CORRESPONDANCE : LE HASARD ORGANISATEUR… 1
Un de nos lecteurs, ingénieur, a profité d’un long voyage en Guinée pour lire le Hasard et la Nécessité, de Jacques Monod, et le document que nous avons publié sur ce livre dans notre numéro du 7 mai, sous les signatures d’Aimé Michel et Claude Tresmontant 2 . Il nous a adressé ses réflexions que nous avons communiquées à Aimé Michel.
Ayant ici le temps de lire, je me félicite d’avoir emporté le Hasard et la Nécessité, de Jacques Monod, et votre numéro 1273 du 7 mai 1971. J’ai beaucoup aimé l’un et l’autre. […] Si le paysan du Danube que je suis avait le droit de mettre son grain de sel dans la discussion, il pourrait dire ceci : Pourquoi rirait-on si quelqu’un prétendait qu’une montre ou un poste de radio, par exemple, sont le fruit du hasard et des tâtonnements aveugles de la nature, quand certains prétendent que les organismes vivants des milliards de fois plus complexes se seraient créés de cette façon ? Il me semble que cette question bêtement primaire fait ressortir le cœur du problème.
Je regrette que dans la discussion l’on n’ait pas cité Lecomte du Noüy qui, lui, dit la même chose de façon beaucoup plus pertinente et fine. On peut dire que Jacques Monod est un Lecomte du Noüy resté en route. C’est peut-être par honnêteté, pour ne pas sortir du cadre qui est le sien, mais à cela on peut répondre que, justement, il en sort dans ses conclusions. Mais ces dernières sont tirées de ce qu’il trouve dans ce cadre ; elles en montrent clairement les limites. En ces matières on aboutit très facilement au dialogue de sourds : un excellent exemple est le livre de Vercors et Paul Misraki : l’Être et le non-être 3 , si je me souviens bien. C’est frappant. […]
Le hasard, auquel aboutit Jacques Monod, est, quoi qu’il en dise, l’ignorance des causes. Mais on peut aussi le considérer comme le point de contact entre le connu et l’inconnu. Le scientifique n’a pas le droit d’aller au-delà du connu s’il veut rester dans son domaine. Mais on peut penser au-delà. Il s’agit en somme, dans le livre dont nous parlons, d’un hasard organisateur. (« Ces mots hurlent d’effroi de se voir accouplés. ») Si nous consentons à sortir du domaine purement scientifique, rien ne nous empêche d’y voir agir par ce moyen le doigt d’un Créateur. Cela est tout de même plus logique que le « trou par en haut » de Sartre. Il y a un grand désir dans le cœur et le cerveau d’un croyant : faire la synthèse du matériel et du spirituel, de la science et de la religion. Je ne crois pas du tout qu’il y ait d’une part un monde spirituel : il n’y a qu’un monde, aux aspects extrêmement nombreux et variés, et c’est beaucoup trop simplifier que de le diviser en deux. […]
Finalement, le Hasard et la Nécessité montre clairement le besoin du recours à une transcendance, dont l’auteur démontre malgré lui l’existence… je suis tenté de dire, par l’absurde, mais ce ne serait pas gentil pour Jacques Monod, que j’admire et que je respecte.
J. Nicot, ingénieur, 06-Antibes.
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Votre lettre effleure une foule de questions.
Il est difficile d’opposer Lecomte du Noüy à Monod, qui coupe l’herbe sous le pied aux causefinaliers (comme disait Voltaire) en admettant la téléonomie. Il ne nie pas que l’œil soit fait pour voir. Il dit seulement que cette constatation est dénuée d’intérêt et même de signification, attendu que tout s’explique quand même par les causes et seulement par elles. Et, jusqu’ici, aucun fait d’observation n’a jamais en effet postulé d’autre recours.
La question que ne résout pas Monod, et à laquelle d’ailleurs il ne semble pas avoir pensé, est la suivante :
– Supposé que le caractère téléonomique de la vie s’explique en effet intégralement par le jeu aveugle du hasard et de la nécessité, y a-t-il lieu ou non de s’émerveiller que les propriétés fondamentales de l’univers soient telles que leur simple jeu suffise à l’orienter éternellement vers la montée de la conscience et de l’esprit ?
Cette question se trouve posée de cent façons dans le cadre de la science. Sa formulation la plus saisissante est sans doute le théorème de Brillouin : l’information est en raison inverse de l’entropie. En d’autres termes, l’univers est tel que sa dégradation par le jeu statistique des lois causales crée de l’information, c’est-à-dire, à la limite, de la pensée. Son éternel effondrement se traduit d’un côté par un désordre matériel croissant (accroissement de l’entropie) et de l’autre et simultanément par l’évolution de la vie vers ses formes les plus complexes, les mammifères, l’homme, Jacques Monod…
Pourquoi ? Le constant accroissement paléontologique de l’information (qui est un fait constatable, et même mesurable) est-il, oui ou non, un phénomène digne d’intérêt ? Le fait que l’univers se dirige dans une certaine direction, toujours la même, celle d’une montée de la pensée, doit-il ou non retenir notre attention ? Monod devrait nous expliquer pourquoi le devoir du savant serait de s’attacher à la méditation de tous les phénomènes observables et mesurables, à l’exception d’un seul, et parce qu’il est l’annonce d’une finalité globale de l’univers.
Est-ce à dire que le fait scientifique cesserait, selon Monod, d’être intéressant dès l’instant et parce qu’il nous apprendrait quelque chose sur notre destinée ?
Sur la conclusion de votre lettre, permettez-moi d’exprimer une opinion personnelle. Je ne crois pas qu’il importe au croyant d’opérer la synthèse du matériel et du spirituel. Le matériel ne relève pas moins de la religion que le spirituel, et le spirituel n’est pas plus « religieux » que le matériel. Je pense même qu’un monde uniquement matériel (si cela avait un sens) ne serait pas moins « religieux » qu’un monde supposé entièrement spirituel. Et, du reste, savons-nous au juste ce que nous disons quand nous prononçons ces mots ?
Aimé MICHEL
BIBLIOGRAPHIE. – La méditation d’un Lecomte du Noüy est certes toujours enrichissante. Mais ses calculs ne rendent plus compte des réalités depuis les récents progrès de la génétique. Voir par ex. F.-B. Salisbury : Natural Selection and the Complexity of the Gene (Nature, vol. 224, n° 5217, 25 octobre 1969, p. 342). Salisbury, qui dirige le département de botanique de l’Université d’Utah, montre dans cette étude l’impossibilité d’expliquer actuellement par le jeu du hasard l’apparition, ne serait-ce que d’un enzyme. 4
Voir aussi l’article de D.-M. Chipman et N. Sharon dans Sciences, volume 165, 454, 1969, sur la complexité invraisemblable des actions enzymatiques.
Les notes sont de Jean-Pierre Rospars
- Texte n° 47 initialement paru dans F.C. – N° 1288 – 20 août 1971. Extrait du chapitre 4 « Evolution biologique » de La clarté au cœur du labyrinthe, pp. 123-125.
- L’article d’Aimé Michel est le n° 33 Un biologiste imprudent en physique publié ici la semaine dernière. Cet article était accompagné d’une critique du livre de Jacques Monod par le philosophe Claude Tresmontant extraite de la réédition en mai 1971 de son livre de 1966 Comment se pose aujourd’hui le problème de l’existence de Dieu. (Le Seuil, collection « Livre de vie »). Voici le début de son texte : « M. Monod a postulé au départ, comme fondement de la science, la négation de toute intention, de tout dessein, de toute intelligence créatrice et organisatrice, – c’est-à-dire en somme l’athéisme. Non seulement il l’a posé comme postulat méthodologique, pour l’exercice de la science, mais, par un glissement subtil, il l’a posé comme postulat ontologique : en réalité, les choses sont ainsi. Il n’y a pas d’intelligence organisatrice dans la nature. S’il n’y a pas d’intelligence organisatrice dans la nature, alors les choses ne peuvent se faire qu’au hasard, puisque le hasard n’est rien d’autre que la négation d’une intelligence ou d’un dessein. (…) Comment passe-t-on du postulat méthodologique au dogme ontologique ? On ne nous le dit pas. »
- Vercors et P. Misraki, Les chemins de l’être (une discussion), Albin Michel, 1965. Quarante-quatre lettres échangées de 1961 à 1963 entre l’écrivain Vercors (1902-1991), incroyant et rationaliste, et le musicien philosophe Paul Misraki (1908-1998), juif déjudaïsé converti au catholicisme, sur l’évolution, le cerveau, l’Intelligence organisatrice, l’existence etc. Dans la chronique Misraki-Samivel : La musique des âmes et celles des cîmes (F.C.-E., n° 1911, 29 juillet 1983, non reproduite dans le recueil La clarté), Michel signale à ses lecteurs le livre Ouvre-moi ta porte (Laffont, 1983) où Misraki raconte sa conversion. Paul Misraki et Aimé Michel étaient amis et ont échangé une vaste correspondance. Aimé Michel, à ma connaissance, n’a pas signalé Les chemins de l’être à ses lecteurs.
- Comme nous avons déjà eu l’occasion de le signaler (voir note c de La physique en panne, publiée ici le 12 octobre 2009) il ne faut pas se méprendre sur l’interprétation de l’argument de Frank Salisbury. Pour le scientifique cet argument implique seulement que des facteurs autres que le seul hasard sont intervenus dans l’apparition des enzymes. Mais ces facteurs sont à rechercher dans le monde naturel car la science, par définition, ne s’intéresse qu’aux causes naturelles.