Nous avons eu l’occasion de citer les propos du cardinal Lorenzo Baldisseri, secrétaire général du Synode, qui lors d’une intervention à Lisbonne, il y a quelques mois, montrait comment, dans une catholicité mondiale, les problématiques pouvaient être contrastées à propos de la pastorale du mariage : « On compte notamment les mariages mixtes et interreligieux, les familles monoparentales, la polygamie, la polyandrie, les mariages arrangés avec la question de la dot — souvent assimilée à « l’achat de l’épouse » —, le système des castes, la culture du non-engagement et l’instabilité prétendue de la relation, les formes erronées du « machisme » et du féminisme, les phénomènes migratoires et la reformulation du concept même de famille, le pluralisme culturel dans la conception du mariage, les unions entre personnes du même sexe auxquelles est souvent consentie l’adoption d’enfants, l’influence des médias sur la culture populaire concernant la façon de concevoir le mariage et la vie de famille, les courants de pensée qui inspirent les courants législatifs qui discréditent la stabilité et la fidélité du pacte matrimonial, la diffusion du phénomène des mères porteuses, les nouvelles interprétations des droits de l’homme, mais surtout, dans le domaine ecclésial, l’affaiblissement de la foi dans la sacramentalité du mariage et de la pénitence. »
Sur le moment, nous notions qu’il ne s’agissait nullement d’un « inventaire à la Prévert », même si on pouvait être impressionné par le caractère hétéroclite des difficultés recensées. Mais la dernière mention sur l’affaiblissement de la foi dans la sacramentalité du mariage ne fournissait-elle pas le point de vue capable d’unifier l’ensemble du dossier ? L’Église, en proposant le sacrement de mariage, offre une doctrine et une praxis propres à donner aux hommes et aux femmes une conscience approfondie du sens de leur engagement, en référence avec le dessein divin sur l’humanité.
Justement, c’est ce point de vue qui se perd dans des discussions qui concernent avant tout la situation actuelle de ce qu’un Norbert Élias aurait appelé « la civilisation des mœurs ». Faut-il s’incliner devant elle, comme devant un immense fait accompli ? C’est l’idée de certains qui affirment qu’un catholicisme qui refuse « la modernité » s’expose à une disparition rapide. Mais comment alors imaginer la conversion inverse qui s’imposerait, faisant de l’ouverture au monde le sésame exclusif de la religion de demain ?
À lire certains textes, on aurait le sentiment que toute la théologie chrétienne est à mettre au rebut. Mais je crains que cette postérité improbable de Joachim de Flore ne puisse rentrer dans la nomenclature du cardinal de Lubac, faute d’une quelconque consistance.
C’est là une tendance extrême, qui n’épuise pas le débat. Car il y a bien débat, et c’est le Pape lui-même qui l’a provoqué par sa déclaration dans l’avion qui le ramenait de Rio en juillet 2013, à propos de la discipline eucharistique pour les divorcés remariés : « On doit regarder cela dans la totalité de la pastorale du mariage. Entre parenthèses, les orthodoxes ont une pratique différente. Ils suivent ce qu’ils appellent la théologie de l’économie et offrent une deuxième possibilité. Je crois que le problème — et je referme la parenthèse — doit être étudié dans le cadre de la pastorale du mariage. L’un des thèmes sur lesquels je consulterai le conseil des huit cardinaux du 1er au 3 octobre, sera de voir comment avancer en termes de pastorale matrimoniale. » C’est dans la suite de cette résolution que deux synodes doivent se tenir à Rome, à un an d’écart. C’est dire que le Pape veut prendre le temps d’une concertation approfondie.
L’ouverture du premier synode a elle-même été précédée d’un consistoire cardinalice en février, où pour répondre à la volonté de François, le cardinal Kasper, qui fut longtemps en charge de l’œcuménisme, développa pendant deux heures ce qu’il appelait « l’Évangile de la famille » où il préconisait in fine de s’inspirer de la pratique orthodoxe : « Avec leur principe de l’oikonomia, les Églises orientales ont développé une voie qui dépasse le rigorisme et le laxisme, de laquelle nous pouvons, de manière œcuménique tirer quelques enseignements (…), Dans l’oikonomia, il ne s’agit pas d’abord d’un principe de droit canonique, mais d’une attitude spirituelle et pastorale fondamentale qui applique l’Évangile à la manière d’un bon père de famille, compris comme oikonomos, conformément au modèle de l’économie divine du Salut. Dans son économie du Salut, Dieu a fait de nombreux pas avec son peuple, et un long chemin avec l’Église accompagnée de l’Esprit Saint. L’Église doit accompagner les hommes de façon analogue lorsque, pas à pas, ils avancent vers le but de leur vie. » La conséquence de cette vision pastorale serait la possibilité de se rapprocher de l’attitude orthodoxe qui admet une nouvelle union (une seconde et une troisième) dans un cadre liturgique particulier, de type pénitentiel. Le cardinal Kasper ne préconise pas une reprise pure et simple de ce modèle mais la possibilité pour certains divorcés remariés d’accéder à nouveau aux sacrements de pénitence et d’eucharistie.
Il importe d’être tout à fait précis dans un tel domaine. Le cardinal donne des conditions rigoureuses à cette clémence miséricordieuse. Il faut que le divorcé remarié se repente de ce qu’il a échoué dans le premier mariage, « lorsque les obligations issues du premier mariage sont clarifiées et qu’un retour en arrière est définitivement exclu, s’il ne peut pas défaire les obligations contractées dans le deuxième mariage civil sans une faute nouvelle, mais qu’il s’efforce de son mieux de vivre ce second mariage civil dans la foi et d’éduquer ses enfants dans la foi, s’il a le désir des sacrements comme source de force pour mieux vivre sa situation ».
De plus, il ne s’agit nullement à travers une telle reconnaissance de résoudre dans son ensemble l’immense difficulté posée par la dissolution actuelle de l’institution maritale. C’est un réexamen fondamental de la théologie du mariage et de la pastorale qui l’accompagne qui est préconisé avec de judicieuses remarques sur le secours ecclésial qui s’impose et l’aide particulière à apporter à ceux qui s’engagent dans une voie de solitude.
Il n’empêche qu’on a surtout retenu de cette intervention ce qui concernait la sollicitude pour « celui qui souffre », et le rappel du dossier de l’Église des premiers siècles à propos de l’attitude de l’Église orthodoxe. La première raison, c’est évidemment l’intérêt réel d’une partie de l’opinion publique. La seconde raison tient à la controverse suscitée au sein même de la hiérarchie. La réplique de certains d’entre eux au cardinal Kasper fut, en effet, immédiate au consistoire. C’est ainsi que le cardinal Re s’insurgea : « Je prends la parole un instant parce qu’ici se trouvent les nouveaux futurs cardinaux, et peut-être certains d’entre eux n’ont pas le courage de la dire, alors je le dis, moi : je suis totalement contre ce rapport. » De même, le cardinal Ruini, ancien vicaire de Rome, réclama un retour ferme à la doctrine, qui non seulement est discutée mais aussi combattue. Il n’est plus envisageable, comme le voulait Jean XXIII, de se tenir à une attitude purement pastorale alors qu’il y a désaccord sur l’essentiel.
Depuis lors, la discussion s’est développée, avec la publication de plusieurs ouvrages et une série d’interventions, comme celle de Mgr Jean-Paul Vesco, évêque d’Oran, répercutée par l’hebdomadaire La Vie : « J’ai la conviction qu’il est théologiquement possible d’affirmer en même temps l’indissolubilité de tout amour conjugal réel, l’unicité du mariage sacramentel et la possibilité d’un pardon en cas d’échec de ce qui constitue l’une des plus belles mais aussi des plus périlleuses aventures humaines, le mariage pour toute la vie. » La solution envisagée par Mgr Vesco est d’ordre juridique. Elle consiste à opérer une distinction entre « infraction instantanée et infraction continue ». La première résulte d’un acte unique de la volonté et ses effets sont définitifs, tel un meurtre. La seconde suppose une répétition, dont les effets sont réparables, telle l’action du voleur. Le divorce serait assimilable à l’infraction instantanée, dans la mesure où justement ses effets sont définitifs, puisqu’une nouvelle union s’est instaurée qui a engendré des obligations impératives, ne serait-ce que l’éducation des enfants nés à partir du second mariage civil. Un lecteur de La Vie a fait remarquer qu’une telle distinction ignorait les conséquences de la rupture pour les enfants nés de l’union consacrée. En effet, pour cela, il y a la répétition infiniment vécue de la blessure de la fracture… Quelle expérience pastorale pourra nier une telle réalité cruelle ? De plus, si le mariage sacramentel a des effets juridiques, codifiés dans le droit de l’Église, ceux-ci sont liés à la nature du mariage consacré qui est antérieur aux distinguos casuistiques. Ce qui est d’ailleurs admis à peu près par tous les protagonistes de la controverse. À moins qu’ils ne se fondent sur des considérations psychologiques qui dissolvent les données théologiques, scripturaires et traditionnelles du problème. Si, par exemple, le caractère indissoluble du mariage se trouve délié par ce que Marcel Proust appelait « les intermittences du cœur » il n’y a plus qu’à se rendre aux critères de l’actuelle civilisation des mœurs.
On entend ici où là que ce genre de controverses, au niveau où il est actuellement porté, c’est-à-dire de la haute hiérarchie de l’Église — on parle même de la querelle des cardinaux comme on parlait à Alger en 1942 de la querelle des généraux — est absolument inédit. Ce n’est pas exact. Il suffit de consulter les archives de Vatican II pour constater que la question de l’adaptation de l’oikonomia orthodoxe fut exposée dans l’aula de Saint-Pierre par Mgr Zoghby, vicaire patriarcal du patriarche Maximos pour l’Égypte et le Soudan. Selon les témoins de l’événement, cette intervention « produisit l’effet d’un coup de tonnerre dans l’aula » : « Le lien matrimonial a certes été rendu indissoluble par la loi positive du Christ, mais comme l’indique l’Évangile de Matthieu “sauf en cas d’adultère”. C’est à l’Église de juger le sens de cette incise : si l’Église de Rome l’a toujours interprétée dans un sens restrictif, il n’en fut pas de même en Orient, où l’Église l’interprétait, dès les premiers siècles, en faveur du remariage du conjoint innocent. »
Le père Antoine Wenger, rédacteur en chef de La Croix, qui suivait alors minutieusement les travaux du concile, s’était trouvé directement touché par cette intervention en tant que théologien spécialiste de l’Orient chrétien et féru des origines patristiques. Il dut réagir sur le champ, pour son journal, à l’intervention de Mgr Zoghby. Il le fit, non sans avoir consulté quelques ouvrages importants de la bibliothèque du couvent assomptionniste où il résidait. Il souligna que la pratique des Églises orientales était pour partie dépendante du droit civil et qu’il en avait résulté une interprétation large de l’Évangile, qui n’avait pas été avalisée par tous les auteurs orientaux. Par ailleurs, à la suite d’une rencontre avec le cardinal Journet, le soir même de ce coup de théâtre, le prélat dûment informé du dossier, se trouva investi, et de la volonté même du pape Paul VI, de la réponse à apporter aux Pères conciliaires : « Vénérables Pères, la doctrine de l’Église catholique sur l’indissolubilité du mariage sacramentel est la doctrine même que le Seigneur Jésus nous a révélée et que l’Église a toujours conservée et annoncée… »
Mgr Zoghby devait encore argumenter sur sa position, en refusant le motif d’une pression du pouvoir politique sur la pratique de l’Église. Il devait résulter de son face-à-face avec le cardinal Journet une intense controverse, nourrie par la publication d’articles des meilleurs spécialistes de la question. Dans le quatrième tome de ses Chroniques de Vatican II, le père Wenger a fait une rapide synthèse de leurs travaux. Elle montre la complexité d’une telle recherche qui, par ailleurs, ne semble nullement confirmer l’existence d’une tradition primitive contraire à la doctrine de l’Église romaine. Qu’il s’agisse du père Venance Grumet, directeur de recherche au CNRS, du père Henri Crouzel de Toulouse, un des meilleurs connaisseurs d’Origène, du professeur Dauviller, analyste pointu de la patrologie orientale, il y a convergence de vues pour contrer Mgr Zoghby, par ailleurs désavoué par son patriarche Maximos.
Il ressortait aussi de tout cela que l’Occident avait connu le même style d’hésitation que l’Orient quant à l’interprétation de Matthieu 5,33 sur l’exception de l’adultère. La conclusion tirée par le père Wenger était alors conforme à la fin de non-recevoir que le concile avait finalement apportée à la requête d’un assouplissement disciplinaire : « La rigueur de l’Église catholique que Newman dans l’Apologia pro vita sua, considère comme l’une des constantes de son histoire dans la lutte pour l’intégrité de la foi se révèle également dans le conflit présent. Cette rigueur est en réalité au service de l’homme, car en défendant l’indissolubilité du mariage, l’Église, quelles que soient les souffrances et les misères qui peuvent résulter dans des cas particuliers de cette loi, défend l’amour conjugal vrai et indissoluble, qui est le bien le plus précieux de l’homme et de la femme engagés dans le mariage. »
Faut-il dire qu’un demi-siècle après Vatican II, le débat est réouvert de la volonté explicite du pape François ? Il n’est pas douteux qu’il y ait de sa part un vif désir de dénouer nombre de difficultés pastorales concernant les unions détruites. Il n’est pas douteux non plus qu’en demandant au cardinal Kasper d’examiner à nouveau la solution orthodoxe il ait voulu reprendre un dossier sensible depuis les origines de l’Église et qui a donné lieu à de délicates mises au point au cours des siècles. Mais il faudra que les deux synodes sur le mariage aient rendu leurs propres conclusions pour que lui-même formule sa position définitive sur le sujet. Cette dernière ne dépendra donc pas du seul apport de Kasper mais tiendra compte de l’avis général de la hiérarchie.
Dès lors, comment ne pas prendre en considération la réflexion du cardinal Gerhard Ludwig Müller, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi qui, avec l’approbation du Pape, a publié un texte difficilement réfutable sur « l’indissolubilité du mariage, les divorcés remariés et les sacrements » sous le titre Le pouvoir de la grâce. Se fondant sur la sainte Écriture et le témoignage de la Tradition de l’Église, il émet des jugements qui sont en cohérence avec la doctrine et la pratique catholiques. En ce qui concerne l’exception reconnue par l’orthodoxie, sa position est sans équivoque : « Aujourd’hui, dans les Églises orthodoxes, il existe une multitude de motifs de divorce, qui sont généralement justifiés par le renvoi à l’oikonomia, la clémence pastorale pour des cas particuliers difficiles et ouvrent la voie à un deuxième ou à un troisième mariage à caractère pénitentiel. Cette pratique n’est pas conciliable avec la volonté de Dieu, telle qu’elle est clairement exprimée dans les paroles de Jésus sur l’indissolubilité du mariage et cela représente un problème œcuménique qu’il ne faut pas sous-estimer. »
D’autres cardinaux se sont joints au collaborateur direct du Saint-Père, pour affirmer la même position (Walter Brandmüler, Raymond-Leo Burke, Carlo Caffara, Velasio de Paolis). Faut-il donc s’attendre à un de ces grands conflits qui ont pu enflammer à certaines périodes la direction de l’Église et le peuple des fidèles ? Ce n’est pas la règle de la majorité démocratique qui prévaut dans l’Église, mais la règle de foi qui exige que tous se reconnaissent dans une même attestation doctrinale et disciplinaire. Il n’y a donc pas d’autre issue que consensuelle, sauf à ouvrir une perspective de schisme.
Il faut d’ailleurs répéter que dans le dissentiment présent, ce n’est pas l’indissolubilité sacramentelle du mariage qui est en cause, mais la possibilité d’une exception, au demeurant limitée pour une attitude de compassion dans certains cas soigneusement répertoriés. Le problème est que cette exception aurait une portée doctrinale difficilement admissible. On doit signaler à ce propos le livre d’un philosophe laïc catholique, Thibaud Collin, dont l’apport est précieux pour comprendre la nature exacte du mariage sacramentel. Reste que la question pastorale de l’accueil des divorcés remariés est considérable et qu’il faudra, de toute façon, faire droit à la requête du pape François lorsqu’il entend que l’Église remplisse pleinement sa tâche d’« hôpital de campagne » secourable à tous les blessés de l’amour et de la vie.
Bibliographie
Cardinal Walter Kasper, L’Évangile de la famille, Éditions du Cerf.
Cardinal Gerhard Ludwig Müller, Le pouvoir de la grâce, Parole et silence.
Demeurer dans la vérité du Christ. Mariage et communion dans l’Église catholique (cardinaux Brand, Müller, Caffara, de Paolis etc), Artège.
Thibaud Collin, Divorcés remariés, Desclée de Brouwer.
Antoine Wenger, Vatican II : Chronique de la quatrième session, Éditions du Centurion, 1966.