penser que si vous parlez de quelque chose de récent, c’est que vous y êtes favorable. En ce qui me concerne, c’est l’exact opposé qui est vrai. Quel que soit le sujet dont je parle, il est presque sûr que ce soit une chose à laquelle je suis radicalement opposé, et il me semble que le meilleur moyen de la contrecarrer, c’est de la comprendre, et ensuite vous savez comment manœuvrer l’interrupteur. »
Considérons au passage l’usage du rétroviseur. Comme Eric l’aurait expliqué, il ne nous montre pas des choses qui bougent derrière nous. Il nous oriente, non pas vers là où nous étions, mais vers là où nous sommes. Seuls les hommes capables de le « déchiffrer » peuvent avoir une idée de ce qui pourrait les heurter. Pour le reste, il y a la stase du poisson mort, un mouvement réflexe dans le courant.
Les médias sont le message, et le message d’internet est, paradoxalement, cette stase intellectuelle.
David Warren est un ancien rédacteur du magazine Idler et un chroniqueur dans des journaux canadiens.
Illustration : monsieur McLuhan
Source : https://www.thecatholicthing.org/2018/05/25/in-a-rearview-mirror/