J’apprécie toujours beaucoup vos articles, bien que je sois loin d’en comprendre tout le sens et toute la portée. Mon niveau d’instruction étant trop bas. J’ai quitté l’école à 14 ans pour travailler. Aussi, je vous écris avec beaucoup de réticence. Possédant si peu de science, ai-je le droit de contester votre opinion ? Saurai-je exprimer clairement ma pensée. A l’avance, je vous prie de pardonner ma prétention et ma maladresse.
Je vous écris au sujet de votre lettre intitulée « L’attentat contre la biosphère » parue dans F.C. n° 1365 du 9 février 1973, rubrique « Correspondance »1. Vous écrivez dans cette lettre :
« Je ne suis d’accord avec Jean Cazeneuve (article « Pollution chérie », dans F.C. du 5 janvier) que sur un point. C’est que la science seule peut nous sauver, et que condamner la science et sa fille la technique est une folie. »
En supposant que la science et la technique soient en mesure de résoudre tous les problèmes de pollution et de déséquilibre de la nature, qui empêchera les nations d’utiliser les découvertes scientifiques à des fins de puissance et de prestige avant que toutes les conséquences et tous les inconvénients pouvant en résulter soient mis en évidence ? Avant que toutes les garanties de sécurité aient été mises en œuvre ? Qui empêchera les puissants groupes industriels d’agir de même pour faire de l’argent ?
Les savants, les chercheurs, les techniciens, sont-ils eux-mêmes suffisamment conscients pour prendre toutes les précautions qui s’imposent quand elles sont de leur ressort ? Suffisamment modestes pour n’être pas tenté par l’ambition et par l’orgueil de la réussite ? Sont-ils suffisamment désintéressés pour ne pas tirer un profit immédiat de leurs découvertes avant que toutes les conséquences en soient connues ?
L’homme étant pécheur et sujet à l’erreur, comment serait-il capable de maîtriser le progrès scientifique et technique ?
Les savants ont-ils le droit de mettre dans les mains de l’homme pécheur des instruments qu’il utilisera tôt ou tard pour mal faire ? Qui augmentent sa capacité de mal faire ? Qui aggravent les conséquences de ses erreurs et de ses fautes ?
Et comment la science palliera-t-elle les pollutions mentales dont vous avez si bien écrit ? L’ampleur de celles-ci n’est-elle pas, justement, un des effets des puissants moyens mis à la disposition de l’homme pécheur par la science et la technique ?
Ces pollutions mentales mettent les âmes en péril, mais c’est pour notre corps que nous tremblons. Nous avons peur de mourir de faim, de froid ou de maladie, et nous comptons sur la science pour nous préserver de ces fléaux. Nous craignons davantage de perdre la vie que de perdre notre âme.
L’esprit de lucre et la peur de manquer sont deux puissants moteurs du progrès scientifique et technique.
La science et la technique nous proposent la voix large de l’abondance, de la richesse, du bien-être. Encore que l’abondance dont nous disposons ne soit pas le seul fait de la science et de la technique. Le paysan africain doit donner 10 sacs de café pour payer un moteur qui n’en coûtait qu’un seul il y a 10 ans. (« Messages » du Secours catholique – février 1973.)
Mais de tous temps, les grands spirituels ont résolu tous les problèmes qui nous préoccupent. Ils nous ont montré la voie étroite de la simplicité, de la pauvreté, du renoncement, de la pénitence et du sacrifice.
A la Trappe, il n’y a ni explosion démographique, ni problème social, ni encombrement, ni accident de la route. Les pollutions sont réduites au minimum. Les problèmes qui s’y posent sont toujours limités dans leurs effets. Et les conséquences d’une erreur ou d’une faute n’atteignent jamais les dimensions d’une catastrophe planétaire. Mais les Trappistes attendent leur salut de Jésus-Christ, même sur le plan matériel et naturel, et non d’une nouvelle découverte (ou d’un nouveau système politique). Ils n’attendent pas le remède miracle qui les dispensera de travailler sur eux- mêmes, de perfectionner leur manière d’être et leur façon d’agir dans le sens de l’efficacité. Ils cherchent d’abord le Royaume des Cieux et sa Justice sachant que le reste leur sera donné par surcroît.
Si la science et la technique apportent le bien-être à quelques-uns, ce sont les plus pauvres qui en tirent le moins d’avantages et qui en supportent les plus gros inconvénients. Le riche ayant la possibilité, dans une certaine mesure, de se protéger, d’atténuer ou d’éviter les effets des pollutions. Il est celui qui consomme, gaspille et pollue le plus et il rejette le fardeau des inconvénients sur les épaules des pauvres.
Mais tôt ou tard, à moins qu’il ne se convertisse, l’homme doit ou devra payer pour son orgueil, pour son égoïsme, et ce n’est ni la science, ni la technique qui lui éviteront le châtiment. Je crains plutôt qu’elles seront l’instrument de ce châtiment. La bombe atomique n’est-elle pas le plus beau fruit de l’arbre de la science et de la technique ?
« Et il y aura en ces jours des tribulations telles que depuis le commencement de la création que Dieu fonda jusqu’à présent, il n’y en eut jamais d’aussi grandes… » Marc XIII – 19.
Veuillez croire, cher monsieur, à mes sentiments les meilleurs2.
Antoine ROBINI
06100 – Nice
[|*|]
Plût au ciel, cher monsieur, que ceux qui ont fréquenté l’école au-delà de quatorze ans aient autant de vraie connaissance que vous. J’approuve de tout cœur ce que vous dites, et modifie donc ainsi la phrase que vous me reprochez
« La science seule peut donner aux hommes, s’ils sont assez sages pour l’utiliser à cette fin, le moyen de nous sauver. »3
Comme l’a admirablement montré Jacques Ellul, le développement de la science et de la technique est en effet un processus qui s’identifie à l’histoire4. On ne peut l’arrêter qu’en le cassant, c’est-à-dire par l’apocalypse.
Nous n’avons donc de choix qu’entre l’apocalypse qui résulterait de la destruction de la science5, l’apocalypse d’une technique se développant comme un cancer généralisé de la biosphère, et le contrôle de la science par la science mise au service d’un idéal.
La technique ne peut être contrôlée que par une technique plus grande. Mais si la science et la technique sont l’unique moyen imaginable de leur propre contrôle, elles sont incapables de nous donner la finalité de ce contrôle. Cette finalité ne peut être que spirituelle. J’aborderai ce problème dans une prochaine chronique6.
Aimé MICHEL
(*) Chronique n° 136 parue dans France Catholique-Ecclesia − N° 1371 − 23 mars 1973.
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 15 octobre 2012
- La lettre d’Aimé Michel à Jean Cazeneuve (n° 129, L’attentat contre la biosphère) a été mise en ligne la semaine dernière.
- Cette lettre remarquable dans sa simplicité exprime dans l’esprit, sinon à la lettre, les idées d’un Bertrand Méheust ou d’un Jean-Pierre Dupuy, voir la chronique n° 20, Le « jugement dernier » : nous avons les moyens de notre extermination, parue ici le 04.01.2010.
- Cette correction n’est pas une concession de pure forme. Elle est tout à fait en ligne avec la conception d’Aimé Michel.
- « Aucun fait social, humain, spirituel n’a autant d’importance que le fait technique dans le monde moderne ». Telle est l’idée centrale de Jacques Ellul qui ouvre son premier livre sur le sujet La Technique, ou l’Enjeu du siècle (1954), idée qu’il approfondit dans [Le Système technicien (1977), puis Le Bluff technologique (1988). Il y montre que le développement de la technique, bien que motivé par l’utilité sociale, est en réalité autonome et échappe au contrôle de la société. Aimé Michel a repris cette idée et souvent cité Jacques Ellul. Dans la chronique n° 188, Science et culture (Le XXe siècle n’est pas français, parue ici le 23.05.2011) il écrit : « Un Jacques Ellul, qui affronte directement les plus contraignantes des contraintes de la société actuelle, à savoir les contraintes technologiques, est un étranger parmi nous, quoique en Angleterre, en Amérique, en Allemagne, on le cite avec respect » (voir aussi la note 2 de cette chronique). Toutefois, il s’oppose à lui quand, dans un article de France Catholique-Ecclésia (n° 1982, 14 décembre 1984, p. 13) il affirme qu’en science et en technique, « quand on a oublié les connaissances précises, il ne reste rien qu’une incompétence. » Aimé Michel tient, au contraire, que « le profane a le devoir spirituel de comprendre un peu ce que font et ce que disent les techniciens et les savants ; que cet effort d’intelligence est bien une culture ; et enfin que le spécialiste ne peut naître et fructifier que sur le fond social de cette culture. » (chronique n° 395, L‘homme qui rêvait dans la caverne, in [La clarté au cœur du labyrinthe, Aldane, Cointrin, 2008, p. 295, www.aldane.com.).
- Dans la chronique n° 30, La grève du savoir, parue ici le 30.08.2010, Aimé Michel imagine que l’humanité puisse abandonner sa culture : « La fin de notre civilisation est devenue une évidente possibilité historique depuis que l’on voit la jeunesse se détourner d’elle. Car pour subsister, cette civilisation a besoin de la foule de ses savants et de ses techniciens. Que ceux-ci lui fassent un jour défaut, et ce sera l’effondrement. »
- Je n’identifie pas la chronique publiée les mois suivants qui aborde spécifiquement ce problème d’une « finalité qui ne peut être que spirituelle ». En fait il s’agit d’un thème présent en toile de fond dans toutes les présentes chroniques. À la question « La science seule peut-elle donner aux hommes le moyen de se sauver ? », Aimé Michel répond donc oui mais à condition que l’homme ne se voit pas comme un simple accident dans un univers absurde et qu’il conserve foi en son avenir.