Nous parlions, la semaine dernière, de l’ambiguïté radicale de cette conversion au monde qui est devenue le leitmotiv de toutes sortes de formes de l’apostolat contemporain, et surtout des théologies qui veulent en faire la doctrine. L’équivoque s’attache plus particulièrement à ce qu’on nomme la « consécration au monde », et plus spécifiquement encore, la « théologie des réalités terrestres ».
On nous dit : « Les chrétiens n’ont que trop parlé du ciel et de l’éternité. S’ils veulent se faire entendre des hommes d’aujourd’hui, il faut qu’ils s’immergent hardiment dans le temporel. Il faut qu’ils ne s’intéressent plus tellement au ciel, mais qu’ils s’occupent plutôt de la terre. Il faut surtout qu’ils cessent de parler au monde du péché, pour consacrer bien plutôt la beauté la bonté du monde actuel, sans qu’on puisse déceler aucune hésitation dans la façon dont ils en parleront. »
La première chose qu’il faille répondre c’est que, si ces expressions sont typiques de notre époque, ce serait une singulière erreur que de s’imaginer que les chrétiens des autres temps n’auraient rien connu de cela. Fût-ce avec d’autres mots, ils en ont fait bien avant nous des théories. Et surtout, il semble qu’ils n’aient pas erré tellement par défaut que par excès dans la pratique qu’on nous recommande.
Si l’on en veut les preuves, il n’y a qu’à se baisser pour les ramasser.
Ouvrons simplement le registre des délibérations du chapitre de Notre-Dame de Paris. Le volume qu’elles occupent au XIX° siècle est assez mince, et l’on pourrait être tenté d’en conclure qu’après sa reconstitution, sous Napoléon Ier, ce corps sublime n’a pas été appelé à donner son avis sur beaucoup de problèmes cruciaux. Ce serait une grave erreur. La plupart de ces pages sont consacrées à l’attitude prise par les chanoines à l’égard des régimes qui se sont succédé en France au cours de ce siècle, et elles reflètent les réactions de ces savantes et discrètes personnes à l’égard des idéologies que ces régimes ont incarnées.
Nous partons sur un serment de fidélité à l’empereur, au moment du sacre, qui respire le néo-constantinisme dont le Génie du christianisme venait de fournir la formule populaire. Les Bourbons reviennent et le chapitre, sans perdre un instant, salue avec la même ferveur les lys refleuris. (Quand Napoléon remonta inopinément sur son trône, il s’aperçut même, à sa grande colère, que les nouveaux gardiens des nouveaux regalia, dès qu’il avait tourné les talons une première fois, avaient envoyé à la fonte les abeilles d’or du manteau impérial.) Mais, qu’on se rassure, dès le retour de l’île d’Elbe, l’aigle n’eut qu’à voler de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre-Dame pour que l’idéologie césarienne, fourbie à neuf, y reçût sa reconsécration immédiate.
Les lys, retour de Gand cent jours après, n’y susciteraient pas pour cela un enthousiasme qui trahit la moindre fatigue. Et le roi-citoyen, à défaut de sacre, obtiendrait, sans la moindre peine, une déclaration de fidélité non moins entière. On peut croire, après cela, que l’insigne et vénérable chapitre n’aurait pas plutôt enterré Mgr Affre qu’il sentirait vibrer en lui une fibre authentiquement républicaine et toute quarante-huitarde. Et il va de soi qu’un nouveau 2 décembre, date pré-inscrite évidemment dans les fastes de notre basilique métropolitaine, trouverait tous les chanoines rangés aussitôt dans les rangs de ces bons qui se réjouissaient, à en croire la première proclamation du Second Empire, tandis que les méchants tremblaient.
On notera que l’atmosphère, favorable à la longévité, des enclos de cathédrale a permis que ce fussent à peu près les mêmes noms qui se retrouvent, avec une inlassable régularité, au bas de tant de délibérations et de serments, tous prêtés sur les saints évangiles. Il est dommage que la Troisième République, à l’époque de sa naissance incertaine, ne paraisse pas avoir songé à demander à ceux qui avaient survécu au sac de l’archevêché, à l’incendie de sa bibliothèque, à l’assassinat de son prélat, ce qu’ils pensaient de Marianne. Le dernier carré se fût assis dans son cercueil afin de lui donner une adhésion aussi convaincue, avant de rabattre le couvercle sur sa tête. Si une piqûre d’alcool camphré avait pu prolonger quelques survivants du sacre jusqu’à Pétain, on peut penser qu’ils eussent entonné « Maréchal ! nous voilà ! » d’une voix chevrotante mais ferme encore… Et si, demain, quelque nouveau Front populaire succédait à l’homme providentiel qui mène aujourd’hui notre patrie vers son destin, on n’a pas lieu de craindre qu’on manquerait de voix canoniales, ou même de voix d’une autorité plus directement apostolique, pour nous assurer sans retard que « Garaudy, c’est la France, et la France, c’est Garaudy ! »
Nous plaisantons ? Allons donc ! C’est un fait patent dans ce registre, mais que l’est bien ailleurs dans la sainte Eglise, qu’on y a plus péché sans doute par la consécration précipitée, et répétée sans fin, de toutes les valeurs temporelles, et même de celles destinées à devenir bientôt ce qu’on appelle à la Bourse des « pieds humides », que par quelque volonté hautaine de les dédaigner.
Mais, me dira-ton, il ne s’agit plus de cela : il s’agit, aujourd’hui d’aller dans le sens de l’histoire. Mais de quoi donc s’agissait-il pour les bons chanoines, quoique l’expression ne fit pas encore partie de leur jargon ? S’il est une différence entre leur sens de l’histoire à eux, et celui de nos catholiques « présents au monde », sensibles aux « signes du temps », c’est que les dignes ecclésiastiques dont je viens de parler ne perdaient jamais un instant pour encenser les nouvelles idoles du forum. Nos catholiques progressistes semblent accuser plutôt cette autre tendance invétérée des catholiques, spécialement français, qui les fait toujours s’installer à demeure dans une idéologie au moment où elle commence à donner des signes irrécusables de caducité. Nos conversions au monde, prenant la forme de tardives concessions, n’en sont que vouées inexorablement encore à la concession à perpétuité… dans tous les sens de l’expression ! C’est ce que nous verrons la semaine prochaine.
Louis BOUYER