Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, certains de mes ancêtres quittèrent l’Irlande pour l’Amérique. Je ne connais pas grand’chose de leur histoire.
Collégienne, j’ai lu en cours d’Histoire un court paragraphe traitant des émeutes contre la conscription à New York en 1863 — une explosion de violence de plusieurs jours déclenchée par la conscription de soldats pour renforcer les rangs de l’Armée de l’Union empêtrée dans la guerre de sécession. Les rassemblements protestataires issus de la classe ouvrière, principalement des Irlandais, se déchaînaient, pleins de hargne et de frustration, contre la population noire de la ville. On compta plus de cent morts, avec des lynchages, au cours des émeutes, où furent détruits des logements de noirs et d’abolitionnistes, ainsi qu’un orphelinat pour enfants noirs. Les évènements récents à Ferguson, Missouri, m’ont rappelé cette histoire, montrant les lointaines origines humaines qui aboutissent à de tels drames. [NDT: émeutes raciales déclenchées au cours de l’été 2014 dans l’État du Missouri suite à une bavure policière ayant entrainé la mort d’un jeune noir (fortement soupçonné de délinquance)].
Ma petite personne de collégienne, honteuse de ces sombres pages de l’Histoire Irlandaise en Amérique, se consolait à la pensée que ses ancêtres n’étaient pas encore arrivés en Amérique à ce moment. Au moins, me disais-je, ils n’ont pu y participer. Sauf que, semble-t-il, un couple était peut-être bien arrivé à temps de ce côté de l’Atlantique, mais il y a fort peu de chances pour qu’ils aient pu être alors à New York. Cependant cette éventualité si minime suffit à me faire sursauter avec un sentiment de culpabilité qui — à la suite de la longue, triste histoire des violences humaines sur cette planète — paraît dérisoire.
Mon propos ne concerne pas l’Histoire de la guerre de sécession, et il ne s’agit pas de décortiquer les évènements des émeutes contre la conscription. Je connais, bien sûr, la grande misère et les injustices sans fin subies par les Irlandais dans leur pays. Je comprends comment des meneurs ont pu soulever les passions et exploiter l’ignorance, comment la psychologie de la foule peut l’emporter, mais, après tout, ce n’est pas toute la classe ouvrière de la ville, ni toutr la classe ouvrière Irlandaise de la ville, qui s’est soulevée. Mais il n’y a pas vraiment de lien avec ce que je tente de décrire et ma réaction personnelle à ce qu’on pourrait nommer un « péché ancestral ».
Ce n’est pas tant la culpabilité qui domine ma réaction que la violence de ce qui aurait pu survenir autrement. Sentimentalisme? Non-conformisme historique? j’imagine les réactions de mes ancêtres se débattant pour trouver les moyens de quitter l’Irlande, d’échapper à leur terre natale de si grande beauté, aux liens sociaux intenses, à leur héritage religieux, mais aussi d’échapper à la famine, aux persécutions, et aux relations épouvantables avec leurs dirigeants. [NDT: l’histoire de la domination anglaise sur l’Irlande n’est certes pas un épisode glorieux.]
J’imagine la frénésie à s’en débarrasser pour un nouveau départ alors qu’ils se lançaient avec leurs maigres biens pour traverser la flaque d’eau salée que beaucoup ne repasseraient jamais pour aller voir la famille laissée là-bas. Naturellement ils doivent avoir espéré que leur nouvelle vie leur donnerait prospérité et liberté. Mais certains — beaucoup? — peuvent aussi avoir bercé l’espoir de laisser derrière eux l’amertume et la rancœur accumulées au cours de siècles de persécutions sous domination étrangère.
Mais franchir un océan ne suffit pas pour se défaire d’un tel fardeau négatif. Alors, l’espérance et la fraîche nouveauté, même soutenues pour beaucoup, au moins en partie, par le succès, ne pouvaient pour certains (pour beaucoup, presque tous?) rafistoler les dommages commis dans les esprits, dans les âmes.
Alors, après les émeutes, j’imagine un jeune et robuste Irlandais habitué à se confronter aux obstacles, ruminant sans cesse dans sa tête ce qui venait de se produire, cherchant le « pourquoi? ». Et je vois une jeune femme, une jeune maman, étendue à côté de son époux, le visage couvert de larmes, découvrant une nouvelle forme d’amertume — non plus d’être persécutée, mais de persécuter.
Vous le voyez bien, c’est mon souci. Peut-être pas pour vous, mais il doit bien y avoir chez vous quelque évènement en relation avec un groupe dont vous vous sentez membre — par origine, politique, ou religion — qui évoque en vous, par association d’idées, quelque sentiment de regret, de culpabilité.
S’il en est ainsi, une grande part d’émotion pour vous, comme comme pour moi, peut être due à l’espoir déçu d’un nouveau départ, d’une nouvelle page blanche à écrire, d’un tournant mal pris. On ressent une autre forme de cette émotion quand on entend des adolescents ou de jeunes adultes parler de ce qu’ils aimeraient faire. Il y a quelque chose de bon, de pur, chargé d’espérance, et (pour nous, les anciens marqués par la vie) de terriblement triste en songeant à l’enthousiasme des débuts, car nous avons moralement et physiquement été confrontés aux compromis, aux échecs, aux faux-semblants et aux échappatoires. Nous sommes accoutumés au péché, et donc à la peine d’une certaine forme de culpabilité et de regret.
En vérité, nous savons bien qu’on n’écrit pas toutes les pages de sa vie sans actions ou inactions qu’on regrette profondément après coup, et qu’il n’y a aucun moyen de retrouver l’innocence primitive et la pureté hors de l’Eden. « si seulement, …», disons-nous de mille et mille façons en mille et mille occasions. « Si seulement …», occasions ratées, mauvais choix, conversations mal interprétées. Tous ces « si seulement …» nous ramènent sans doute au « si seulement …» initial, si seulement Adam et Êve n’avaient pas commencé.
« Si seulement …», dit le narrateur dans « Pictures from an Institution » [Images d’une Institution] de Randall Jarrell, après avoir levé les bras au ciel en constatant l’infinitude des « si seulement …» de l’existence, « nous serions tous morts, ou meilleurs!» Chrétiens, nous savons qu’il n’existe pas de chemin de retour au Jardin défendu. J’imagine que nous devrons patienter afin de recevoir notre rédemption.
Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2014/draft-riots-and-others.html