CONTE DE NOËL : JAMAIS PLUS… (*) - France Catholique
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Marie dans le plan de Dieu
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CONTE DE NOËL : JAMAIS PLUS… (*)

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[|I|]

C’était tout à l’heure autour de lui une joyeuse agitation : les deux grands frères, le père, la mère. On nouait une cravate, on moulait une bande molletière, on chuchotait, on riait tout bas. Tout bas, pour ne pas le réveiller. Car lui, le petit garçon, dans son lit à barreaux de mélèze, reposait, immobile, les yeux clos.

Tout le monde enfin prêt, la mère s’était approchée doucement. Penchée sur lui, elle avait longtemps contemplé le visage pâle aux traits amaigris, retenant son envie de l’embrasser, de le consoler. Hélas, que lui dire ?

− Tu dors, mon petit, tu dors, avait-elle murmuré avant de s’éloigner.
Puis, on avait garni le poêle, soufflé les lampes à pétrole, et sur la pointe des pieds, on s’en était allé.

Les yeux toujours fermés et le visage immobile, il avait écouté la porte de la maison se refermer et les souliers ferrés crisser dans la neige dure, devant la fenêtre. La voix profonde du père avait dit quelque chose au chien. Enfin les pas s’étaient éloignés dans la nuit.

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Seul maintenant, il regarde l’obscurité. Sur sa droite, à travers les carreaux brodés de givre, il pourrait voir la montagne éclairée par la lune. La neige, la glace, les rochers, les étoiles, il pourrait voir tout cela, s’il voulait. Il lui suffirait de tourner son regard vers la fenêtre.

A quoi bon ? Tout cela, il le connaît par cœur.

Comme il connaît par cœur le bruit de la fontaine résonnant dans le bassin de pierre, devant la maison, et la douce rumeur du troupeau dans l’étable.
Ce soupir ponctué d’un tintement de cloche, c’est Brune qui rumine. Cette chaîne roulant sur la crèche, c’est Embrunaise qui se gratte avec sa corne. Ce sabot qui racle le sol pavé, c’est Moussi, le mulet, toujours impatient.

Tout ce qu’on peut voir et entendre de son lit, il le connaît par cœur. N’a-t-il pas pour cela tous ses jours et toutes ses nuits, depuis le temps infini qu’il est là, immobile, depuis cet après-midi d’été où, pour la dernière fois, il a couru avec les garçons du village et qu’il s’est effondré, à jamais retranché de son corps ?

Tout ce que peut un corps dont seule la tête fait encore ce qu’on lui commande, il le connaît.

La cloche au loin se met à sonner. La cloche de Noël. Le petit garçon regarde l’obscurité.

Il voit en esprit ses deux frères glisser en riant sur les congères au clair de lune, il suit avec eux le sentier qui, à travers la neige des prés, contourne le vallon jusqu’au village. Il entend l’aboi des chiens, les cris des enfants, il voit les lanternes descendre des hauts hameaux dans l’ombre de la montagne. Il voit les lumières de la vallée. Il voit l’église illuminée. Jamais plus, pense-t-il1.

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Alors il ferme les yeux en souhaitant que ses paupières effacent toutes choses. Que rien ne soit plus. Que rien n’ait jamais été.

Il sait bien que son désir est vain. Mais du moins, quand il est seul, peut-il s’y abandonner, laisser ses larmes couler sans se reprocher le désespoir muet de ses parents. Tout à l’heure, quand la mère s’est penchée sur lui, déjà il avait pensé cela : n’être plus, n’avoir jamais été… Moussi, pauvre Moussi qui bronche sous l’attache, tu ne sais pas ton bonheur. Tu souffres, mais seul. Personne n’est malheureux à cause de toi, avec toi, pour toi.

Pendant un moment, le petit garçon se sent comme un incendie qui s’embrase, comme une avalanche qui s’effondre. La cloche de Noël sonne toujours au loin. O Dieu de mon père et de ma mère, pense-t-il, délivre-moi !

[|II|]

L’homme écrit penché sous une lampe. Sa main court sur le papier. Un instant, il s’arrête pour réfléchir et la regarde. Il regarde sa main en réfléchissant à ce qu’il écrit, machinalement, se demandant d’où vient cette impression d’étrangeté qui, un bref instant, a traversé son esprit comme un éclair.

Ce qu’il veut écrire se dérobe. Il veut expliquer la pensée d’un autre, mais de façon simple, sans la trahir. Il essaie de se mettre à la place de cet autre en supposant qu’il se fût adressé à ceux qui le liront, lui. Mais sa propre pensée le fuit, comme si quelque présence invisible le tirait par la manche pour lui montrer quelque chose.

Il soupire et pose son stylo. Que la pensée de l’homme est mystérieuse ! Jamais elle ne consent à être entière à la tâche. On ne peut lui dire : fais cela, et être sûr qu’elle s’y tiendra. Même dressée à force, comme le mulet à son sillon, toujours une part d’elle-même vagabonde, hors de toute atteinte, dans le monde infini de l’esprit.

Et même, se dit-il, cette part de moi qui refuse le licou, je sais qu’elle finit toujours par m’entraîner là où je ne savais pas que j’allais. Pourquoi ai-je pensé à un mulet ? Que vient faire ici ce mulet ?

Il prend sa pipe, et sans la regarder, la tourne et la retourne. L’impression d’étrangeté est toujours là, accompagnée d’une sorte de jubilation, comme s’il venait de sortir d’une épreuve, que le malheur l’eût lâché.

Il repousse son fauteuil, marche jusqu’à la fenêtre, et ses yeux, distraitement, se posent sur le paysage nocturne. Il sourit. Le malheur, pense-t-il, mais il reste toujours notre compagnon caché, il nous suit pas à pas, sans bruit. N’ai-je pas répandu la vie autour de moi ? Plus nombreux sont ceux qu’on aime et plus s’accroît le danger dans ce monde qui ne fait de cadeaux à personne. Cependant une vie sans danger serait vide. La création est un acte dangereux. Dieu lui même parfois s’est repenti. Dieu qui n’a pas voulu de sa solitude, qui y a renoncé en peuplant l’espace sans borne, de ces milliards d’étoiles pour qu’éternellement y naissent la vie, la pensée, la liberté, l’interrogation solitaire, l’incertitude du temps qui s’écoule.

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Tout en tirant sur sa pipe éteinte, l’homme écoute les bruits de la maison. Ce sont les bruits du temps ; les enfants qui, en bas, dans la grande pièce, sont en train de faire joyeusement quelque chose qu’il ne doit pas aller voir avant qu’ils ne l’y invitent, le gémissement du vent qui soulève la neige, là-haut dans les rochers de la montagne, son cœur qui bat, ses rêves toujours imprévus comme le feu dans la paille. A quoi pensera-t-il dans trois minutes ? Personne au monde ne le sait.

Il s’arrête un instant sur cette idée : personne au monde. Être dans ce monde, c’est traverser l’inconnu sur une nef fragile. Seul le Maître du temps sait où nous porte la nef. Mais Lui n’est pas de ce monde.

Et soudain son regard accroche une autre image dans la vitre, la sienne. Alors la vision du malheur accompli et dépassé éclate enfin en lui. Derrière le reflet de son visage, quelque part dans le mystère des choses qui s’en vont et cependant à jamais demeurent, un autre visage lui apparaît, celui d’un enfant aux yeux clos couché dans son lit de mélèze. L’enfant est immobile. Il semble dormir. Moi seul je sais qu’il ne dort pas. Sa douleur, où est-elle ? Se peut-il qu’elle ait été et qu’elle ne soit plus ? Une galopade dans l’escalier, derrière lui, interrompt sa rêverie. La porte du bureau s’ouvre. Trois enfants s’y encadrent, tout haletants d’excitation : Ça y est, Papa, tout est prêt ! Le sapin est si grand qu’il touche le plafond ! C’est nous-mêmes qui l’avons coupé ! Viens voir comme nous l’avons décoré ! » Et ils redescendent quatre à quatre.

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L’homme alors pose sa pipe éteinte et s’en va vers l’escalier. Il descend très bien les marches, à condition de s’appuyer sur sa canne et de tenir la rampe avec son autre main. O Dieu de mon père et de ma mère, pense-t-il, merci pour chaque seconde dans ce monde et dans tous les mondes que j’ignore.

Et tandis qu’il referme la porte, une cloche, très loin, commence à sonner.

Par-dessus la neige des prés, au-delà du vallon, la cloche du village annonce Noël à la vallée.

Jamais plus…

Aimé MICHEL

Notes de Jean-Pierre ROSPARS

(*) Chronique n° 167 parue initialement dans France Catholique – N° 1410 – 21 décembre 1973.

  1. Aimé Michel fut atteint en juillet 1924 à l’âge de cinq ans par la poliomyélite alors qu’il était en classe dans son village des Alpes de Haute-Provence. Cette « expérience atroce » il l’a décrite sept ans auparavant dans un article Ma douloureuse et prophétique enfance (Planète n° 27, mars-avril 1966, reproduit en Annexe de L’Apocalypse molle, Aldane, Cointrin, 2008, www.aldane.com) dont la présente chronique est la suite. En voici quelques extraits :

    « Le maître ayant décidé de faire la classe en plein air, nous avions monté quatre à quatre les marches de la rue en pente jusqu’aux cerisiers du cimetière, au pied du rocher, et là, sagement assis en rond, dans le gazon de la petite prairie ombragée, nous écoutions notre leçon en silence. (…) J’avais cinq ans. J’étais un enfant débordant d’énergie. Le maître parlait, et je l’écoutais en regardant l’ombre des feuilles sur ma main. Et soudain quelque chose en moi s’est effondré. Je n’ai plus vu le soleil, ni le gazon, ni l’ombre des feuilles sur la main. Je n’ai plus été que douleur, et le son de cette voix, lointain, comme la fenêtre éclairée au fond du bois du Petit Poucet.

    Quand le lendemain je retrouvai la lumière, ce fut pour découvrir la solitude. Je voulus bouger la main et ne pus pas. Ni la main, ni le bras, ni les jambes, ni la tête, ni rien. Je n’avais plus rien de tout cela. Ce qui la veille était un corps, maintenant n’était plus que douleur. Une douleur compacte énorme et immobile, comme un fauve en digestion. Un fauve noir, d’une patience et d’un poids infinis, s’était couché sur moi et dormait. Je pouvais hurler : je hurlai. Tout ce qui en résulta fut le visage de ma mère penché sur moi, bouleversé. – Il s’est éveillé, dit-elle.

    (…) Cela dura des mois, puis des années pendant lesquelles la douleur changea quelque peu de nature, abandonnant mon corps pour s’installer plus au fond de moi comme ma propre substance, me révélant peu à peu le sens du jamais plus qui, chez les autres hommes, accompagne après l’accomplissement d’une vie le déclin du vieillard. Jamais plus je ne monterai quatre à quatre les marches de la rue. Jamais plus je ne grimperai aux arbres. Jamais plus je ne partagerai les jeux de mes petits copains. Jamais plus…

    Je ne raconte pas cela pour apitoyer : en fait, j’ai de nouveau grimpé dans les arbres, et même dans les montagnes, et, s’il est vrai que je n’ai plus jamais partagé les jeux de mes petits copains ni plus tard ceux des hommes de mon âge, j’en ai, ma foi, inventé de plus drôles et je ne regrette rien. Que ceux chez qui ces lignes ont éveillé la pitié s’en aillent visiter l’hôpital des Enfants malades ou n’importe quel centre d’accueil de l’Assistance publique : ils y trouveront pire. » La conséquence de cette maladie fut qu’Aimé Michel pu faire de longues études et se livrer bien plus que ses camarades à la lecture et à la réflexion. « J’y suis venu très tôt par erreur, écrit-il, faute de pouvoir jouer comme les autres enfants » (L’Apocalypse molle, p. 203).