Il est devenu à la mode, depuis quelque temps, de relativiser la portée des lois économiques les plus assurées. Parmi celles-ci, le fait, décrit par tous les manuels scolaires, qu’une dévaluation contribue à réduire le déficit de la balance commerciale, les produits importés devenant plus chers, les produits exportés moins chers et donc plus compétitifs. Et bien entendu, une réévaluation a l ‘effet inverse : elle rééquilibre dans l’autre sens la balance d’un pays excédentaire, contribuant à l’équilibre général.
Cette théorie était au fondement de l’étalon or : déficit, sortie d’or, diminution du stock, diminution mécanique de la masse monétaire, baisse des prix, rééquilibrage et l’inverse en cas d’excédent.
La remise en cause de cette loi fondamentale est venue en particulier à l’appui des politiques du franc fort, puis de l’euro fort. Elle justifie la passivité occidentale vis-à-vis de la Chine qui, elle, a parfaitement compris qu’en sous-évaluant massivement le yuan, elle accélérait son industrialisation et précipitait la désindustrialisation de ses concurrents occidentaux.
Une autre raison de cette remise en cause est l’attitude de certains « experts » qui pensent justifier leur statut en disant le contraire de ce que tout le monde dit, ce qui est la démarche du sophiste justement dénoncée par Socrate.
Aucune exception à la règle
Des arguments que l’on avance pour remettre en cause l’efficacité des changements de parité sur la balance des paiements, aucun n’est en effet convaincant.
On dira que le gain de compétitivité qui résulte d’une dévaluation est annulé par la hausse du prix des importations qui pèsent sur les prix de revient. Mais la hausse des prix, dans la théorie classique, a toujours eu pour effet d’obliger au rationnement ; c’est ce qui se passe en l’espèce. Les prix de revient, dès lors que le pays apporte de la valeur ajoutée à ce qu’il exporte, ne dépend que pour une part de la valeur des importations.
On dira aussi que, la division internationale du travail étant ce qu’elle est, chacun reste, quelles que soient les parités, dans son domaine ; une dévaluation ne fera que diminuer les recettes de l’exportation. On dira par exemple qu’une réévaluation de la monnaie allemande ne ferait pas baisser les exportations allemandes.
Première question que soulève cet argument: l’actuelle division internationale du travail, si elle existe, est-elle saine ? Pour l’Occident, renoncer à produire des biens de consommation ne conduit –il pas, à terme, à un redoutable affaiblissement ? Cette division n’est-elle pas elle-même l’effet de politiques de change aberrantes ? On ajoutera que cette façon de voir ignore toutes les leçons de l’analyse marginaliste : à supposer que, dans un pays donné, 80 % des exportations soient peu vulnérables à un changement de parité modéré, 20 % le sont plus ou moins selon un dégradé : en fonction de l’importance du changement, son effet à la marge sera plus ou moins grand, mais il sera effectif : un impact de 5 % suffit généralement à redresser un déséquilibre.
Toujours s’agissant de l’Allemagne, il est possible que les exportations de machines-outils que seul ce pays sait faire ne soient pas affectées par une réévaluation ; il n’en sera pas de même des exportations de viande bovine. La balance agricole qui avait toujours été favorable à la France est devenue favorable à l’Allemagne depuis l’entrée en vigueur de l’euro. Cela cesserait d’être le cas si, l’euro disparaissant, le nouveau mark se trouvait revalorisé par rapport au nouveau franc car la viande bovine française redeviendrait moins chère.
Pour la même raison, ne tient pas le raisonnement qui consiste à dire : les salaires chinois étant cinquante fois inférieurs aux salaires français, à quoi servirait donc une réévaluation du yuan ? Il y a 500 millions de salariés en Chine ; nous ne voulons pas récupérer 500 millions d’emplois ; 1 million nous suffirait : ils sont à prendre sur la frange la plus sensible à un changement de parité, toujours selon le modèle de l’analyse marginaliste.
Liée à la théorie de la division internationale du travail est celle de la réévaluation compétitive. Maintenir envers et contre tout, une monnaie forte, comme l’a fait la France à partir de 1992, contribue, dit-on, à brider l’inflation (tenue, on se demande pourquoi, pour le mal absolu) et oblige notre pays à se spécialiser dans les productions à haute valeur ajoutée, en particulier les services. Cette théorie comporte en filigrane l’idée pernicieuse que la désindustrialisation est un signe de progrès et l’illusion que, pour les hautes technologies, nous serons toujours plus intelligents que les pays émergents. Que cette surévaluation porte avec elle un volant d’un ou deux millions de chômeurs permanents n’est que l’application de la vieille courbe de Philips, dont on prétend de manière tout aussi fallacieuse qu’elle serait dépassée. Que cette théorie inhumaine ait trouvé ses meilleurs soutiens chez des catholiques de gauche est sans doute à mettre au compte des ruses du Malin.
On objecte enfin qu’une dévaluation, en haussant le prix des importations, va réduire le niveau de vie, surtout celui des plus faibles etc. Sans doute, mais ce n’est là que prendre acte du fait qu’un pays vivait au-dessus de ses moyens. C’est surtout donner toutes ses chances à un redémarrage. La différence entre la rigueur résultant mécaniquement ou accompagnant une dévaluation et celle qui est imposée sans dévaluation est que la première, rétablissant la compétitivité, laisse l’espoir d’un redressement rapide alors que la seconde ne laisse aucun espoir sinon l’exigence de toujours plus de rigueur et à terme la spirale de la récession.
On peut en dire autant des pays dont la dette extérieure se réévalue mécaniquement en cas de dévaluation : le meilleur moyen d’empêcher un pays de la rembourser est de le priver, par une monnaie surévaluée, de recettes d’exportation. Et si cette dette est vraiment trop lourde, les mécanismes de rééchelonnement, voire de remise des dettes devront fatalement être mis en œuvre, avec ou sans changement de parité.
La vérité est que, contrairement à ce que prétendent nos nouveaux sophistes, un changement de parité monétaire contribue toujours à rétablir l’équilibre des comptes extérieurs : la réévaluation corrige les excédents, la dévaluation corrige les déficits. Ne font exception que les pays en situation d’inflation galopante, comme on en vit en Amérique latine, quand la hausse des prix intérieurs va plus vite que les changements de parité.
Depuis un siècle, les changements de parité se passent toujours selon le même scénario : on les présente d’abord comme une catastrophe, on s’efforce de les retarder par différentes raisons, on prétend qu’on peut s’en sortir sans cela, et on finit toujours par s’y résoudre. On découvre alors que ce n’était pas la mer à boire et que les effets positifs sont très rapides. Dévaluations retardées : la France des années vingt qui attendit jusqu’à 1926 pour tirer toutes les conséquences du coût de la première guerre, l’Allemagne de 1930 qui, en voulant à tout prix sauver la valeur du mark, enfonça le pays dans la crise, ce qui amena Hitler au pouvoir ; la France de 1934 qui s’enfonça dans l’impasse de la déflation jusqu’au Front populaire. Les pays anglo-saxons, plus pragmatiques et sachant, eux, l’économie, surent réagir au contraire à la grande crise en dévaluant. Réticences plus récentes à la dévaluation : l’Angleterre de l’après-guerre corsetée par les balances sterling et condamnée à la stagnation (le fameux stop and go) pendant que les autres pays connaissaient les Trente glorieuses, le Portugal de Salazar qui, en maintenant longtemps un escudo surévalué, ruina son pays, la France de 1968 qui dut attendre le départ du général de Gaulle lequel ne voulait pas perdre la face en dévaluant, pour se résoudre à tirer les conséquences monétaires des événements de mai. Le franc CFA surévalué (pour le plus grand bénéfice des dirigeants et de leurs épouses faisant leurs emplettes rue du Faubourg Saint-Honoré) plongea dans la langueur les économies de la zone franc jusqu’à ce qu’on se résolve à le dévaluer en 1993. Le FMI imposa longtemps à l’Argentine un taux de change absurde de 1 peso = 1 dollar. La crise qui s’ensuivit fit des dégâts considérables, notamment de nombreux chômeurs qui se suicidèrent ! Cela jusqu’à ce que l’Argentine se décide en 2002 à sortir de ce carcan absurde.
Chaque fois en effet, les dévaluations ont eu l’effet que les vrais experts attendaient ; en France, celles de 1958 et de 1969 furent un stimulant puissant de l’activité : les cinq années Pompidou demeurent comme celles des plus forts taux de croissance que la France ait connus. Plus près de nous, on citera le cas de l’Angleterre de Margaret Thatcher (en régime de changes flottants, il n’y eut pas de décision formelle de dévaluer mais, beaucoup plus que sa politique libérale, le glissement de la livre rendit son tonus à l’économie britannique) ; les dévaluations du franc CFA et du peso argentin, eurent le même effet.
Qui peut aujourd’hui, au vu de ces si nombreux précédents, croire sérieusement que la Grèce pourra surmonter ses difficultés sans sortir de l’euro et dévaluer sa nouvelle monnaie ?
L’économie est sans doute la plus assurée des sciences humaines mais elle ne l’est pas encore assez pour que les sophistes qui la parasitent soient d’emblée disqualifiés. C’est la raison pour laquelle, il convient, si l’on veut éviter toute errance, de s’en tenir aux fondamentaux.
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* Auteur de La grande démolition – La France cassée par les réformes, Buchet-Chastel, janvier 2012