Nous avons reçu la lettre suivante :
Dans France catholique du 10 mars 1972, M. Aimé Michel, sous le titre « Questions aux philosophes » (a), avance un ensemble d’idées qui semble bien incompatibles avec la doctrine catholique.
Je me garde de répondre dans cette lettre à ses « Questions ». En effet, j’ai écrit tout récemment à ce monsieur précisément sur le sujet qu’il évite de traiter, à savoir sur la question de savoir s’il reconnaît qu’au milieu de tant de philosophies contradictoires, un esprit expérimental comme le sien peut cependant dégager des docteurs de l’Église un ensemble doctrinal cohérent, une « philosophie » prise au sens général, celle que les documents officiels de l’Église appelle « philosophia perennis ».
Il est évident, par exemple, que cette philosophie catholique ne peut accepter la manière dont M. Aimé Michel a réduit toute la méthode de la psychologie à la seule expérimentation. De même cette philosophie catholique, cette pensée commune, veux-je dire, à saint Augustin, à saint Thomas d’Aquin, à saint Alphonse de Liguori, etc., ne saurait admettre les extrapolations non expérimentées de certaines hypothèses ahurissantes par lesquelles « dans un temps pluridimensionnel, on peut aller d’hier à demain sans passer par aujourd’hui ». M. Michel confond-il la science-fiction avec les expériences scientifiques ?
Cette même philosophie qui se laisse humblement éclairer par la théologie révélée ne peut accepter les explications que M. Aimé Michel commence d’esquisser au sujet des miracles.
Mais plus modestement elle lui éviterait peut-être des erreurs scientifiques comme celle-ci : « La paléontologie montre que l’apparition de notre pensée actuelle fut un phénomène continu » ou des affirmations outrancières comme celle-ci : « Aucun des savants du monde entier qui étudient ces difficultés et qui déjà commencent à les formuler en termes scientifiques n’a jamais eu l’occasion de citer un philosophe. »
Quant aux questions que M. Aimé. Michel soulève sur « la nature de la démarche scientifique » sur « l’idée même de mesure », sur la possibilité pour l’esprit humain d’atteindre « la réalité », il lui suffirait de consulter les programmes de l’Institut de philosophie comparée (cet IPC que France catholique a déjà fait connaître à ses lecteurs), pour y voir ces problèmes exposés et traités, et traités précisément selon cette philosophie commune dont je crois ici devoir prendre la défense.
D. L.
LA RÉPONSE D’AIMÉ MICHEL
Je remercie mon distingué censeur de sa vigilance paternelle à signaler au public mes égarements doctrinaux (si égarements il y a) et de l’occasion qu’il me donne de préciser certains points de mes chroniques.
1. Savoir si « un esprit expérimental comme le mien » peut, parmi tant de philosophies contradictoires, dégager des docteurs de l’Église un ensemble doctrinal cohérent, une philosophie… celle que les documents officiels de l’Église appelle « philosophia perennis » ?
N’étant ni philosophe ni théologien, je m’avoue bien incapable de faire une chose si difficile et si hardie.
Mais peut-être notre correspondant veut-il savoir si je considère la « philosophia perennis » comme démontrée expérimentalement par la science ? À cela la réponse est non. Quand la science démontre expérimentalement quelque chose, c’est toujours une mesure et ce ne peut jamais être, par nature, qu’une mesure. Je doute que les vérités enseignées par la « philosophia perennis » soient des mesures et méthodes de mesure. En serait-il ainsi qu’il s’agirait dès lors de science et non plus de philosophie.
2. « La philosophie catholique ne peut accepter la manière dont M. Aimé Michel a réduit toute la méthode de la psychologie à la seule expérimentation ».
À Dieu ne plaise que j’aille contester l’existence d’approches non scientifiques à la psychologie ! Je suis bien convaincu, au contraire, que de telles approches existent, et qu’elles peuvent avoir (chez les mystiques) un prix infini. Je n’ai prétendu montrer qu’une chose : qu’il n’y a de psychologie scientifique qu’expérimentale (voir ci-dessus, paragraphe 1).
3. « La philosophie catholique… ne saurait admettre les extrapolations non expérimentales de certaines hypothèses ahurissantes… »
Voilà en effet un thème de réflexion intéressant : le physicien qui s’interroge sur la flèche du temps dans la théorie des positons ou dans la théorie relativiste des paires de particules (voir plus loin la bibliographie du paragraphe 4), ce physicien est-il en état de rébellion quand il ne consulte pas saint Alphonse de Liguori ? Quoique n’étant ni philosophe ni théologien, je me demande si c’est bien cela, la philosophia perennis.
4. … « De certaines hypothèses ahurissantes par lesquelles, dans un temps pluridimensionnel, etc., M. Aimé Michel confond-il la science–fiction avec les expériences scientifiques ? » Là, mon honorable censeur me permettra de me frotter un peu les mains. Ce n’est pas, je l’avoue, sans quelque malice que j’avais choisi de citer l’exemple provoquant des paradoxes temporels, prévoyant (ce qui n’a pas manqué) que quelqu’un me demanderait où je vais chercher ces billevesées de science-fiction.
Voici donc où je vais les chercher (je ne cite que quelques références) :
a) Sur le temps rétrograde (particules qui remonteraient le cours du temps) : Richard Feynman (Prix Nobel de physique 1965), The Theory of Positons (Physica Review, volume 76, pages 749–759, 1949, et Quantum Electrodynamics (édité par Julius Schwinger ; Constable, Londres, 1958). – E.C.C. Stückelberg : Remarques à propos de la création de paires de particules en théorie de relativité (Helv. Physica Acta, vol. 14, pages 588-594. 1941). – H. J. Groenewald : Quantal observation in statistical interpretations (in Quantum theory and Beyond, Cambridge University Press, Cambridge, 1971, pages 43 à 54 ; Groenewald est un physicien de l’Institut de physique théorique de Groningen, en Hollande).
b) Sur l’espace-temps à cinq dimensions :
– Sir Edmund Whittaker : History of the Theories of Aether and Electricity, Londres, 1953, page 191.
– V. A. Baily, articles dans Nature, vol. 184, page 537, 1959, et vol. 186, page 508, 1960.
– H. W. Haskey : Proceedings of the Edimburg Mathematical Society (2), vol. 7, p. 174, 1946.
Bien entendu, ce que disent ces savants n’engage qu’eux-mêmes (b). Il ne s’agit ici que de savoir si les questions que je posais dans mon article sont ou non débattues par les savants et, dans l’affirmative, de quels philosophes cela a retenu l’attention. J’attends les références.
5. (La philosophie catholique) « ne peut accepter les explications que M. Aimé Michel commence d’esquisser au sujet des miracles » (c’est moi qui souligne).
Mon distingué censeur sait déjà que les explications de miracles que je « commence d’esquisser » seront contraires à la philosophie catholique : voilà du moins un miracle d’anticipation prophétique qui me laisse muet.
Nos lecteurs seront en droit de nous demander raison de la place consacrée à cette petite querelle. La raison en est que la paternelle censure dont il est question ici nous est parvenue sous la forme d’un tract polycopié intitulé « Lettre à M. le directeur de la France Catholique ».
Un tract laissant entendre que France catholique publie des textes destructeurs de la doctrine catholique, voire outrageants pour les professeurs de l’Institut catholique ? Il nous a semblé que nous devions cette mise au point à nos lecteurs au moment où ceux-ci, à l’appel de notre directeur (c ), mettent tant de dévouement à diffuser et faire connaître notre journal. Quant à moi, n’en déplaise à mon honorable censeur, je persisterai à demander aux saints des leçons de sainteté, aux physiciens des leçons de physique, aux vrais philosophes des leçons de philosophie et aux théoriciens de l’En Soi, du Pour Soi et de la Différance (avec un a), des occasions de rire.
Aimé MICHEL
(*) Texte n° 85 initialement paru dans F.C. – N° 1321 – 7 avril 1972. Extrait du chapitre 24 « Ce que la science ne mesure pas » de La Clarté au cœur du labyrinthe, pp. 606 à 608.
Notes de Jean-Pierre Rospars
(a) Il s’agit de la chronique n° 80 Questions aux philosophes publiée ici la semaine dernière.
(b) Le temps rétrograde apparaît dans les fameux « diagrammes de Feynman », en théorie quantique des champs. Dans ces diagrammes, les positons (on dit maintenant « positrons »), antiparticules de l’électron portant une charge électrique positive, apparaissent comme des électrons qui remontent le cours du temps. Quant à l’espace à quatre dimensions il fut proposé, en 1919, par le mathématicien polonais Theodor Kaluza. Sa théorie, approuvée par Einstein, permet d’unifier la relativité générale et l’électromagnétisme, mais elle dut être abandonnée par la suite car elle entrait en conflit avec les données expérimentales. Cependant l’idée a été reprise dans la théorie des cordes qui ne compte pas moins de onze dimensions, dix spatiales (dont sept sont minuscules et repliées sur elles-mêmes) et une temporelle. Je ne connais pas de théories similaires fondées sur un temps à plusieurs dimensions. Il semble bien que, pour résoudre les difficiles problèmes qui se posent à eux, les théoriciens aient été jusqu’ici plus enclins à proposer des interprétations audacieuses de l’espace que du temps…
(c ) Le directeur de F.C. de 1970 à 1974 fut Louis-Henri Parias. Aimé Michel a collaboré à d’autres journaux (La vie des animaux, Atlas) dont L.-H. Parias fut directeur. Ce n’est sans doute pas une coïncidence qu’Aimé Michel commença à écrire dans F.C. l’année même où Parias en prit la direction.
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Pour découvrir la pensée d’Aimé Michel, il faut lire :
Aimé Michel, « La clarté au cœur du labyrinthe ». 500 Chroniques sur la science et la religion publiées dans France Catholique 1970-1992. Textes choisis, présentés et annotés par Jean-Pierre Rospars. Préface de Olivier Costa de Beauregard. Postface de Robert Masson. Éditions Aldane, 783 p., 35 € (franco de port).
À payer par chèque à l’ordre des Éditions Aldane,
case postale 100, CH-1216 Cointrin, Suisse.
Fax +41 22 345 41 24, info@aldane.com.
Aimé Michel : « L’apocalypse molle », Correspondance adressée à Bertrand Méheust de 1978 à 1990, précédée du « Veilleur d’Ar Men » par Bertrand Méheust. Préface de Jacques Vallée. Postfaces de Geneviève Beduneau et Marie-Thérèse de Brosses. Edition Aldane, 376 p., 27 € (franco de port).
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